U dVof OIIAUA 3900300-1227137 Digitized by the Internet Archive in 2011 witii funding from University of Toronto littp://www.arcliive.org/details/oeuvresclioisiesmOOpell .tJ^LAB/S^/ BIBLIOTHI^OUE DE LA JEUNESSE CHRÉTIENNE l'Ali M^' i;archevèql'e uk touhs. Propriété des Éditeurs, X &\rard^ â»l Elle se fesait cj^uelc^ue fois porter au arand air sur un canapé. <^. «... 3» SL ifh © ',/ y^z^i^^' Je L.y'. ÉDITEURS ) ^^"^«^O. \ m [Ottawa ""'^^tm^ SILVIO PELLICO ŒUVRES CHOISIES. MES PRISOIVS- DES DEVOIRS DES HOMMES — ILDEÙARDE LETTRES INÉDITES. fhicit>i.K b'uns nutici, kt nr.vue rooi l'u>iuE m Lt iiii'i®ns^ MES PRISONS )S\Y |t:^â>- AVANT-PROPOS. «wvAAnATlAAnw ST-CE la vanité de parler de moi qui m'a fait écrire ces Mémoires? Je désire que cela ne soit pas ; et, autant qu'on peut .^j, ^t3 constituer son propre juge, je crois avoir ;- eu un plus noble but. ■( J'ai voulu contribuer à relever le courage; de quelques infortunés, en leur montrant les maux que j'ai soufferts et les consolations que j'ai éprou- vées , même dans les plus grands malheurs; attester qu'au milieu de mes longs tourments je n'ai pas trouvé l'humanité aussi injuste, aussi peu digne d'indulgence, aussi dépourvue de belles âmes, qu'on 9 18 AVANT-PROPOS. a coutume de la représenter ; j'ai voulu porter les cœurs nobles à aimer les hommes, et non à les haïr; à n'avoir de haine irréconciliable que pour le vil mensonge, la pusillanimité, la perfidie et toute dé- gradation morale ; redire enfin une vérité déjà bien connue , mais souvent oubliée : c'est que la religion et la philosophie commandent l'une et l'autre une volonté ferme, du calme dans le jugement ; et que , sans ces conditions réunies , il n'y a ni justice , ni dignité, ni principes certains. ^sY^^^/Ti^^y^/^^^^^y' MES PRISONS -- E fus arn'té à Milan le vendredi 13 octobre 1820, et conduit à Sainte- Mar^iuerite; il était trois heures de l'après-midi. Toute cette journée et plusieurs autres se passè- en longs interrogatoires ; mais je ne dirai rien de cela : je laisse la politique où elle est, et je parle d'autre chose. Ce malheureux vendredi, à neuf heures du soir, le grelîier m'ayant consigné entre les mains du geôlier, celui-ci me conduisit à la chambre qui m'était destinée , et m'invita poliment u lui remettre ma montre, mon 20 MES PRISOiNS. argent et tout ce que je pouvais avoir dans ma poche , promettant de me les rendre en temps convenable ; puis il me souhaita respectueusement une bonne nuit. — Un moment , mon cher, lui dis-je, je n'ai pas dîné aujourd'hui ; faites-moi apporter quelque chose. — Tout de suite ; l'auberge est ici près , et vous verrez, Monsieur, quel bon vin ! — Du vin? je n'en bois pas. A cette réponse , le signor Angiolino me regarda tout effrayé, espérant néanmoins que je plaisantais. Les geô- liers qui tiennent cabaret ont en horreur un prisonnier qui ne boit pas de vin. — Je n'en bois pas ; non , vraiment. — Je vous plains ; vous souffrirez d'autant plus de votre solitude... Voyant que je ne changeais pas de résolution , il sortit, et en moins d'une demi -heure j'eus mon dîner. Je ne mangeai que quelques bouchées, j'avalai un verre d'eau, puis on me laissa seul. La chambre était au rez-de-chaussée et donnait sur la cour. Prisons par-ci , prisons par-là; prisons au-dessus, prisons en face. Je m'appuyai sur la fenêtre , et j'y restai quelque temps à écouter aller et venir les geôliers , ainsi que le chant frénétique de quelques-uns des détenus. Je me dis : Il y a un siècle , cette prison était un mo- nastère; les vierges saintes et pénitentes qui l'habitaient n'auraient jamais imaginé que leurs cellules , où l'on n'entendait alors que des gémissements de femmes ou des hymnes pieux, ne retentiraient aujourd'hui que de blasphèmes , de chansons infâmes , et ne seraient habitées que par des hommes de toute espèce , destinés la plupart aux fers ou à la potence. Et dans un siècle, qui respirera MES PRIS0>5. 21 dans ces cellules? 0 rapidité du temps! ô mobilité per- pétuelle des choses ! celui qui vous considère peut-il s'af- fliger si la fortune cesse de lui sourire , s'il est jeté en prison ou s'il est menacé de l'échafaud? Hier j'étais un des plus heureux mortels du monde; aujourd'hui je n'ai plus aucune des douceurs qui embellissaient ma "vie , je n'ai plus de liberté, plus d'amis qui me consolent, plus d'espérance! INon , se faire illusion serait folie : je ne sor- tirai d'ici que pour être jeté dans les plus horribles ca- chots ou pour être mis entre les mains du bourreau ! Eh bien ! le jour qui suivra ma mort sera comme si j'eusse expiré dans un palais , et qu'on m'eût porté à la sépulture avec les plus grands lioniieurs. C'est ainsi que les réflexions sur la fuite du temps for- tifiaient mon àrae ; mais je me rappelai mon |)cro, ma mère, deux frères, deux sœurs, une autre famille que j'aimais presque autant que la mienne , et tous les rai- sonnements philosophiques n'eurent plus de pouvoir sur moi ; je m'attendris , et je pleurai comme un enfant. ■O-©-CK®>O-g-0- II Trois mois auparavant, j'étais allé à Turin. Après plusieurs années de séparation, j'avais revu mes chers parents, un de mes frères et mes deux sœurs. Toute notre famille s'était toujours tant aimé! Nul enfant n'a été plus que moi comblé des bienfaits de son père et de 22 MES PRISO!SS. sa mère. Oh ! combien je fus ému en revoyant ces véné- rables vieillards, et les trouvant beaucoup plus changés par l'âge que je ne me l'étais imaginé ! Combien alors j'aurais voulu ne plus les quitter et consacrer tous mes soins au soulagement de leur vieillesse ! Qu'il m'en coûta, dans le peu de jours que je passai à Turin , d'aAoir à rem- plir des devoirs qui m'éloignaient du toit paternel et m'obligeaient à donner si peu de temps à mes bien-aimés parents ! Ma pauvre mère disait avec une amertume mé- lancolique : Ah ! notre Silvio n'est pas venu à Turin pour nous voir ! Le matin du jour de mon départ pour 3rilan , notre séparation fut des plus douloureuses. Mon père monta en voiture avec moi , et m'accompagna pen- dant un mille; puis il s'en alla tout seul. Je me retournai pour le regarder, je pleurai , je baisai un anneau que ma mère m'avait donné : jamais je ne sentis une telle angoisse en m'éloignant de ma famille. Sans croire aux pressenti- ments, je m'étonnais de ne pouvoir vaincre ma douleur, et je fus forcé de me dire avec effroi : D'où me vient cette inquiétude extraordinaire? Il me semblait que quelque grand malheur devait me frapper. Maintenant, jeté dans une prison, je me rappelais cet effroi , cette angoisse ; je me rappelais chacune des pa- roles que, trois mois auparavant, j'avais entendu pro- noncer à mes parents. Cette plainte douloureuse de ma mère : Ah ! notre Silvio n'est pas venu à Turin pour nous voir ! me retombait sur le cœur. Je me reprochais de n'avoir pas été mille fois plus tendre pour eux. Je les aime tant , et je le leur ai dit si faiblement ! Je ne devais plus les revoir, et je me suis si peu rassasié de con- templer leurs traits chéris , et j'ai été si avare de mes témoignages d'amour! Ces pensées me déchiraient l'àme. MES PRISONS. 23 Je fermai la fenêtre, je me promenai une heure, croyant ne pouvoir prendre de repos de toute la nuit; je me couchai , et la lassitude m'endormit. -o^MX:®>o-€-o- III Le réveil qui suit une première nuit de prison est une chose horrible. Est-ce bien possible? me dis-je en me rappelant où j'étais; est-ce bien possible? Moi ici! et ce n'est pas un songe ! Il est donc vrai qu'hier on m'arrêta! qu'hier on me lit subir ce long interrogatoire qui se con- tinuera demain , et jusques à quand? Qui le sait? C'est donc hier au soir qu'avant de m'endormir j'ai tant pleuré en pensant à mes parents ! Le repos, le silence profond, le court sommeil qui avait ranimé les forces de mon esprit, semblaient avoir centuplé en moi la puissance de la douleur. Dans cette absence de toute distraction, l'adliction de ceux qui m'é- taient chers , et surtout celle de mon père et de ma mère lorsqu'ils apprendraient mon arrestation, se peignit à mon imagination avec une force incroyable. En ce moment, me dis-je, ils dorment encore paisi- blement, ou bien ils veillent et pensent à moi avec dou- ceur, ne pouvant se douter dans quel lieu je suis. Qu'ils seraient heureux si Dieu les appelait à lui avant que la nouvelle de mon malheur parvint à Turin! Qui leur don- nera la force de supporter ce coup? 24 MES PRISONS. Une voix intérieure semblait me répondre : Ce sera celui que tous les affligés invoquent, aiment et sentent en eux ; celui qui donna à une IMère la force de suivre son Fils au Golgotha et de rester sous la croix ! l'ami des mal- heureux , l'ami des mortels ! Ce fut le premier moment où la religion triompha de mon cœur, et je dus ce bienfait à l'amour filial. Jusque alors, sans être ennemi de la religion , je la suivais peu et mal. Les objections vulgaires avec lesquelles on a coutume de la combattre ne me paraissaient pas avoir un grand poids , et pourtant mille doutes sophis- tiques affaiblissaient ma foi. Déjà, depuis longtemps, ces doutes ne tombaient plus sur l'existence de Dieu , et je me redisais sans cesse que , si Dieu existe , c'est une consé- quence nécessaire de sa justice qu'il y ait une autre vie pour l'homme qui souffre dans un monde si injuste. De là la puissante raison d'aspirer aux biens de cette seconde vie ; de là le culte de l'amour de Dieu et du prochain , le besoin continuel pour l'àme de s'ennoblir par de généreux sacrifices. Déjà , depuis longtemps , je me disais tout cela, et j'ajoutais : Eh ! qu'est-ce donc que le christianisme, sinon ce désir constant de l'ennoblissement de l'àme ? Et je m'étonnais que le christianisme se manifestant si pur, si philosophique , si inattaquable dans son essence , une époque pût être venue où la philosophie osât dire : Je remplacerai désormais le christianisme. — Et com- ment le remplaceras -tu? Sera-ce en enseignant le vice? Non certes ! La vertu ? Eh bien ! ce sera l'amour de Dieu et du prochain : ce sera précisément ce qu'enseigne le christianisme. Quoique je raisonnasse ainsi depuis plusieurs an- nées, j'évitais de conclure : Sois donc conséquent, sois MES PRISONS. 25 chrétien ! Ne te scandalise plus de quelques abus ! ne subtilise plus sur quelques points difficiles de la doctrine de l'Église , puisque le point capital est celui-ci , et il est bien clair : Aime Dieu et ton prochain. Dans ma prison , je me décidai enfin à tirer cette con- clusion , et je la tirai. J'hésitai un moment néanmoins , en pensant que si quelqu'un venait à me savoir plus religieux qu'auparavant , il pourrait s'arroger le droit de me traiter de bigot ou d'homme avili par le malheur; mais, sentant que je n'étais ni un bigot ni un homme avili, je résolus de ne tenir aucun compte du blâme que je ne méritais pas, et je m'affermis dans la volonté d'être et de me déclarer chrétien dorénavant. -0-^-0-0®>0-^-0- IV Ce ne fut que plus tard que je devins stable dans cette résolution ; mais je commençai à y songer et presque à vouloir la prendre dès cette première nuit de mon arres- tation. Vers le matin, mes inquiétudes étaient calmées, et je m'en étonnais. Je pensai de nouveau à mes parents , à mes amis, et je ne désespérai plus de la force de leur âme; le souvenir de leurs sentiments vertueux me con- solait. Pourquoi auparavant un tel trouble dans mon esprit , lorsque je pensais à celui qu'ils devaient éprouver, et maintenant taut de confiance dans la grandeur de leur 26 MES PRISOKS. courage? Cel heureux changement, était-ce un prodige ou l'effet naturel de ma croyance ravivée en Dieu ? Eh ! qu'importe que l'on nomme ou que l'on ne nomme pas prodiges les bienfaits vrais et sublimes de la religion? A minuit , deux secondini , c'est ainsi que l'on appelle ceux qui sont sous les ordres du geôlier en chef, étaient venus me visiter, et ils m'avaient trouvé de fort mauvaise humeur. Au point du jour ils revinrent; me trouvèrent le front serein et d'une humeur enjouée. — Cette nuit, dit Tirola, Monsieur avait un regard de basilic ; maintenant c'est bien différent , et je m'en ré- jouis : c'est signe , pardonnez l'expression , que Monsieur n'est pas un fripon (je suis vieux dans le métier, et mes observations ont quelque poids). Les fripons sont plus furieux le second jour de leur arrestation que le premier. Monsieur prend-il du tabac ? — Je n'en ai pas l'habitude ; mais je ne veux pas vous refuser. Quant à votre observation , excusez-moi , elle n'est pas digne d'un homme avisé , comme vous me pa- raissez l'être. Si je n'ai plus, ce matin, le regard d'un basilic, ce changement ne pourrait-il pas être en moi une preuve d'insouciance ou de facilité à me faire illusion et à rêver ma liberté prochaine ? — J'en pourrais douter si Monsieur était ici pour d'autres motifs; mais pour des affaires d'État, au jour d'aujourd'hui il est impossible de présumer qu'elles se terminent aussi promptement , et vous n'êtes pas si simple que de vous l'imaginer. Je vous demande pardon. Mon- sieur veut- il une autre prise ? — Donnez. Mais comment peut-on avoir le visage aussi gai que vous l'avez lorsqu'on passe sa >ie avec des mal- heureux? MES PRISONS. 27 — Monsieur croira peut-être que c'est indifférence pour les maux d'autrui : à dire vrai , je ne le sais pas positivement moi-même ; mais je puis assurer Monsieur que bien souvent ça me fait mal de voir pleurer, et quel- quefois je fais semblant d'être gai afin de faire rire les pauvres prisonniers. — Mais , brave borame , il me vient une idée que je n'avais jamais eue , c'est que l'on peut faire le métier de geôlier , et être de fort bonne pâte. — Le métier ne fait rien , Monsieur : au delà de cette voûte que vous voyez de l'autre côté de la cour, il y a une autre cour et d'autres prisons toutes destinées à des femmes. Ce sont des..., je n'ai pas besoin de le dire, ce sont des femmes de mauvaise vie. Eh bien ! Monsieur, il y en a qui sont des anges par le cœur ; et si Monsieur était secondino... — Moi ! . . . Et j'éclatai de rire. Tirola resta déconcerté, et ne poursuivit pas. Peut-être pensait-il que si j'avais été secondino , il m'eût été dllFicile de ne pas prendre en affection quelqu'une de ces mal- heureuses. Il me demanda ce que je voulais pour mon déjeuner, sortit et m'apporta le café quelques minutes après. Je le regardai fixement avec un sourire malin qui vou- lait dire : — Porterais-tu bien un billet de moi à un autre malheureux , à mon ami Pietro ? Il me répondit par un autre sourire qui voulait dire : — INon, Monsieur; et si vous vous adressez à un de mes camarades, et qu'il vous dise oui , prenez garde qu'il ne vous trahisse. Je ne suis pas positivement certain qu'il me comprit ou que je le comprisse; mais je sais bien que je fus dix fois sur le point de lui demander un morceau de papier 28 MES PRISONS. et un crayon , el que je n'osai , parce qu'il y avait quelque chose dans ses yeux qui semblait m'avertir de ne me fier à qui que ce fût, et encore moins aux autres qii'à lui. -o^)-oo®»o--o<:®oo-^gH>- VI Lorsque je ne fus plus tourmenté par les interroga- toires , mes journées cessèrent d'être occupées, et je sentis alors amèrement le poids de ma solitude. On me permit bien d'avoir une Bible et le Dante ; le geôlier mit bien à ma disposition sa bibliothèque , con- sistant en quelques romans de Scudery , du Piazzi , et pis encore 5 mais mon esprit était trop agité pour pouvoir s'appliquer à aucune lecture. J'apprenais par cœur , cha- que jour , un chant du Dante. Cet exercice était si machi- nal, que, tout en m'en occupant, je pensais moins à ces beaux vers qu'à mes malheurs. Il en était de même quand je lisais toute autre chose, excepté parfois quelques pas- sages de la Bible. Ce livre divin , que j'avais toujours beaucoup aimé, même lorsque je me croyais incrédule, était maintenant étudié par moi avec plus de respect que jamais ; mais, en dépit de ma bonne volonté , le plus sou- vent encore je le lisais l'esprit occupé ailleurs et sans le comprendre. Peu à peu je parvins à le méditer plus pro- fondément et à le goûter davantage. MES PRISO^iS. 31 Cette lecture ne me donna jamais la plus petite dispo- sition à la bigoterie , c'est-à-dire à cette dévotion mal en- tendue qui rend pusillanime ou fanatique ; mais elle m'en- seigna à aimer Dieu et les hommes , à désirer toujours le règne de la justice, à abhorrer l'iniquité et à pardonner à ceux qui la commettent. Le christianisme , au Heu de détruire en moi ce que la philosophie pouvait y avoir mis de bon , le conflrmait et le fortifiait de raisons plus hautes et plus puissantes. Ayant lu un jour qu'il fallait prier sans cesse , et que la véritable prière ne consiste pas à marmotter beaucoup de paroles, comme le font les païens , mais à adorer Dieu avec simpHcité, tant en paroles qu'en actions, et à faire que les unes et les autres soient l'accomplissement de sa sainte volonté , je me proposai sérieusement de commen- cer cette prière continuelle , c'est-à-dire de ne plus môme me permettre une seule pensée qui ne fût animée du désir de me conformer aux décrets de Dieu. Les formules de prières dont je me servis pour adorer furent toujours en petit nombre, non par mépris (je suis même persuadé que ces formules sont très-salutaires , à l'un plus , à l'autre moins , pour fixer l'attention sur le culte), mais parce que je ne me sens pas capable d'en réciter beaucoup sans me laisser aller à des distractions, et mettre le culte en oubli. Le désir de me tenir continuellement en présence de Dieu , au Heu d'être un effort fatigant d'esprit ou un sujet de crainte, n'était pour moi qu'une chose pleine de dou- ceur. La solitude perdait chaque jour à mes yeux de son horreur, lorsque je pensais que Dieu est toujours près de nous , qu'il est en nous ou plutôt que nous sommes en lui. Ne suis-je pas en très-bonne compagnie? me disais-je j 32 MES PRISOISS. et je redevenais calme , et je fredonnais , et je sifflais avec plaisir, avec attendrissement. Eh bien! me disais-je encore, une fièvre aurait pu me mettre au tombeau ; tous mes amis les plus chers , qui , en me perdant, se seraient abandonnés aux larmes , auraient pourtant peu à peu repris la force de se résigner à ma perte. Au lieu d'une tombe , c'est une prison qui m'a dévoré. INe dois-je pas croire que Dieu leur donnera la même force? Mon cœur formait pour eux les vœux les plus ardents , quelquefois accompagnés de larmes ; mais ces larmes mêmes étaient mêlées de douceur. J'avais une pleine foi que Dieu viendrait en aide aux miens et à moi. Je ne me suis pas trompé. -<>^H0-^-(>- VII Vivre libre est beaucoup plus agréable que de vi^TC en prison ; qui en doute ? Et pourtant , même au milieu des misères d'une prison , quand on pense que Dieu y est présent , que les joies du monde sont fugitives , que le véritable bonheur est dans la conscience et non dans les objets extérieurs, on peut encore sentir la vie avec plaisir. Un mois s'était à peine écoulé, que j'avais pris mon parti, sinon parfaitement, du moins d'une manière supportable. jNe voulant pas commettre l'indigne action d'acheter l'impunité par la ruine des autres , je vis que MES PRISONS. 33 mon sort ne pouvait être désormais que l'échafaud ou une longue captivité , et qu'il était de toute nécessité de s'y soumettre. Je respirerai , me disais-je , tant qu'on me laissera un souffle, et quand on me Tôtera, je ferai comme tous les malades à leur dernier moment : je mourrai. Je m'étudiais à ne me plaindre de rien et à donner à mon âme toutes les jouissances possibles. La plus ordinaire était de renouveler l'énumération des biens qui avaient embelli mes jours : le meilleur des pères , la meilleure des mères, d'excellents frères, d'excellentes sœurs, tels et tels pour amis, une bonne éducation, l'amour desleVtres, etc. Qui plus que moi avait été doué de bonheur? Et quoique ce bonheur soit troublé main- tenant par l'adversité , pourquoi n'en pas remercier Dieu ? Quelquefois , en faisant cette énumération , je m'attendrissais et je pleurais un moment j mais je retrou- vais le courage et la gaieté. Dès les premiers jours je m'étais fait uu ami. Ce n'é- tait ni le geôlier , ni aucun des secondini , ni aucune des personnes qui instruisaient mon procès; je parle pourtant d'une créature humaine. Qui était-ce donc? Un enfant, sourd-muet, de cinq à six ans. Son père et sa mère étaient des voleurs que la loi avait frappes. Le pauvre orphelin restait à la charge de la police, avec plusieurs autres enfants de même condition. Ils habitaient tous une chambre en face de la mienne, et à certaines heures on leur ouvrait la porte , afin qu'ils pussent aller prendre l'air dans la cour. Le sourd-muet venait sous ma fenêtre , il me souriait et gesticulait. Je lui jetais un gros morceau de pain ; il le prenait en sautant de joie, courait à ses petits compa- 3 34 MES PRISOjSS. gnons , en donnait à tous , et revenait manger sa petite part auprès de ma fenêtre , m'exprimant sa reconnais- sance par un sourire de ses beaux yeux. Les autres enfants me regardaient de loin , et n'osaient s'approcher. Le sourd-muet avait pour moi une grande sympathie ; l'intérêt seul ne le guidait pas. Quelquefois, ne sachant que faire du pain que je lui jetais, il me faisait signe que ses camarades et lui avaient assez mangé , et qu'ils ne pouvaient prendre plus de nourriture. S'il voyait venir un secondino dans ma chambre, il lui don- nait le pain pour qu'il me le rendit ; et bien qu'alors il n'espérât plus rien de moi , il n'en continuait pas moins à folâtrer auprès de ma fenêtre avec une grâce charmante, paraissant heureux que je le visse. Une fois, un secon- dino permit à cet enfant d'entrer dans ma prison ; à peine y fut-il , qu'il courut pour m'embrasser les jambes , en jetant un cri de joie. Je le pris dans mes bras , et je ne saurais dire avec quel transport il me combla de caresses . Que d'amour dans cette chère petite àme ! Que j'aurais voulu pouvoir lui faire donner de l'éducation , et le sauver de l'abjection dans laquelle il se trouvait ! Je n'ai jamais su son nom ; lui-même ne savait pas qu'il en eût un. 11 était toujours gai , et je ne le vis pleurer qu'une seule fois , qu'il fut battu par le geôlier, je ne sais pourquoi. Chose étrange! ne vivre que dans des lieux semblables parait le comble de l'infortune , et pourtant cet enfant avait certainement autant de boQheur que pouvait en avoir le fils d'un prince au même âge. Je fai- sais ces réflexions, et j'apprenais que l'humeur peut se rendre indépendante du lieu qu'on habite. Gouvernons notre imagination , et nous nous trouverons bien presque partout. Un jour est bientôt passé , et quand , le soir, on MES PRISONS. 35 se couche sans faim et sans douleurs aiguës , qu'importe que ce lit se trouve plutôt dans un endroit que l'on nomme prison , ou dans un autre que l'on nomme maison ou palais? Excellent raisonnement ! Mais comment faire pour pjouverner cette imagination ? Je m'y essayais , et il me semblait quelquefois que j'y réussissais à merveille; mais dans d'autres instants elle triomphait avec tyrannie, et, dans mon dépit , je restais tout étonné de ma faiblesse. -0-§>-CX®>0-^-(>- VITI Dans mon infortune j'ai pourtant du bonheur, me disais-je , que l'on m'ait donné une prison au niveau du sol , sur cette cour, où vient à quatre pas de moi ce cher enfant , avec lequel il m'est si doux de causer par signes. Intelligence humaine, que tu es admirable ! Q)ue de choses nous nous disons, lui et moi, par les diverses expres- sions de nos regards et de notre pbysionomie ! Comme il arrange ses mouvements avec grâce quand je lui souris ! Comme il les corrige quand il voit qu'ils me déplaisent ! Comme il comprend que je l'aime quand il caresse ou qu'il régale quelques-uns de ses camarades ! Personne au monde ne se l'imagine , et pourtant moi , debout à ma fenêtre, je puis être en quelque sorte l'instituteur de cette pauvre petite créature. A force de répéter ce mutuel exer- cice de signes, nous aurons bientôt perfectionné ce moyeu 36 MES PRISONS. de nous communiquer nos idées. Plus il sentira qu'il s'in- struit et s'ennoblit l'àme avec moi , plus il m'aimera : je serai pour lui le génie de la raison et de la bonté. Il ap- prendra à me confier ses douleurs, ses joies, ses désirs ; et moi j'apprendrai à le consoler; je formerai son cœur; je le dirigerai dans toute sa conduite. Qui sait si, en te- nant mon sort indécis de mois en mois , on ne me laissera pas vieillir ici? Qui sait si cet enfant ne s'élèvera pas sous mes yeux, et ne sera pas employé à quelque service dans cette maison? Avec autant d'esprit qu'il paraît en avoir, à quoi réussira-t-il? Hélas! il ne sera rien de plus qu'un très-bon secondino , ou quelque autre chose semblable. Eh bien ! n'aurai-je pas fait une bonne œuvre en contri- buant à lui inspirer le désir de plaire aux honnêtes gens et à lui-même , et en lui donnant l'habitude des senti- ments bienveillants? Ce monologue était très-naturel. J'eus toujours beau- coup d'inclination pour les enfants , et la mission d'in- stituteur m'a toujours ])aru sublime. Je l'avais remplie depuis quelques années près de deux jeunes gens d'une belle espérance, Giacomo et GiulioPorro, que j'aimais comme s'ils eussent été mes enfants, et que toujours j'aimerai ainsi. Dieu sait combien de fois je pensai à eux dans ma prison, combien je m'afQigeai de ne pouvoir terminer leur éducation , et quels vœux ardents je for- mais pour qu'ils rencontrassent un autre maître qui m'égalât dans la tendresse que je leur portais. Parfois je m'écriais en moi-même : Quelle affreuse parodie! Au lieu de Giacomo et de Giulio, deux enfants doués des dons les plus brillants de la nature et de la for- tune , le sort m'envoie pour élève un pauvre petit sourd- muet, déguenillé, fils d'un voleur!... qui deviendra tout MES PRISONS. 37 au plus uu secondino, ce qui, en termes un peu moins choisis , veut dire sbire ! Ces réflexions me confondaient, me décourageaient; mais dès que j'entendais le cri perçant de mon petit muet, je sentais tout mon sang ému, comme un père qui entend la voix de son fils ; et ce cri et sa vue dissi- paient en moi toute idée d'abjection à son égard : Est-ce sa faute s'il est déguenillé , s'il a des organes incomplets , s'il est d'une race de voleurs? Une àme humaine, dans l'âge de l'innocence, est toujours digne de respect. Ainsi me disais-je , et chaque jour je le regardais avec plus d'amour ; il me semblait le voir croître en intelli- gence , et je me confirmais de plus en plus dans la douce pensée de m' appliquer à ennoblir son àme. Repassant dans mon esprit tout ce qui pouvait arriver, je pensais que peut-être un jour, sorti de prison, je trouverais moyen de faire entrer cet enfant à l'institution des sourds-muets, et que je lui ouvrirais ainsi la route à un état plus beau que celui de sbire. Pendant que je m'occupais si délicieusement de son bonheur, deux secondini vinrent un jour me prendre. — On change Monsieur de logement. — Que voulez-vous dire ? — Il nous est ordonné de faire passer Monsieur dans une autre chambre. — Pourquoi ? — Quelque autre gros oiseau a été pris , et cette chambre étant la meilleure... 3Ionsieur comprend bien... — Je comprends. C'est ici la première station des nou- veau-venus. Ils me conduisirent au côté opposé de la cour; mais, hélas ! ce n'était plus au rez-de chaussée; il ne m'était 3S MES PRISOTVS. plus possible de converser avec mon petit muet. En tra- versant la cour, je vis ce cher petit assis à terre ; il était étonné, triste; il comprenait qu'il me perdait. Après un instant , il se leva et courut à moi. Les secondini voulaient le chasser; je le pris dans mes bras, je l'embrassai à plu- sieurs reprises avec tendresse, tout barbouillé qu'il était, et je m'arrachai de lui , le dirai-je , avec les yeux remplis de larmes. IX Pauvre cœur ! tu aimes si facilement , si ardemment , et à combien de séparations tu as déjà été condamné ! Certes celle-ci ne fut pas la moins douloureuse. Je la sentis d'autant plus que mon nouveau logement était fort triste: une vilaine chambre, obscure, très-sale, avant une fenêtre garnie de papier, au lieu de vitres. Les murs en étaient souillés de peintures grossières , faites de cou- leur que je n'ose dire ; et dans les endroits où il n'y en avait pas , on voyait des inscriptions dont plusieurs por- taient simplement le nom, le surnom et le pays de quelque infortuné , avec la date du jour funeste de son arrestation. D'autres y avaient ajouté des imprécations contre de faux amis, contre eux-mêmes, contre une femme , contre leurs juges , etc. Quelques-unes de ces inscriptions étaient des biographies abrégées ; d'autres contenaient des sentences morales. On y voyait ces paroles de Pascal : MES PRTSOKS. 39 « Que ceux qui combattent la religion apprennent au moins quelle elle est avant que de la combattre. Si cette religion se vantait d'avoir une vue claire de Dieu , et de le posséder à découvert et sans voile , ce serait la combattre que de dire qu'on ne voit rien dans le monde qui le montre avec cette évidence ; mais puisqu'elle dit , au contraire, que les hommes sont dans les ténèbres et dans l'éloignement de Dieu; qu'il s'est caché à leur con- naissance , et que c'est même le nom qu'il se donne dans les Écritures, Deus abs'ondilus... quel avantage peu- vent-ils tirer lorsque, dans la négligence où ils font pro- fession d'être de chercher la vérité , ils croient que rien ne la leur montre? » Plus bas étaient écrites ces paroles du môme auteur : « 11 ne s'agit pas ici de l'intérêt léger de quelques per- sonnes étrangères, il s'agit de nous-mêmes et de notre tout. L'immortalité de Tàme est une chose qui nous ira- porte si fort , et qui nous touche si profondément , qu'il faut avoir perdu tout sentiment pour être dans l'indiffé- rence de savoir ce qui en est. » Une autre inscription portait : « Bénie soit la prison , puisqu'elle m'a fait connaître l'ingratitude des hommes, ma nii.sèrc, et la bonté de Dieu ! » A côté de ces humbles paroles, on voyait les plus vio- lentes et les plus orgueilleuses imprécations d'un mal- heureux qui se disait athée, et qui s'emportait contre Dieu, comme s'il oubliait qu'il avait dit : « 11 n'y a point de Dieu. » Après une colonne de ces blasphèmes, en venait une autre d'injures contre ces lâches (c'est ainsi qu'il les nom- mait) que les souffrances de la prison rendent religieux. 40 MES PRISONS. Je montrai ces infamies à un des secondini , et lui de- mandai qui les avait écrites. — Je suis bien aise d'avoir trouvé cette inscription , me dit-il ; il y en a un si grand nombre , et j'ai si peu de temps pour les chercher ! Et, sans en dire davantage, il se mit aussitôt à gratter le mur avec un couteau, pour la faire disparaître. — Pourquoi cela? luidis-je. — Parce que le pauvre diable qui l'a écrite , et qui fut condamné à mort pour homicide avec préméditation, s'en repentit , et me fit prier d'avoir cette charité. — Que Dieu lui pardonne! m'écriai-je. Quel homicide avait-il commis? — Ne pouvant tuer son ennemi , il se vengea en lui tuant son fils, le plus bel enfant qui fût sur la terre! Je frissonnai d'horreur. Quoi! la férocité peut-elle en venir là ! Et un tel monstre tenait le langage insultant d'un homme supérieur à toutes les faiblesses humaines ! Tuer un innocent ! un enfant ! X Dans cette nouvelle chambre , si noire , si immonde , privé de la compagnie de mon cher muet, jetais accablé de tristesse. Je passais des heures entières à ma fenêtre, qui donnait sur une galerie , au delà de laquelle on voyait l'extrémité de la cour et la fenêtre de ma première chambre. Qui m'y avait remplacé? Je voyais un homme MES PRISONS. 4i s'y promener avec la démarche rapide d'une personne pleine d'agitation. Deux ou trois jours après , je vis qu'on lui avait donné de quoi écrire , et alors il demeurait toute la journée à sa table. Enfin je le reconnus. Il sortait de sa chambre, accom- pagné du geôlier, et se rendait à l'interrogatoire. C'était Melchiorre Gioja. Mon cœur se serra : Et toi aussi , digne homme , tu es ici ! ( 11 fut plus heureux que moi , après quelque temps de détention on lui rendit la liberté. ) La vue d'une bonne créature me console, m'attache, me fait penser, et c'est un si grand bien de penser et d'aimer ! J'aurais donné ma vie pour tirer Gioja de pri- son , et pourtant sa vue me soulageait. Lorsque j'avais passé quelque temps à le regarder, à conjecturer d'après ses mouvements si son àme était tranquille ou agitée, à faire des vœux pour lui , je me sentais plus fort , plus riche d'idées , plus content de moi-même. Cela montre que la vue d'une créature hu- maine , pour laquelle on a de l'affection , suftit pour mo- dérer l'ennui de la solitude. Cette consolation , un pauvre enfant muet me l'avait d'abord fait éprouver ; et en ce moment je la retrouvais dans la vue, quoique éloignée , d'un homme de grand mérite. Quelque secondino lui dit sans doute où j'étais. Un matin, en ouvrant sa fenêtre, il agita son mouchoir en signe de salut. Je lui répondis par le même signe. Oh ! de quel plaisir mon àme fut inondée en ce moment! Il me semblait que la distance avait disparu , que nous étions ensemble ; nous gesticulions , sans nous comprendre, avec le même empressement que si nous nous fussions compris ; ou plutôt nous nous comprenions réelle- 42 MES PRISONS. ment ; ces gestes voulaient dire tout ce que nos âmes éprouvaient , et l'une n'ignorait pas ce que l'autre res- sentait. Oh ! combien ces signes semblaient me promettre de consolations dans l'avenir ! Mais l'avenir vint , et ils ne furent pas répétés. Ce fut vainement que j'agitai mon mouchoir chaque fois que je revis Gioja à la fenêtre. Les secondini me dirent qu'il lui avait été défendu de provo- quer mes signes et d'y répoudre. Néanmoins il me regar- dait souvent ; moi aussi je le regardais, et nous pouvions ainsi nous dire encore bien des choses. XI Sur la galerie qui était sous ma fenêtre, au niveau même de ma prison , passaient et repassaient du matin au soir d'autres prisonniers accompagnés d'un secondino. Ils allaient aux interrogatoires et en revenaient. C'étaient pour la plupart des gens de basse extraction. J'en vis néanmoins qui paraissaient d'une condition plus élevée. Quoique je ne pusse fixer longtemps mes regards sur eux, tant leur passage était rapide, ils attiraient mon attention, et tous me touchaient plus ou moins. Les premiers jours, ce triste spectacle augmentait ma douleur , mais peu à peu je m'y accoutumai, et il finit même par diminuer l'horreur de ma solitude. Je voyais aussi passer sous mes yeux beaucoup de MES PRISOISS. 43 femmes arrète'es. De cette galerie on allait par une voûte dans une autre cour , où se trouvaient les prisons de femmes et l'hôpital. Un seul mur assez mince me sé- parait d'une des chambres de ces femmes. Souvent les pauvres créatures m'assourdissaient de leurs chansons, quelquefois de leurs querelles ; et le soir , quand le bruit avait cessé, je les entendais causer ensemble. Si j'eusse voulu entrer en conversation avec elles, je l'aurais pu ; mais je m'en abstins, je ne sais pourquoi. Fut-ce timidité , fierté, prudence ou crainte de m'attacher à des femmes dégradées? Ce fut, je crois, pour tous ces motifs ensemble. La femme, quand elle est ce qu'elle doit être , me semble une créature si sublime ! La voir , l'entendre , lui parler , me remplit l'àme de nobles pen- sées; mais, avihe et méprisable , elle me trouble, m'af- flige et me dépoétise le cœur. Cependant... (les cependant sont indispensables pour peindre l'homme , cet être si complexe) parmi ces voix de femmes, il y en avait d'agréables, et celles-ci, pour- quoi ne pas le dire ? m'intéressaient ; une de ces voix , plus douce que les autres, se faisait entendre plus rarement, et n'exprimait jamais de pensées vulgaires; le plus souvent elle répétait ces deux seuls vers si pathétiques : ("ihi rende alla meschina , La sua félicita ? Quelquefois Madeleine chantait les litanies : ses com- pagnes chantaient avec elle; mais je savais reconnaître sa voix entre toutes les autres , qui semblaient toujours acharnées à me la ravir. 44 MES PRISONS. Oui , cette infortunée se nommait Madeleine. Quand l'une de ses compagnes lui racontait ses douleurs , elle y compatissait, pleurait avec elle, et lui répétait : — Cou- rage , ma chère , le Seigneur n'abandonne personne. Qui pouvait m'empêcher de me l'imaginer plus mal- heureuse que coupable , née pour la vertu , et capable d'y revenir , si elle s'en était éloignée ? Qui pourrait me blâmer de m'étre attendri à sa voix , de l'avoir écoutée avec vénération , d'avoir prié pour elle avec une ferveur particulière ? L'innocence est digne de respect ; mais combien l'est aussi le repentir? Le meilleur des hommes, l'Homme- Dieu , dédaigna-t-il de jeter un regard de miséricorde sur les pécheresses, de respecter leur confusion , de les mettre au nombre des âmes qu'il honorait le plus? et nous, pourquoi tant de mépris envers la femme tombée dans l'ignominie? En raisonnant ainsi , je fus tenté cent fois d'élever la voix , et de faire une déclaration d'amour fraternel à Madeleine. Un jour, j'avais déjà commencé la première syllabe de son nom , Mad .'.. . Chose étrange ! Le cœur me battait comme à un jeune homme de quinze ans, j'en avais pourtant trente et un : ce n'est plus l'âge oii l'on palpite comme un enfant. Je ne pus aller plus loin. Je recommençai : Mad!... Mad!... ce fut vainement. Je me trouvai ridicule, et m'écriai de rage : Matto (fou) , et non Mad ! ■o^M>o®:x>-<2-o- MES PRISOiNS. 45 XII Ainsi finit mon roman avec cette infortunée ; mais je lui fus encore redevable , pendant plusieurs semaines , de sentiments bien doux. Souvent j'étais mélancolique, et sa voi\ m'égayait; souvent, en pensant à la bassesse et à l'ingratitude des hommes, je m'irritais contre eux, je prenais en aversion l'univers entier , et la voix de Madeleine me ramenait à la compassion et à l'indul- gence. Puisses -tu, ô pécheresse inconnue, n'avoir pas été condamnée à un châtiment trop sévère, ou puisses- tu du moins , quelle que soit la peine que tu aies à subir, en profiter pour te régénérer , pour vivre et mourir chère au Seigneur ! Puisses-tu trouver chez tous ceux qui te connaissent la pitié et le respect que tu as trouvés près de moi qui ne te connais pas ! Puisses-tu inspirer à tous ceux qui te voient, la patience, la douceur , l'amour de la vertu , la confiance en Dieu ; tout ce que tu sus in- spirer à celui qui t'aima sans te voir ! Mon imagination peut s'être abusée en te prêtant la beauté extérieure; mais pour ton âme, je suis sur qu'elle était belle. Tes com- pagnes parlaient avec grossièreté, et toi, toujours avec pudeur et honnêteté ; elles blasphémaient Dieu , et toi , tu le bénissais ; elles se querellaient , et tu ramenais la paix parmi elles. Ah ! si quelqu'un t'a tendu la main pour te soustraire au déshonneur, s'il a mis de la délicatesse dans ses bienfaits , s'il a essuyé tes larmes , puissent 46 MES PRISOKS. toutes les consolations pleuvoir sur lui , sur ses enfants et sur les enfants de ses enfants ! . . . Près de ma prison , en était une autre habitée par plu- sieurs hommes. Je les entendais aussi parler : l'un d'eux avait pris sur les autres une grande autorité , non qu'il fût, je pense, d'une moins basse condition, mais parce qu'il avait plus de loquacité et d'audace. Il faisait le doc- teur , comme on dit. Il querellait et imposait silence à ses adversaires avec le ton impérieux de sa voix et la fougue de ses paroles ; il leur dictait ce qu'ils devaient penser et sentir, et ceux-ci , après quelque résistance , finissaient par lui donner raison en tout. Les malheureux! Il n'en était pas un parmi eux qui tempérât les ennuis de la prison , en exprimant quelque doux sentiment , quelque pensée de religion et d'amour. Le chef de ces voisins me fit un salut , je le lui rendis. Il me demanda comment je menais cette maudite vie. Je lui répondis qu'il n'était pas pour moi dévie maudite, quelque triste qu'elle fût, et que jusqu'à la mort il fallait rechercher la jouissance de penser et d'aimer. — Expliquez- vous , Monsieur, expliquez-vous ! Je m'expliquai, mais je ne fus pas compris. Et quand, après plusieurs ingénieux détours , j'eus le courage de citer comme exemple la vive sympathie que me faisait éprouver la voix de IMadeleine , le chef partit d'un grand éclat de rire : ■ — Qu'y a-t-il? qu'y a-t-il? s'écrièrent ses compa- gnons. Le profane leur rapporta mes paroles en les tour- nant en ridicule; les éclats de rire recommencèrent en chœur, et je fis là complètement la figure d'un sot. Il en est eu prison comme dans le monde : ceux qui MES PRISONS. 47 mettent leur sagesse à se plaindre, à s'irriter, à dénigrer, traitent de folie la pitié, l'affection et le besoin de se consoler par de nobles pensées qui honorent l'bumanité et son Auteur. -o-^-OO^oO-^-o- XIIÏ Je les laissai rire sans dire mot. Deux ou trois fois ils m'adressèrent la parole , mais je gardai le silence. — Il aura quitté sa fenêtre. — 11 sera parti. — Il sera allé tendre l'oreille aux soupirs de Madeleine. — Il se sera offensé de nos éclats de rire. Voilà ce qu'ils se dirent pendant un moment , et le chef finit par imposer silence à ceux qui chuchotaient encore sur mon compte. — Taisez-vous , animaux ; vous ne savez ce que vous dites. Le voisin n'est pas si àne que vous le croyez. Vous tHes incapables de réfléchir sur rien. Moi , je ris d'abord, mais ensuite je réfléchis. Tous les vilains manants savent faire les enragés comme nous ; mais un peu plus de douce gaieté , un peu plus de charité , un peu plus de foi dans les bienfaits du Ciel; là , franchement , qu'est-ce que cela indique , selon vous ? — Maintenant que j'y réfléchis aussi, moi, répondit l'un d'eux, il me semble que cela indique que l'on est un peu moins manant que nous. — Bravo ! s'écria le chef d'une voix de stentor ; je com- mence celte fois à avoir quei(jue estime pour ta caboche. 48 MES PRISOISS. Je ne m'enorgueillissais pas beaucoup d'être réputé seulement un peu moins manant que ces gens-là ; et pourtant j'éprouvais une sorte de joie , que ces mal- heureux reconnussent l'importance de cultiver les sen- timents bienveillants. Je remuai le châssis de la croisée comme si j'en reve- nais. Le chef m'appela. Je lui répondis , espérant qu'il avait le désir de moraliser à ma manière. Je me trom- pais : les esprits vulgaires fuient les raisonnements sé- rieux : si une noble vérité leur apparaît, ils sont capables d'}' applaudir un moment; mais bientôt après ils en dé- tournent leur regard, et ne peuvent résister à l'envie de faire parade de leur esprit , en mettant en doute cette vérité , ou en la tournant en plaisanterie. 11 me demanda ensuite si j'étais en prison pour dettes. — Non. — Peut-être accusé d'escroquerie? J'entends accusé faussement, voyez -vous. — Je suis accusé de tout autre chose. — Affaire de cœur ? — Non. — D'homicide ? — Non. — De carbonarisme ? — Précisément. — Et qu'est-ce que c'est que ces carbonari ? — Je les connais si peu , que je ne saurais vous le dire. Un secondino nous interrompit avec colère , et après avoir accablé mes voisins d'injures, il se tourna vers moi avec la gravité d'un maître plutôt que d'un sbire , et me dit : — Quelle honte , Monsieur ! que de s'abaisser MES PRISONS. 40 ainsi à converser avec toute sorte de gens ! Savez- vous que ceux-ci sont des voleurs ? Je rougis , puis je rougis encore d'avoir rougi ; car il me sembla que descendre à converser avec toute sorte de malheureux est plutôt un acte de bonté qu'une faule. -o-^-<-d$po-Q-o- XIV Le lendemain matin , je me mis à la fenêtre pour voi Melchiorre Gioja ; mais je ne causai plus avec les voleurs . Je répondis à leur salut , et leur dis qu'il m'était défendu de parler. Le grcflier qui m'avait fait subir mes interrogatoires vint m'annoncer, avec mystère, une visite qui devait me faire plaisir. Et quand il crut m'avoir suffisamment pré- paré , il me dit enfin : — C'est votre père , veuillez mo suivre. Je le suivis en bas dans les bureaux , palpitant de joie et de tendresse, et m'efforçant d'avoir un air calme qui tranquillisât mon pauvre père. En apprenant mon arrestation , il avait espéré que c'était sur des soupçons de peu d'importance qu'elle avait eu lieu , et que je serais bientôt rendu à la liberté ; mais voyant que ma détention se prolongeait , il était venu sol- liciter mon élargissement du gouvernement autrichien. Déplorable illusion de Tamour paternel! Il ne croyait pas que j'eusse été assez téméraire pour m'exposer à la rigueur 4 50 MES PRISOJNS. des lois, et la gaieté feinte avec laquelle je lui parlai lui persuada que je n'avais aucun malheur à redouter. Le court entretien que l'on nous permit d'avoir en- semble m'agita d'une manière indicible , d'autant plus que je cherchais à réprimer toute apparence d'émotion : le plus difficile fut de ne pas la laisser voir lorsqu'il fallut nous séparer. Dans les circonstances où se trouvait alors l'Italie, j'étais persuadé que l'Autriche ferait des exemples de rigueur extraordinaires , et que je serais condamné à mort ou à un grand nombre d'années de détention. Dis- simuler cette conviction à un père ! l'abuser par un faux espoir d'une liberté prochaine ! ne pas fondre en larmes en l'embrassant, eu lui parlant de ma mère, de mes frères , de mes sœurs , que je pensais ne plus revoir sur la terre ! le prier d'une voix assurée de venir encore me voir s'il le pouvait, non, jamais je ne me fis une telle violence ! Il me quitta tout consolé , et moi je retournai dans ma prison le cœur déchiré. Aussitôt que je me vis seul , j'es- pérai me soulager en laissant couler mes pleurs; ce sou- lagement me mauqua : j'éclatai en sanglots , et ne pus verser une larme. Le malheur dé ne pouvoir pleurer est, dans les grandes douleurs , l'une des plus cruelles souf- frances j et ce malheur, combien de fois je l'ai éprouvé ! Je fus pris d'une fièvre ardente et d'un violent mal de tète. De toute la journée , je ne pus avaler une cuillerée de potage. Oh ! m'écriai-je, si c'était une maladie mortelle qui vint abréger mon martyre ! Lâche désir ! désir insensé ! Dieu ne l'exauça pas , et maintenant je l'en remercie; et je le remercie non pas seulement parce qu'après dix ans de prison j'ai revu ma MES PRISO?iS. 51 chère famille , et que je puis nie dire heureux , mais encore parce que les souffrances donnent de la valeur à Thomme , et que les miennes , je veux l'espérer du moins, ne m'ont pas été inutiles. XV Deux jours après, mon père revint. J'avais bien dormi la nuit, et j'étais sans fièvre; je pris une contenance aisée, un air enjoué , et personne ne se douta de ce que mon cœur avait souffert et de ce qu'il souffrait encore. — J'ai l'espoir, me dit mon père, que sous peu de jours tu seras renvoyé à Turin. IVous avons déjà préparé ta chambre , et nous t'attendons avec une grande anxiété. Les devoirs de ma place m'obligent à repartir; fais en sorte , je te prie, fais en sorte de me rejoindre bientôt. Sa douce et mélancolique tendresse me déchirait le cœur. La feinte m'était prescrite par la piété fihale, et pourtant je feignais avec une espèce de remords. K'cùt-il pas été plus digne de mon père et de moi que je hii disse : Probablement nous ne nous reverrons plus en ce monde ! Séparons-nous en hommes , sans murmurer, sans nous plaindre, et que j'entende prononcer sur ma tète la bénédiction paternelle. Ce langage m'eût convenu mille fois plus que celui do la dissimulation ; mais je regardais les jeux de ce véné- rable vieillard, ses traits, ses cheveux gris, et il me 52 MES PRISONS. semblait que cet infortuné n'aurait jamais la force d'en- tendre de telles choses. Et si, pour ne pas vouloir le tromper, je l'avais vu s'abandonner au désespoir, peut-être s'évanouir, peut- être, idée horrible ! tomber mort dans mes bras ! Je ne pus donc lui dire la vérité , ni la lui laisser entrevoir, et ma feinte sérénité lui fit complètement illusion. Nous nous séparâmes sans verser de larmes ; mais , revenu dans ma prison, je fus en proie aux mêmes angoisses que la première fois , et à de plus cruelles encore ; ce fut en vain toutefois que j'invoquai le don des pleurs. Me résigner à toute l'horreur d'une longue captivité, me résigner à l'échafaud, n'était pas au-dessus de mes forces ; mais me résigner à l'immense douleur que de- vaient en éprouver mon père , ma mère , mes frères et mes sœurs , ah ! c'était à quoi mes forces ne pouvaient suffire. Alors je me prosternai à terre , et , avec une ferveur que je n'avais jamais sentie, je prononçai cette prière : Mon Dieu, j'accepte tout de ta main ; mais fortifie si puissamment les cœurs auxquels j'étais nécessaire, que je cesse de leur être tel sans que la vie d'aucun d'eux en soit abrégée d'un seul jour ! 0 bienfait de la prière ! Je restai plusieurs heures l'àme élevée à Dieu , et ma confiance augmentait à mesure que je méditais sur la bonté divine , sur la grandeur de l'àme humaine quand elle se dépouille de son égoïsme, et qu'elle s'efforce de n'avoir d'autre volonté que celle de la sou- veraine sagesse. Oui, cela peut être ainsi; oui, c'est là le devoir de l'homme ; la raison , qui est la voix de Dieu , la raison MES PRISOiNS. 53 nous dit qu'il faut tout sacrifier à la vertu. Et accom- plirions-nous ce sacrifice que nous devons à la vertu, si , dans nos plus grandes afflictions , nous luttions contre la volonté de celui qui est le principe de toute vertu ? Lorsque le gibet ou tout autre martyre est inévitable , les craindre lâchement, et ne savoir pas y marcher en bénissant le Seigneur, est l'indice d'une misérable dégra- dation ou de l'ignorance. Non-seulement il faut que nous consentions à notre propre mort , mais encore à l'af- fliction que devront en ressentir ceux qui nous sont chers . Tout ce qu'il nous est permis de demander à Dieu, c'est qu'il tempère cette affliction et qu'il nous soit en aide à tous : une telle prière est toujours exaucée. -o^-Od^po-^^ XVI Plusieurs jours s'écoulèrent, et je restai dans le même état , c'est-à-dire dans une douce tristesse , remplie de calme et de pensées religieuses. Il me semblait avoir triomphé de toute faiblesse et n'être plus accessible à aucune inquiétude. Folle illusion ! L'homme doit tendre à la plus parfaite constance; mais il n'y parvient jamais sur la terre. Que fallut-il pour me troubler? I.a vue d'un ami malheureux, la vue de mon bon Pietro, qui passa à peu de distance de moi , sur la galerie , pendant que j'étais à la fenêtre. On l'avait tiré de son gîte pour le mener dans les prisons criminelles. 54 MES PRISONS. Lui et ceux qui l'accompagnaient passèrent si 'sile , que j'eus à peine le temps de le reconnaître et de lui rendre le salut qu'il me fit. Pauvre jeune homme! à la fleur de l'âge , avec un es- prit de la plus brillante espérance , un caractère honnête , délicat , aimant , fait pour jouir glorieusement de la vie , être précipité par la politique au fond d'une prison , dans un temps où l'on ne saurait certainement échapper aux plus foudroyantes rigueurs de la loi ! J'éprouvai pour lui une telle compassion, j'eus une si vive douleur de ne pouvoir le sauver , de ne pouvoir au moins le consoler par ma présence et mes paroles , que rien ne put me rendre un peu de calme. Je savais combien il aimait sa mère , son frère , ses sœurs , son beau-frère , ses petits-neveux ; combien il désirait contribuer à leur bonheur ; combien il était aimé de tous ces objets chéris ; et je sentais quelle devait être l'affliction de chacun d'eux dans un si grand malheur. Aucun terme ne saurait ex- primer l'agitation frénétique qui s'empara de moi, et cette agitation se prolongea tellement, que je désespérais de pouvoir l'apaiser. Cette crainte même était encore une illusion. 0 affli- gés , qui vous croyez en proie à une douleur insurmon- table, horrible, toujours croissante, ayez un peu de patience, et vous reconnaîtrez votre erreur! Le calme extrême et l'extrême inquiétude ne peuvent durer dans ce monde : il est bon de se pénétrer de cette vérité, pour ne pas s'enorgueilUr dans le bonheur, et ne pas se laisser abattre dans l'affliction. A ma longue agitation succédèrent la lassitude et une apathie qui ne dura pas non plus. Je craignis alors d'être réduit désormais à flotter entre celle-ci et l'excès con- MES PRISOWS. 55 traire, et frémissant à la pensée d'un tel avenir, j'eus encore recours , cette fois, à une ardente prière. Je demandai à Dieu d'aider mon malheureux Pietro comme moi-même , et sa famille comme la mienne ; ce ne fut qu'en répétant ces vœux que je parvins à une véri- table tranquillité. ■o^MX®>0-^o- XVII Mais lorsque mon àme était redevenue calme , je réflé- chissais aux agitations auxquelles j'avais été en proie , et , m'indignant de ma propre faiblesse, j'étudiais le moyen d'en guérir. Voici l'expédient qui me réussit. Chaque ma- tin , ma première occupation , après avoir adressé une courte prière au Créateur , était de faire une exacte et courageuse revue de tous les événements possibles et propres à m'émouvoir ; j'arrêtais fortement mon imagi- nation sur chacun d'eux, et je m'y préparais. Depuis la plus chère visite jusqu'à celle du bourreau , je me les re- présentais toutes. Pendant quelques jours , ce triste exer- cice me parut insupportable ; mais je voulus y mettre de la persévérance, et j'en fus bientôt satisfait. Le premier jour de l'an 1821 , le comte Luigi Porro obtint la permission de venir me voir. La tendre et vive amitié qui nous unissait, le besoin que nous ressentions de nous dire tant de choses , l'empêchement qu'apportait à cette effusion la présence d'un greffier , le trop peu de 56 MES PRISOSS. temps que l'on nous permit de rester ensemble , les si- nistres pressentiments dont j'étais obsédé, les efforts que nous faisions lui et moi pour paraître tranquilles , tout cela semblait devoir soulever dans mon cœur la plus ter- rible tempête. Séparé de cet ami si cher, je me sentis calme, attendri, mais calme. Telle est la force que l'on gagne à se prémunir contre les grandes émotions. Si je m'efforçais ainsi d'acquérir un calme constant, c'était moins par le désir de diminuer mes maux que parce que cette inquiétude me paraissait honteuse et indigne d'un homme. Un esprit agité ne raisonne plus : enveloppé dans un tourbillon irrésistible d'idées exagé- rées, il se fait une logique absurde, furibonde, perverse ; il est dans un état complètement antiphilosophique , antichrétien. Si j'étais prédicateur, j'insisterais souvent sur la né- cessité de bannir l'irritation ; on n'est bon qu'à ce prix. Combien il était pacifique avec lui - même et avec les autres celui que nous devons tous imiter ! Il n'y a ni grandeur d'àme ni justice sans modération dans les idées , sans un esprit disposé plutôt à sourire qu'à s'ir- riter des événements de cette courte vie. La colère n'est utile que dans un cas très-rare , celui où il semble que , par elle , on peut humilier un méchant , et le retirer de l'iniquité. Peut-être y a-t-il des irritations différentes de celles que je connais , et qui sont moins condamnables ; mais celle dont jusque alors j'avais été l'esclave n'était pas une irritation causée seulement par l'affliction ; il s'y mê- lait toujours beaucoup de haine , une grande envie de maudire et de me peindre la société , ou tel ou tel indi- MES PRISONS. 57 vidu, sous les plus exécrables couleurs. Véritable épidé- mie de ce monde ! l'homme se croit meilleur en haïssant ses semblables. Il semble que tous les amis se disent à l'oreille : Aimons-nous seulement entre nous; crions bien haut que les autres ne sont que des êtres mépri- sables , et nous paraîtrons des demi-dieux 1 Chose étrange que l'on trouve tant d'attraits à vivre ainsi dans la fureur! On y met une sorte d'héroïsme. Si l'objet qu'on détestait la veille vient à mourir, on se hâte d'en chercher un autre. — De qui me plaindrai-je aujourd'hui? Qui haïrai- je? Quel sera le monstre? Celui- ci? 0 joie ! oui , je l'ai trouvé ! Venez, mes amis ; dé- chirons-le ! C'est ainsi que va le monde, et sans le calomnier, je puis bien dire qu'il va mal. •o^-o<:®»-^^> XVIII Sans montrer beaucoup de malveillance, je pouvais me plaindre de l'horrible chambre où Ton m'avait placé. Heureusement une meilleure vint à vaquer, et l'on me lit l'agréable surprise de me la donner. N'aurais-je pas dû être très-content à cette nouvelle ? Et pourtant, il en faut convenir , je ne pus penser sans regret à Madeleine. Quel enfantillage! s'attacher toujours à quelque chose, et, en vérité, presque sans raison. En" sortant de celte mauvaise chambre , je tournai encore 58 MES PRISOINS. une fois mes regards vers ce mur contre lequel je m'étais si souvent appuyé, tandis qu'à un pied de là peut-être, du côté opposé , s'appuyait aussi la pauvre pécheresse. J'aurais voulu entendre encore une fois ces deux vers si pathétiques : Chi rende alla meschina La sua félicita ? Vain désir î C'était une séparation de plus dans ma malheureuse vie. Je nVi veux pas parler longuement pour ne pas faire rire à mes dépens ; mais il y aurait de l'hypocrisie à ne pas avouer que j'en fus triste pendant plusieurs jours. En m'en allant , je saluai deux de ces pauvres voleurs , mes voisins , qui étaient à la fenêtre. Le chef n'y était pas, mais, averti par les autres, il accourut, et me salua aussi ; puis il se mit à fredonner l'air : Chi rende alla meschina. Youlait-il se moquer de moi ? Je parierais que si je faisais cette question à cinquante personnes , quarante-neuf ré- pondraient : Oui. Eh bien ! malgré cette grande majorité , je suis porté à croire que ce bon voleur voulait me faire une poUtesse. L'ayant du moins pris comme telle, je lui en fus reconnaissant , et je jetai sur lui un dernier regard ; lui, passant son bras à travers les barreaux , son bonnet à la main , me saluait encore quand je tournai pour des- cendre l'escalier. Arrivé dans la cour, j'eus une consolation : mon petit muet était sous le portique ; il me vit , me reconnut , et accourait à ma rencontre, quand la femme du geôlier, je ne sais pourquoi, le saisit par le collet, et le chassa dans la maison. Je fus peiné de ne pouvoir l'embrasser j mais MES PRISOINS. 59 les petits sauts qu'il fit pour courir à moi m'émurent délicieusement : il est si doux d'être aimé ! Cette journée était destinée aux grandes aventures. Deux pas plus loin , je me trouvai près de la fenêtre de la chambre qui d'abord avait été la mienne , et dans laquelle se trouvait alors Gioja. — Bonjour, Melchiorre ! lui dis-je en passant. Il leva la tête, et, s'élançant vers moi, il s'écria : — Bonjour, Silvio î Hélas ! on ne me permit pas de m'arrcter un instant ; je tournai sous la grande porte , montai un petit escalier, et me trouvai dans une petite chambre assez propre, au- dessus de celle de Gioja. Je fis apporter mon lit , et lorsque les secondini m'eu- rent laissé seul , mon premier soin fut de visiter les murs. On y voyait quelques souvenirs écrits , les uns avec du crayon ou du charbon, et d'autres avec une pointe inci- sive. J'y lus deux gracieuses strophes françaises, que je regrette maintenant de n'avoir pas apprises par cœur. Elles étaient signées le duc de Normandie. J'essayai de les chanter , en y adaptant de mon mieux l'air de ma pauvre Madeleine; mais voilà qu'une autre voix, venant de la chambre voisine , se mit aussi à les chanter sur un autre air. Quand le chanteur eut fini , je m'écriai : Bravo ! Il me souhaita alors poliment le bonjour, et me demanda si j'étais Français. — Non j je suis Italien , et me nomme Silvio Pellico. — L'auteur de Francesca da Rimini ? — Précisément. Ici un compliment gracieux et les condoléances d'usage, en apprenant que j'étais prisonnier. Il me demanda dans quelle partie de l'Italie j'étais né. — Dans le Piémont, lui dis-je ; je suis de Saluées. 60 MES PRISONS. Il me fit encore ici un gracieux compliment sur le caractère et sur le génie des Piémontais, cita avantageu- sement les hommes de mérite nés à Saluées , et particu- lièrement Bodoni. Ces louanges étaient fines et délicates, comme il ap- partient à une personne bien élevée. — Maintenant , lui dis-je, permettez-moi, Monsieur, de vous demander qui vous êtes. — ^ Vous venez de chanter une de mes chansonnettes. — Ces deux belles strophes , écrites sur le mur , sont de vous ? — Oui, Monsieur. — Vous êtes donc... — L'infortuné duc de Normandie. XIX Le geôlier passait sous nos fenêtres , il nous fit taire. Quel infortuné duc de Normandie ? me demandai-je j n'est-ce pas le titre que l'on donnait au fils de Louis XVI? Mais ce pauvre enfant est mort , on n'en saurait douter. Mon voisin est probablement l'un de ces malheureux qui ont essayé de le faire revivre. Déjà plusieurs se sont donnés pour Louis XVII, et ont été reconnus pour des imposteurs : pourquoi celui-ci obtiendrait- il plus créance ? Quoique je cherchasse à rester dans le doute, une MES PRISOINS. Gl invincible incrédulité prévalait en moi, et elle n'a pas encore cessé d'y prévaloir. Je résolus toutefois de ne pas mortifier cet infortuné , quelle que fût la fable qu'il voulût me raconter. Peu d'instants après , il se remit à chanter , et nous reprîmes ensuite la conversation. Aux questions que je lui fis sur sa personne , il répondit qu'il était en effet Louis XVII , puis il se mit à déclamer avec force contre Louis XVIII , son oncle , l'usurpateur de ses droits. — Mais ces droits, comment ne les fites-vous pas valoir à l'époque de la restauration ? — Je me trouvais alors dangereusement malade à Bologne. A peine rétabli, je volai à Paris, et me présentai aux puissances alliées , mais ce qui était fait était fait : dans son iniquité , mon oncle ne voulut pas me recon- naître, et ma sœur s'unit càlui pour m'opprimer. Le bon prince de Condé fut le seul qui m'accueillit à bras ouverts, mais son amitié ne pouvait rien pour moi. Un soir, dans les rues de Paris, je fus assailli par des assassins armés de poignards , et ce fut avec peine que j'échappai à leurs coups. Après avoir erré pendant quelque temps en Normandie , je retournai en Italie , et m'arrêtai à Modène , d'où j'écrivis sans relâche à tous les monarques de l'Europe, et particulièrement à l'empe- reur Alexandre, qui me répondit toujours avec la plus grande politesse. Je ne désespérais pas que l'on ne finit par me rendre justice, ou que du moins , si la politique exigeait le sacrifice de mes droits au trône de France , on ne m'assigUcàt un apanage convenable ; mais je fus arrêté , conduit sur les confins du duché de Modène , et livré au gouvernement autrichien. Il y a maintenant huit 02 MES PRISOISS. mois que je suis enseveli ici , et Dieu sait quand j'en sortirai. Je n'ajoutai pas foi à toutes ses paroles; mais ce qu'il y avait de vrai, c'est qu'il était prisonnier, et cela seul m'inspira pour lui une vive compassion. Je le priai de me faire le récit abrégé de sa vie. Il me raconta minutieusement toutes les particularités que je connaissais déjà sur Louis XVIT , comment on le mit avec ce scélérat de Simon le cordonnier, comment on le força d'attester une infâme calomnie contre la pauvre reine , sa mère , etc . , et comment enfin des gens vinrent le prendre une nuit dans sa prison , et l'emportèrent après avoir mis à sa place un enfant stupide nommé Matlîurin. Il y avait dans la rue une voiture à quatre che- vaux , dont l'un était une machine en bois dans laquelle on le cacha. Ils arrivèrent heureusement jusqu'au Rhin , et quand ils eurent passé la frontière , le général. . . ( il me dit son nom , mais je ne me le rappelle pas) le général qui l'avait délivré lui servit quelque temps d'instituteur et de père, et l'envo^'a ensuite ou le conduisit en Amérique. Là, le jeune roi sans trône fut soumis à beaucoup de vicissitudes; il souffrit la faim dans les déserts, porta les armes , vécut honoré et heureux à la cour du roi de Brésil , fut ensuite calomnié , persécuté et obligé de fuir. Revenu en Europe vers la fin du règne de Napoléon , il fut retenu prisonnier à Naples par Joachim Murât ; et quand il se revit libre et sur le point de réclamer le trône de France , il fut frappé à Bologne de cette funeste maladie pendant laquelle Louis XYIII fut couronné. MES PRISOKS. 63 XX Il racontait cette histoire avec un air surprenant de vérité : je ne pouvais le croire , et cependant je l'admirais. Tous les faits de la révolution française lui étaient parfai- tement connus ; il en parlait avec une éloquence natu- relle , et rapportait à propos de tout des anecdotes fort curieuses. Il y avait bien dans son langage quelque chose de tant soit peu soldatesque , mais il ne manquait pas de cette élégance que donne l'usage de la bonne compagnie. — Me permettrez- vous, lui dis-je, de vous traiter sans cérémonie , et sans vous donner de titre ? — C'est ce que je désire, reprit-il. Le malheur m'a du moins été profitable, en ce qu'il m'a appris à dé- daigner toutes les vanités. Je vous assure que je m'estime bien plus comme homme que comme roi. Matin et soir nous causions longuement ensemble , et quoique je crusse qu'il jouait une comédie , son âme me semblait bonne, candide, naturellement portée vers le bien. Plusieurs fois je fus sur le point de lui dire : Par- donnez-moi , je voudrais croire que vous êtes Louis XVII, mais je vous avoue sincèrement que je suis dominé par la conviction contraire; ayez assez de franchise pour renoncer à cette fiction. Et je méditais intérieurement un beau petit sermon à lui faire sur la vanité de tout men- songe, même de ceux qui paraissent les plus inoffensifs. Je différais de jour en jour, attendant que notre inti- mité augmentât , et jamais je n'eus le courage d'exécuter ce desseiii. 64 MES PRISOKS. Quand je pense à ce manque de hardiesse , j'essaie parfois de Texcuser comme un devoir de politesse , une crainte honnête d'affliger, que sais-je, enfin? Mais ces excuses ne me satisfont pas , et je ne puis me dissimuler que je serais plus content de moi, si ce sermon que je méditais ne me fût pas resté dans le gosier. Feindre de croire une imposture , c'est pusillanimité ; il me semble que je ne le ferais plus. Oui , pusillanimité ! Certes, quel que soit le préambule délicat dont on s'enveloppe , il est toujours dur de dire à un homme : Je ne vous crois pas. Il s'indignera, il nous faudra renoncer à l'agrément de son amitié ; peut- être même nous accablera-t-il d'injures ; mais toute perte est plus honorable que le mensonge. Et peut-être aussi que le malheureux qui nous accablerait d'outrages , voyant que ses impostures ne sont pas crues , admirerait en secret notre sincérité , et finirait par se livrer à des réflexions qui le ramèneraient dans une meilleure voie. Les secondini semblaient portés à croire que leur pri- sonnier était véritablement Louis XVII; ils avaient déjà vu tant de changements de fortune , qu'ils ne déses- péraient pas qu'il ne montât un jour sur le trône de France, et qu'il ne se ressouvint alors de leurs services empressés. Sauf de favoriser sa fuite , ils le comblaient de tous les égards qu'il pouvait désirer. C'est à cela que je dus l'honneur de voir ce grand per- sonnage. Il était d'une taille médiocre, âgé de quarante à quarante-cinq ans; il avait de l'embonpoint et une physionomie véritablement bourbonnienne. Il est pro- bable que ce fut cette ressemblance avec les Bourbons qui lui donna l'idée de jouer ce triste rôle. MES PRISONS. 65 XXI Je dois encore m'accuser ici d'un autre indigne sacri- fice au respect humain. Mon voisin n'était point athée, et parlait même quelquefois des sentiments religieux en homme qui les apprécie et qui n'y est pas étranger ; ce- pendant il conservait beaucoup de préventions déraison- nables contre le christianisme, qu'il envisageait moins dans sa véritable essence que dans ses abus. La philo- sophie superficielle qui , en France, précéda et suivit la révolution , l'avait ébloui. Il croyait qu'on pouvait adorer Dieu avec plus de pureté qu'en suivant la religion de l'Evangile. Sans avoir une grande connaissance de Con- dillac et de Tracy, il les révérait comme de profonds penseurs , et s'imaginait que ce dernier avait complété toutes les recherclics possibles sur la métaphysique. Moi qui avais poussé plus loin mes études philoso- phiques, qui sentais la faiblesse de la doctrine expéri- mentale, qui savais dans quelles grossières erreurs le siècle de Voltaire était tombé en s'acharnant à dénigrer le christianisme ; moi qui avais lu Guénée et les autres écrivains qui ont démasqué cette fausse critique; moi qui étais persuadé qu'en bonne logique on ne peut admettre Dieu et récuser l'Kvangile; moi qui regardais comme chose si vulgaire de suivre le torrent des opinions anti- chrétiennes, et de ne pas savoir s'élever à reconnaître combien le catholicisme est simple et sublime lorsqu'il n'est pas tourné en ridicule, eh bien! j'eus la lâcheté de sacrifier au respect humain. Les plaisanteries de mon 5 C6 MES PRISOISS. voisin me confondaient, quoique je fusse convaincu de leur futilité. Je dissimulai ma croyance, j'hésitai, je me demandai s'il était opportun ou non de le contredire ; je me dis que cela ne servirait à rien , et je m'efforçai de croire que j'étais justifié. Lâcheté ! lâcheté ! qu'importe la hardiesse des opinions accréditées, si elles ne reposent sur aucun fondement? Il est vrai qu'un zèle intempestif est une indiscrétion, et peut irriter davantage un incrédule; mais confesser avec franchise , et en même temps avec modestie , ce que l'on croit fermement être une importante vérité ; le confesser là même où il est présumable que, loin de trouver l'appro- bation , on sera en butte aux traits de la raillerie, c'est un devoir positif; et ce noble aveu , on peut toujours le faire , sans prendre à contre-temps le ton d'un missionnaire. Oui , c'est un devoir de confesser en tout temps une im- portante vérité; car s'il n'est pas probable que cette vérité soit reconnue sur-le-champ, elle peut néanmoins pré- parer les âmes de telle sorte qu'elle y produise un jour une plus grande impartialité de jugement, et y amène, par suite, le triomphe de la lumière. XXII Je restai dans cette chambre un mois et quelques jours. La nuit du 18 au 19 février 1821 , je fus réveillé par le bruit des verroux et des clefs; je vis entrer plusieurs MES PllISOINS. G7 hommes ayant une lant(3rne. La première idée qui se pré- senta à mon esprit, fut qu'ils venaient pour m'égorger ; mais tandis que je regardais ces figures avec anxiété, le comte B*** s'avança poliment vers moi , et me pria de m'hal)iller promptement pour partir. Cette nouvelle me surprit, et j'eus la folie d'espérer qu'on allait me conduire aux frontières du Piémont. Serait- il possible qu'une si grande tempête se dissipât ainsi ! que je retrouvasse encore ma douce liberté ! que je revisse mes chers parents , mes frères , mes sœurs ! Ces décevantes pensées m'agitèrent quelques instants. Je m'habillai à la hâte, et je suivis ceux qui devaient me conduire, sans avoir le temps de dire un dernier adieu à mon voisin. FI me sembla entendre sa voix , et je regrettai de ne pouvoir lui répondre. — Où allons-nous ? demandai-je au comte en montant en voiture avec lui et un ofïieier de gendarmerie. — Je ne puis vous le dire que lorsque nous serons à un mille au delà de Milan. Je vis que la voiture ne se dirigeait pas vers la porte Vercellina, et mes espérances s'évanouirent ! Je me tus. La nuit était superbe, il faisait un beau clair de lune. Je regardais ces chères rues où pendant tant d'années je m'étais promené si heureux; ces maisons, ces églises, tout me retraçait une foule de doux sou- venirs. 0 cours de la porte Orientale ! 0 jardins publics , où tant de fois je me suis promené avec Foscolo , Monti , Lodovico di Brème , Pietro Borsieri , Porro , ses deux fils , et tant d'autres amis , et où je me suis entretenu avec eux plein de vie et d'espérances ! Oh ! comme en me disant que je vous voyais pour la dernière fois, je 68 MES PRISOIVS. sentais que je vous avais aimés ! Oh ! comme en vous voyant disparaître si rapidement à mes regards , je sentais que je vous aimais encore ! Quand nous eûmes franchi la porte de la ville , je baissai mon chapeau sur mes yeux , et je pleurai sans qu'on le vit. Je laissai passer plus d'un mille , puis je dis au comte B*** : — Je suppose que nous allons à Yérone ? — Plus loin , me répondit-il ; nous allons à Yenise , où je dois vous remettre entre les mains d'une commission spéciale. Nous voyageâmes en poste sans nous arrêter , et nous arrivâmes à Yenise le 20 février. Au mois de septembre de l'année précédente , un mois avant mon arrestation , j'étais à Yenise , et j'avais dîné en nombreuse et joyeuse compagnie à l'hôtel de la Lune. Chose étrange ! ce fut précisément à ce même hôtel que le comte et le gendarme me conduisirent. Un des garçons tressaillit en me reconnaissant et en s'apercevant (quoique le gendarme se fût déguisé ainsi que ses deux satellites , qui avaient l'air d'être des do- mestiques) que j'étais entre les mains de la force pu- blique. Je me rejouis de cette rencontre, persuadé que ce garçon parlerait de mon arrivée à plusieurs per- sonnes. Nous dînâmes, et je fus conduit ensuite au palais du Doge , où siègent maintenant les tribunaux. Je passai sous ces chers portiques des Frocuralie, et devant le café Florian , où j'avais joui de si belles soirées l'automne précédent ; je ne rencontrai personne de ma connais- sance. On traversa la Piazzelta.. . . Sur cette même Piazzetta , au mois de septembre dernier, un mendiant m'avait MES PRISONS. 69 adressé ces singulières paroles : — On voit bien que Mon- sieur est étranger; mais je ne conçois pas pourquoi tous les étrangers admirent ce lieu comme i\[onsieur : pour moi , c'est un lieu funeste , et j'y passe seulement par nécessité. — Tl vous sera , sans doute , arrivé ici quelque mal- heur ? — Oui , 3[onsieur, un malheur horrible , et pas à moi seulement. Dieu vous en garde , Monsieur ! Dieu vous en garde ! Et il s'éloigna rapidement. Maintenant que je repassais dans le même lieu, il était impossible que je ne me ressouvinsse pas des paroles du mendiant. Ce fut encore sur cette mi^me Piazzelta que l'année suivante je montai à l'échafaud pour y entendre lire ma sentence de mort et la commutation de cette peine en quinze années de carcere duro 1 Si j'avais la tète tant soit peu troublée d'idées supersti- tieuses , je ferais grand cas de ce mendiant, qui m'avertit si énergiquemcnt que ce lieu était un lieu funeste ; mais je ne cite ce fait que comme une étrange rencontre. Nous montâmes au palais. Le comte B*** , après avoir parlé aux juges, me remit entre les mains du geôlier, puis , prenant congé de moi , il m'embrassa avec atten- drissement. •^^-o«®yo-§-o- 70 MES PlllSOKS. XXIII Je suivis en silence le geôlier. Après avoir traversé plu- sieurs corridors et plusieurs salles , nous arrivâmes à un petit escalier qui nous conduisit sous les Plombs, fameuse prison d'État depuis le temps de la république de Yenise. Là , le geôlier inscrivit mon nom sur son registre , et m'enferma dans la chambre qui m'était destinée. Ce qu'on nomme les Plombs est la partie supérieure de l'ancien palais du Doge, toute couverte en plomb. Ma chambre avait U)ie grande croisée avec d'énormes barreaux de fer, et donnait sur le toit de l'église Saint- Marc , également couvert en plomb. Au delà de l'église je voyais de loin l'extrémité de la Pidzza, et de tous côtés une infinité de coupoles et de clochers. Le gigantesque clocher de Saint-Marc n'était séparé de moi que de la longueur de l'église, et j'entendais ceux qui étaient au sommet pour peu qu'ils élevassent la voix. On voyait aussi à gauche de l'église une partie de la grande cour du palais et une des entrées. Dans cette partie de la cour est un puits public , où l'on venait continuellement tirer de l'eau ; mais ma prison était si élevée , que les personnes que j'apercevais en bas me paraissaient des enfants, et je ne distinguais leurs paroles que lorsqu'elles criaient. Je me trouvai ainsi plus solitaire que dans les prisons de Milan. Pendant les premiers jours , les soucis du procès cri- minel que m'intenta la commission spéciale excitèrent en moi une tristesse à laquelle ajouta peut-être le sentiment MES PRISOINS. ~ 71 pénible d'une plus grande solitude. J'étais en outre plus éloigné de ma famille, et je n'en recevais plus de nou- velles. Les nouveaux visages que je voyais ne m'étaient pas antipathiques , mais ils conservaient un sérieux qui annonçait presque de l'épouvante. La renommée leur avait exagéré les complots des Milanais et du reste de l'Italie pour l'indépendance , et ils craignaient que je ne fusse, parmi les instigateurs de ce délire, l'un des moins dignes de pardon. Ma petite célébrité littéraire était connue du geôlier, de sa femme , de sa lille , de ses deux fils et même des deux secondini. Qui sait si tous ne re- gardaient pas un faiseur de tragédies comme une espèce de magicien ! Ils étaient sérieux , méfiants , avides de connaître tout ce qui me concernait, mais pleins d'égards. Au bout de quelques jours , tous s'humanisèrent, et je les trouvai bonnes gens. La femme était celle qui con- servait le plus le ton et le caractère d'un geôlier. C'était une personne d'environ quarante ans , assez sèche de visage et de paroles , et qui ne paraissait capahle de bien- veillance que pour ses enfants. Elle avait coutume de m'apporter le café le matin et après le diner, ainsi que l'eau, le linge, etc. Elle était ordinairement suivie de sa fille , enfant de quinze ans, qui n'était pas belle , mais qui avait de la pitié dans le regard , et de ses deux fils , l'un de treize ans et l'autre de dix. Ils se retiraient ensuite avec leur mère, et ces trois jeunes visages se retournaient doucement pour me regarder en fermant la porte. Je ne voyais le geôlier que lorsqu'il avait à me conduire dans la salle où s'assemblait la com- mission pour m'interroger. Les secondini venaient ra- rement, parce qu'ils avaient à surveiller les prisons de 72 MES PRISOKS. police, situées à ua étage inférieur, et renfermant toujours beaucoup de voleurs. L'un de ces seconcUni était un vieil- lard de plus de soixante-dix ans, mais propre encore à cette vie de fatigue , qui consiste à courir sans cesse du haut en bas des escaliers des diverses prisons. L'autre était un jeune homme de vingt- quatre à vingt-cinq ans , plus empressé de raconter ses folies que de vaquer à son service. XXIV Oh , oui ! les soucis d'un procès criminel sont hor- ribles pour un prévenu de crime d'État î Quelle crainte de nuire aux autres ! quelle difficulté de lutter contre tant d'accusations , contre tant de soupçons ! Que de proba- bilités que chaque jour tout se compliquera d'une manière plus funeste , si le procès ne se termine pas promptement, si de uimvelles arrestations sont faites, si de nouvelles imprudences se découvrent , non-seulement de personnes qui vous sont inconnues , mais du même parti ! Ayant pris la résolution de ne pas parler politique , il faut que je supprime tout ce qui a rapport à mon procès. Je dirai seulement que souvent , après être resté de longues heures à l'interrogatoire, je retournais dans ma chambre si exaspéré , si furieux , que je me serais tué , si la voix de la religion et le souvenir de mes chers parents ne m'eussent retenu. Le calme dont il me semblait avoir acquis l'habitude à 1 MKS PRISOKS. 73' Milan m'avait abandonné. Pendant plusieurs jours je dés- espérai de le retrouver ; ce furent pour moi des jours d'enfer. Alors je cessai de prier, je doutai de la justice de Dieu , je maudis les hommes , l'univers entier, et je roulai dans mon esprit tous les sophismes possibles sur la vanité de la vertu. L'homme malheureux et irrité est terriblement ingé- nieux à calomnier ses semblables et le Créateur lui-même. La colère est [)lus immorale , plus criminelle qu'on ne le pense généralement. Comme on ne [)eut rugir du matin au soir pendant des semaines entières , et que l'âme la plus dominée par la fureur a nécessairement ses heures de repos, ces heures mêmes se ressentent de l'immoralité de celles qui les ont précédées. On croit alors être en paix , mais c'est une paix mauvaise , impie ; un sourire farouche , sans charité , sans dignité ; un amour de dés- ordre, d'ivresse, de mépris. Dans cet état, je chantais des heures entières avec une sorte d'allégresse tout à fait stérile en bons sentiments ; je plaisantais avec tous ceux qui venaient dans ma chambre, je m'efforçais de con- sidérer tout avec une sagesse vulgaire , la sagesse du cynisme. Ce temps infâme dura peu : six ou sept jours. Ma Bible était couverte de poussière. Un des enfants du geôlier me dit un jour en me caressant : — Depuis que Monsieur ne lit plus dans ce vilain livre , il n'est plus si triste, il me semble. — Il te semble? lui dis-je. Je pris la Bible , j'en ôtai la poussière avec un mou- choir , et , l'ouvrant au hasard , mes yeux tombèrent sur ces paroles : « Et il dit à ses disciples : Il est impossible « qu'il n'arrive pas de scandales , mais malheur à celui 74 MES PRISONS. « par qui les scandales arrivent ! Il vaudrait mieux pour « celui-là qu'il fût jeté à la mer avec une meule de pierre « au cou, que de scandaliser un de ces enfants. » Frappé de trouver ces paroles , je rougis que cet enfant se fût aperçu , à la poussière dont ma Bible était couverte, que je ne la lisais plus , et qu'il pût croire que j'étais devenu plus aimable en négligeant Dieu. — Petit drôle ! lui dis-je avec un reproche caressant, et tout désolé de l'avoir scandalisé , ceci n'est pas un vilain livre, et depuis quelques jours que je ne le lis pas, je suis bien pire. Lorsque ta mère te permet de passer un moment avec moi, je tâche de chasser ma mauvaise hu- meur , mais si tu savais quel empire elle prend sur moi quand je suis seul, et que tu m'entends chanter comme un forcené î XXV L'enfant était sorti, et j'éprouvais une certaine jouis- sance d'avoir repris ma Bible en main , et d'avoir con- fessé que, sans elle , j'étais pire. Il me semblait que j'avais fait réparation à un ami généreux , injustement offensé , et que je m'étais réconcilié avec lui. Et je t'avais abandonné , ô mon Dieu ! m'écriai-je , et je m'étais perverti ! et j'avais pu croire que le rire in- fâme du cvnisme convenait à ma situation désespérée ! Je prononçai ces mots avec une indicible émotion ; je posai la Bible sur une chaise , je m'agenouillai à terre MES PRISONS. /O pour lire , et moi qui pleure si difficilement, je fondis en larmes. Ces larmes étaient raille fois plus douces que cette joie brutale. Je sentais Dieu de nouveau ! je Faimais ! je me repentais de l'avoir outragé en me dégradant ! et je promettais de ne plus jamais me séparer de lui, non, jamais ! Oh ! comme un retour sincère à la religion console et élève l'àme ! Je lus et je pleurai pendant plus d'une heure, et je me relevai ensuite plein de confiance dans la pensée que Dieu était avec moi, qu'il m'avait pardonné mon délire. Alors mes malheurs, les tourments du procès , la probabilité du supplice me parurent peu de chose. Je me réjouissais de souffrir, puisque je remplissais un devoir, qui était d'o- béir au Seigneur , en souffrant ave résignation ! Grâce au Ciel, je savais lire la Bible. Ce n'était plus le temps où je la jugeais avec la critique étroite de Vol- taire , tournant en dérision des expressions qui ne sont ridicules ou fausses que pour l'ignorance ou la méchanceté, qui ne peuvent en pénétrer le sens. Je voyais clairement alors à combien de titres ce livre est le code de la sain- teté , et par conséquent de la vérité ; combien cette délicatesse qui se récrie sur quelques imperfections de style est chose antiphilosophique, et ressemble à l'orgueil de ceux qui méprisent tout ce qui manque de formes élégantes ; combien il est absurde de penser qu'une telle collection de livres , religieusement révérés , n'ait pas une origine authentique; combien est évidente la supé- riorité de telles Écritures sur le Coran et la théologie de l'fnde. Plusieurs en abusèrent , plusieurs voulurent en faire 76 Mts PUISONS. ua code d'injustice , la sanction de leurs passions crimi- nelles, cela est vrai; mais nous en sommes toujours là. Ne peut-on pas abuser de tout? Et depuis quand l'abus d'une chose excellente a-t-il donné le droit de dire qu'elle est mauvaise en elle-même? Jésus -Christ l'a déclaré: toute la loi et les prophètes , toute cette collection de livres sacrés , se réduit au précepte d'aimer Dieu et les hommes. Et de tels écrits ne seraient pas la vérité propre à tous les siècles , ne seraient pas la parole toujours vivante de l'Esprit-Saint ! Une fois ces réflexions réveillées en moi, je repris la résolution de ramener à la religion toutes mes pensées sur les choses humaines , toutes mes opinions sur les progrès de la civilisation , ma philanthropie , mon amour de la patrie , enfin toutes les affections de mon àme. Ce peu de jours passés dans le cynisme m'avaient bien souillé ; j'en ressentis longtemps les effets , et il me fallut combattre pour en triompher. Toutes les fois que l'homme se laisse aller un moment à avilir son intelligence, à regarder les œuvres de Dieu avec la loupe infernale de la raillerie , à cesser le bienfaisant exercice de la prière , le ravage qui se fait dans sa raison le dispose à retomber facilement. Pendant plusieurs semaines encore, je fus assailli presque chaque jour par de violentes pensées d'incrédulité ; j'employai toute la force de mon esprit à les repousser. MES PUISONS. 77 XXVI Lorsque ces combats eurent cessé , et que je me crus de nouveau affermi dans l'Iiabitude de glorifier Dieu dans toutes mes volontés , je goûtai pendant quelque temps une douce paix. Les interrogatoires que me faisait subir la commission tous les deux ou trois jours, quelque pé- nibles qu'ils fussent, ne me causaient plus de longues in- quiétudes. Je faisais en sorte, dans ma position délicate, de ne pas manquer à mes devoirs d'honneur et d'amitié , puis je disais : Dieu fasse le reste ! Je redevins exact à prévoir chaque jour toute surprise , toute émotion , tout malheur possible , et cet exercices me fut de nouveau très-utile. Cependant ma solitude augmenta. Les deux fils du geôlier , qui d'abord me t(>naient quelquefois compagnie , furent mis à l'école , et , restant alors très-peu à la maison , ils ne venaient plus me voir. La mère et la fille, qui, lorsque les enfants y étaient , s'arrêtaient aussi quchiuefois à causer avec moi, ne paraissaient |)lus (jtie pour m'ap- porter le café, et me laissaient aussitôt. Pour la mère, je la regrettais peu , parce qu'elle n'avait pas une âme compatissante ; mais la lille , quoique dépourvue de l)eautô, avait dans le regard et dans les paroles je ne sais quelle douceur qui n'était pas sans prix pour moi. Lors- qu'elle m'apportait mon café , et qu'elle me disait : — C'est moi qui l'ai fait , je le trouvais excellent. Quand elle disait : — C'est maman qui l'a fait, c'était de l'eau chaude. 78 MES PRISOJNS. Voyant si rarement des créatures humaines , je donnai mon attention à quelques fourmis qui venaient sur ma fenêtre. Je les nourrissais somptueusement ; elles allèrent chercher une armée de leurs compagnes , et ma croisée fut bientôt couverte de ces petits animaux. Je m'occupai aussi d'une belle araignée , qui filait sa toile sur une des parois de ma prison. Je la nourrissais de moucherons et de cousins , et elle me prit tellement en amitié , qu'elle venait sur mon lit , dans ma main , et saisir sa proie sur mes doigts. Plût à Dieu que ces insectes eussent été les seuls à me visiter! INous étions encore au printemps, et déjà les cousins se multipliaient, je puis bien le dire , d'une ma- nière épouvantable. L'hiver avait été d'une douceur ex- traordinaire , et après quelques vents de mars les chaleurs arrivèrent. Il est impossible d'exprimer à quel point l'air devenait brûlant dans le réduit que j'habitais. Placé en plein midi, sous un toit de plomb, ma fenêtre donnant sur celui de Saint-Marc , également de plomb , dont la ré- verbération était terrible , je suffoquais. Jamais je n'avais eu l'idée d'une chaleur si accablante. A un si grand sup- plice se joignait une telle multitude de cousins, que j'avais beau m'agiter et en détruire , j'en étais abîmé. Le lit, la table , la chaise , le sol , les murs , la voûte , tout en était couvert ; l'air en contenait un nombre infini , allant et venant sans cesse par la fenêtre avec un bourdonnement infernal. Les piqûres de ces insectes sont douloureuses, et quand on en reçoit du matin au soir et du soir au matin , et qu'il faut continuellement se tourmenter pour en diminuer le nombre , c'est en vérité une trop grande souffrance pour le corps comme pour l'esprit. Lorsque j'eus connu toute la gravité d'un tel fléau , et MES PRISOjSS. 79 que je ne pus obtenir de changer de prison, j'eus quelques tentations de suicide, et je craignis même parfois de de- venir fou ; mais, grâce au Ciel, ces fureurs ne duraient pas, et la religion continuait à me soutenir. Elle me per- suadait que l'homme doit souffrir, et souffrir avec cou- rage; elle me faisait éprouver, dans la douleur, je ne sais quelle volupté, la joie de ne pas succomber et de tout vaincre. Je me disais : ïMus la vie me devient douloureuse , moins je serai épouvanté si, jeune comme je le suis, je me vois coudanmé au supplice. Sans ces souffrances pré- liminaires, je serais peut-être mort lâchement. Et d'ail- leurs , ai-je donc de telles vertus qu'elles me méritent le bonheur? Où sont-elles ces vertus? Et , m'examinant avec une juste sévérité, jene trouvais, dans les années que j'avais vécu , qu'un très- petit nombre d'actes qui fussent dignes de quehjue approbation ; tout le reste n'('lait que passions toiles , idolâtrie , orgueil- leuse et fausse vertu. Eh bien! concluai-jc , souffre donc, indigne! Si les hommes et les insectes te fai- saient mourir uniquement [)ar fureur et sans aucun droit, reconnais en eux les instruments de la justice disine , et tais -toi ! XXVIl L'homme a-t-il besoin d'efforts pour s'humilier sincè- rement, pour se rccouuailre pécheur? JN'est-il pas vrai 80 MES PRISONS. qu'en général nous dissipons notre jeunesse en vanités, et qu'au lieu d'employer toutes nos forces à avancer dans la carrière du bien , nous en employons une grande partie à nous dégrader ? 11 y a sans doute des exceptions ; mais j'avoue qu'elles ne concernent pas ma pauvre personne. Je n'ai aucun mérite à être mécontent de moi. Quand on voit une lampe donner plus de fumée que de flamme , il ne faut pas une grande sincérité pour dire qu'elle ne brûle pas comme elle le devrait. Oui , sans m'avilir , sans scrupules de bigot , m'exami- nant avec toute la tranquillité possible d'esprit, je me reconnaissais digne des châtiments de Dieu. Une voix in- térieure médisait: Ces châtiments te sont dus pour ceci , sinon pour cela ; puissent-ils te ramener à celui qui est la perfection même, et que tous les hommes sont appelés à i miter , selon la mesure de leurs forces î Et par quelle raison, moi, forcé de m'avouer cou- pable de mille infidélités envers Dieu, me serais je plaint si quelques hommes me semblaient vils, et quelques autres méchants? si les prospérités de ce monde m'étaient enlevées? si je devais consumer ma ^ie en prison ou périr de mort violente ? Je m'efforçais de graver dans mon cœur des réflexions si justes et si bien senties , et quand j'y étais parvenu , je voyais qu'il fallait être conséquent, et que je ne pouvais l'être qu'en bénissant les justes décrets de Dieu, en les aimant , et en détruisant en moi toute volonté qui leur serait contraire. Pour mieux m'afîermir dans ce dessein , je résolus de développer désormais avec exactitude chacun de mes sentiments, en les mettant par écrit. ^ïalheureusement la commission , tout en permettant que j'eusse de l'encre et MES piiiso:ns. 81 du papier, me comptait les feuilles de ce papier, et me défendait d'en détruire aucune , se réservant d'examiner à quel usage je les avais employées. Pour suppléer au pa- pier , j'eus recours à l'innocent artifice de polir une table grossière que j'avais, avec un morceau de verre, et j'y écrivis ensuite , chaque jour , mes longues méditations sur les devoirs de l'homme, et sur les miens en parti- culier. Je n'exagère pas en disant que les heures passées ainsi me semblaient quelquefois délicieuses, malgré la diflicullé que j'avais à respirer, à cause de l'extrême chaleur et les piqûres si douloureuses des cousins. Pour diminuer le nombre de ces piqûres, j'étais obligé, quelle que fût la chaleur, de m'envelopper soigneusement la tète et les jambes, et d'écrire non-seulement avec des gants, mais encordes poignets bien emniaillottés, afin que les cousins n'entrassent pas dans mes manches. Les méditations auxquelles je me livrais avaient à peu près une forme biographique. Je faisais l'histoire du bien et du mal survenu en moi depuis mon enfance , discutant avec moi-même, m'efforçant de trouver la so- lution à tous mes doutes, coordoiuiant du mieux que je pouvais toutes mes connaissances , toutes mes idées , sur chaque chose. Quand j'avais ainsi rempli de mon écriture toute la surlace de la table, je lisais et relisais, je méditais ce que j'avais déjà médité , et je me décidais enfin , souvent à re- gret , à racler tout avec le verre , afin d'avoir une surface nette qui put de nouveau recevoir mes pensées. Je continuais ainsi mon histoire, souvent ralentie par des digressions de tout genre , par l'analyse de tel ou t(;l point de métaphysique, de morale, de politique, de re- 6 82 MES PRISONS. ligion; et quand tout était plein, je me remettais à lire, à relire, puis à racler. Youlant éviter tout ce qui aurait pu m'empêcher de me rendre librement et fidèlement compte à moi-même de tous les faits que je me rappelais , ainsi que de mes opi- nions , et prévoyant la possibilité d'une visite inquisito- riale , j'écrivais en jargon , c'est-à-dire avec des transpo- sitions de lettres et des abréviations auxquelles j'étais très-habitué. Il ne me vint néanmoins aucune visite de ce genre , et personne ne s'aperçut que ce temps si triste s'écoulât si doucement pour moi. Lorsque j'entendais le geôlier ou tout autre ouvrir la porte , je couvrais la table d'une nappe , et je mettais dessus l'encrier et le cahier légal de papier. •0-©-OC©>0-^-0- XXVIII Je consacrais aussi quelques-unes de mes heures à ce cahier, et quelquefois même toute une journée ou toute une nuit. 11 me servait à des compositions littéraires. Ce fut alors que j'écrivis V Ester d'Engaddi , Vlginia d'Asli, les chants intitulés: Tancreda, Rosilde, ElUji e Valafrido, et Adello, indépendamment de plusieurs canevas de tragédies et autres productions , telles qu'un poëme sur la Ligue lombarde , et un autre sur Christophe Colomb. Comme je n'obtenais ni aisément ni promptement la MES PRISONS. 83 permission de renouveler mon cahier lorsqu'il était épuisé , je jetais la première idée de toute composition sur la table ou sur du mauvais papier , dans lequel je me faisais apporter des figues sèches ou d'autres fruits. Quelquefois, faisant croire à l'un des secondini que je n'avais pas d'appétit, je lui abandonnais mon diner, et l'amenais à me faire présent de quelques feuilles de papier. Ceci n'arrivait toutefois que lorsque la table était couverte d'écritures , et que je ne pouvais me décider encore à la racler. Alors je souffrais la faim, et, bien que le geôlier eût mon argent en dépôt , je ne lui demandais pas à man- ger de toute la journée, de peur qu'il ne soupçonnât que j'avais donné mon dîner, ou que le seconcUno ne s'aper- çût que j'avais menti en lui assurant que je n'avais pas d'appétit. Le soir je prenais, pour me soutenir, du café très-fort et je suppliais, qu'il fût fait par la siora Zanze. C'était la (ille du geôlier, qui, lorsqu'elle pouvait le faire à l'insu de sa mère, le chargeait à tel point , que, grâce à mon estomac vide, j'éprouvais une sorte d'agitation nerveuse sans douleurs, qui me tenait éveillé toute la nuit. Dans cet état de douce ivresse, je sentais doubler mes forces intellectuelles, je poétisais, je philosophais et je priais jusqu'au point du jour avec un merveilleux plaisir. Pris ensuite d'une soudaine faiblesse , je me jetais sur mon lit, et, en dépit des cousins, qui trouvaient encore mojen, quoique je fusse bien enveloppé , de venir me sucer le sang, je dormais profondément une heure ou deux. Ces nuits , que le café fort pris à jeun rendait si agitées, mais qui se passaient dans une si douce exaltation , mo semblaient trop bienfaisantes pour que je ne cherchasse pas à me les procurer souvent. Aussi, sans avoir besoin 84 MES PRISOISS. du papier du secondino, je prenais souvent le parti de ne pas toucher à mon dîner, pour obtenir, le soir, le charme tant désiré du magique breuvage. Heureux quand j'at- teignais mon but ! Plus d'une fois il arriva que le café , n'étant pas fait par la compatissante Zanze , n'était alors qu'une insipide eau trouble. Ce tour me donnait un peu de mauvaise humeur , et, au lieu de me sentir électrisé, je languissais, je bâillais, je sentais la faim, je me jetais sur mon lit , et je ne pouvais dormir. Je m'en plaignais ensuite à Zanze , qui compatissait à ma peine. -o-3>-oc®>o-@^ XXIX Rien n'est durable ici -bas! Zanze tomba malade. Les premiers jours de sa maladie , elle venait me voir , se plaignant de grandes douleurs à la tête. Elle pleurait, et ne me disait pas le sujet de ses pleurs. J'eus beau la prier instamment de m'ouvrir son cœur, je ne pus savoir ce qui l'affligeait à ce point. — Je reviendrai demain matin , me dit-elle un soir ; mais le jour suivant , le café me fut apporté par sa mère ; les autres jours, par les secondini ; Zanze était gravement malade. Après plus d'un mois de maladie , la pauvre enfant fut conduite à la campagne , et je ne la revis plus. Je ne saurais dire à quel point cette perte me fut sen- sible. Oh ! comme ma solitude en devint plus horrible ! MES PRISONS. . 85 Du temps de Zanze , ses visites , quoique toujours trop courtes , en rompaut agréablement la monotonie de mes continuelles méditations et de mes silencieuses études , en mêlant d'autres idées à mes idées , en excitant en moi quelque suave émotion , m'embellissaient véritablement l'adversité et doublaient mon existence. Depuis, la prison redevint pour moi im tombeau. Je fus accablé pendant plusieurs jours d'une telle tristesse, que je ne trouvais même plus aucun plaisir à écrire. Néanmoins cette tristesse était calme , comparée aux agi- tations que j'avais éprouvées auparavant. Cela voulait-il dire que j'étais déjà plus familiarisé avec l'infortune? plus philosophe? plus chrétien? ou seulement que la chaleur suffocante de ma chambre allait jusqu'à abattre la force de ma douleur ? Oh ! non ! La force de ma dou- leur! je me souviens que je la sentais puissamment au fond de mon àme , et d'autant plus puissamment peut- être, que je me refusais à l'exhaler au dehors par mes cris et mes agitations. Assurément ce long apprentissage m'avait déjà rendu plus capable de souffrir de nouvelles afflictions , en me résignant à la volonté de Dieu. Je m'étais dit tant de fois : C'est une làchelé de se plaindre , que j'étais enfin parvenu à savoir contenir mes plaintes prêtes à éclater , et j'étais même honteux qu elles fussent prêtes à éclater. L'habitude d'écrire mes pensées avait contribué à for- tifier mou àme , à me détromper des vanités , et à réduire la plupart des raisonnements à ces conclusions : 11 y a un Dieu : donc sa justice est infaillible , donc tout ce qui arrive est ordonné pour une excellente fin , 86 MES PRISONS. donc les souffrances de l'homme sur la terre sont pour le bien de l'homme. La connaissance de Zanze avait été pour moi un bien- fait ; elle m'avait adouci le caractère. Le charme que je trouvais dans son approbation m'avait excité , pendant quelques mois , à ne pas oublier le devoir imposé à tout homme, de se montrer supérieur à la fortune , et par conséquent patient; et ces quelques mois de constance m'avaient plié à la résignation. Zanze ne me vit mettre en colère que deux fois. La première, ce fut à l'occasion du mauvais café; la seconde, ce fut dans la circonstance suivante. Toutes les deux ou trois semaines , le geôlier m'ap- portait une lettre de ma famille. Cette lettre, qui pas- sait d'abord par les mains de la commission , me venait rigoureusement mutilée par des ratures faites avec une encre très- noire. Il arriva qu'un jour, au lieu d'ef- facer seulement quelques phrases , on promena l'hor- rible rature sur la lettre entière , excepté sur ces mots : Mon très-cher Silvio, qui étaient au commencement de la lettre , et ceux qui la terminaient : Nous l'embrassons tous de cœur. Cela me mit tellement en fureur , qu'en présence de Zanze j'éclatai en cris violents, et maudis je ne sais qui. La pauvre enfant eut pitié de moi ; mais en même temps elle me reprocha de n'être pas d'accord avec mes prin- cipes. Je reconnus qu'elle avait raison, et je ne maudis plus personne. -0^-C<®>0-0-^-0- XXXI Tout lecteur doué d'un peu d'imagination comprendra sans peine l'eflet électrique d'une pareille lettre sur un pauvre prisonnier, et surtout un prisonnier d'un carac- tère nullement sauvage et d'un cœur aimant. .Mon pre- mier sentiment fut de m'affectionner à cet inconnu, de m'attendrir sur ses malheurs , d'être rempli de gratitude pour la bienveillance qu'il me montrait. Oui , m'écriai-je , j'accepte ta proposition , homme généreux ! Puissent mes lettres te porter une consolation égale à celle que me vont donner les tiennes , à celle que j'éprouve déjà de ta première ! Je lus et relus cette lettre avec une joie d'enfant ; je bénis cent fois celui qui l'avait écrite ; chacune de ses ex- pressions semblait révéler une àme pure et noble. Le soleil se couchait ; c'était l'heure de ma prière. Oh ! comme je sentais Dieu ! comme je le remerciais de me faire toujours trouver quelque nouveau moyen de ne pas 90 MES PRISONS. laisser languir les facultés de mon esprit et de mon cœur ! comme se ravivait en moi le souvenir de tous ses pré- cieux dons ! J'étais debout sur ma fenêtre , les bras passés à travers les barreaux et les mains jointes. J'avais au-dessous de moi l'église de Saint-Marc : sur son toit de plomb , une multitude prodigieuse de pigeons sans maître se becque- taient, voltigeaient, faisaient leurs nids. Le ciel le plus magnifique se déroulait à mes regards. Je dominais toute cette partie de Yenise que l'on pouvait apercevoir de ma prison. Un bruit lointain de voix humaines frappait dou- cement mon oreille. C'est de ce lieu, à la fois triste et admirable, que je conversais avec Celui dont les yeux seuls me voyaient. Je lui recommandais mon père , ma mère , et , l'une après l'autre , toutes les personnes qui m'étaient chères ; et il me semblait l'entendre me ré- pondre : Confie-toi en ma bonté ; et je m'écriais : Oui , c'est en ta bonté que je me confie. Alors je terminais ma prière, attendri, consolé, peu soucieux des morsures que les cousins m'avaient joyeu- sement faites pendant ce temps. Ce même soir , comme mon imagination , après une si grande exaltation , commençait à se calmer , les cousins à revenir plus insupportables , et moi à sentir le besoin d'envelopper mon visage et mes mains , une pensée basse et perverse s'offrit tout à coup à mon esprit ; elle me fit horreur, je voulus la repousser, mais ce fut en vain. Tremerello avait laissé percer sur Zanze l'infâme soup- çon qu'elle était là pour épier mes secrets. Elle ! cette àme candide ! qui ne savait rien de la politique , qui ne voulait rien en savoir ! MES PRISOIVS. 91 Concevoir un doute sur elle m'était impossible. Mais , me demandai- je , suis-je également sûr de Tremerello? Si ce drôle était Tinstrumcnt de quelque insidieuse investi- gation ? Si cette lettre était fabriquée par je ne sais qui , pour m'engager à faire d'importantes confidences à ce nouvel ami ? Peut-être ce prétendu prisonnier qui m'écrit n'existe-t-il même pas , peut-être encore existe-t-il , et n'est-il qu'un perfide qui cherche à s'emparer des secrets d'autrui pour se sauver lui-même en les révélant... Peut- être est-il un honnête homme; oui, mais alors le perfide c'est Tremerello , qui veut nous perdre l'un et l'autre pour obtenir un supplément à son salaire. Oli ! chose affreuse , mais trop naturelle à celui qui gémit en prison , craindre partout l'inimitié et la four- berie ! Ces doutes m'affligeaient, me décourageaient, non à l'égard de Zanzc, je n'avais pu en avoir sur elle un mo- ment; cependant, depuis que Tremerello avait lâché celte parole sur son compte , un demi-doute me tourmentait , non sur elle, mais sur ceux qui la laissaient venir dans ma chambre. En auraient-ils voulu faire mon espion par un mouvement de leur zèle, ou par ordre supérieur?... Oh ! s'il en a été ainsi , comme ils furent mal servis ! Mais que faire pour la lettre de l'inconnu ? S'arrêter aux conseils sévères et étroits de cette crainte que l'on dé- core du nom de prudence ? Rendre la lettre à Tremerello , et lui dire : Je ne veux pas risquer mon repos ? Et s'il n'y avait aucune fourberie? Si cet inconnu était un homme digne de mon amitié ? s'il méritait qu'on hasardât quelque chose pour lui adoucir les angoisses de la solitude? Lâche ! tu es peut-être à deux pas de la mort ; la fatale sentence peut être prononcée d'un jour à l'autre, et tu te refu- 92 MES PRISONS. serais de faire encore un acte d'amour!... Je répondrai , je répondrai ! Je le dois !... Mais si le malheur voulait que cette correspondance vînt à se découvrir, sans même que personne pût , en conscience , nous en faire un crime , un châtiment terrible en tomberait-il moins sur le pauvre Tremerello ? Cette considération ne suffit-elle pas pour que je m'impose le devoir absolu de n'entreprendre aucune correspondance clandestine ? -o-^-(X©>0-<6S-o XXXII Je fus agité toute la soirée , et ne pus fermer l'œil de la nuit. Au milieu de tant d'incertitudes , je ne savais que résoudre. Quand le jour commença à paraître , je sautai à bas du lit, je montai sur la fenêtre, et me mis à prier. Dans les cas difficiles, on sent le besoin de s'entretenir confiden- tiellement avec Dieu, d'écouter ses inspirations et de les suivre. C'est ainsi que je fis, et après une longue prière je descendis, je secouai les cousins, je passai doucement mes mains sur mes joues , couvertes de morsures. Mon parti était pris. J'avais résolu d'exprimer à Tremerello la crainte que cette correspondance ne tournât à sa perte , d'y renoncer s'il hésitait , et d'accepter si cette crainte ne l'arrêtait pas. MES PRISOIVS. 93 Je me promenai jusqu'au moment où j'entendis fre- donner : Sognai , etc. Tremerello m'apportait le café. Je lui dis mon scrupule , et n'épargnai rien pour l'ef- frayer; je le trouvai ferme dans la volonté de servir, disait-il , deux cavaliers si accomplis. Ce langage con- trastait avec sa face de lapin , et le nom de Tremerello que nous lui donnions. Eh bien! moi aussi, je demeurai ferme. — Je vous laisserai mon vin , lui dis-je; fournissez-moi le papier nécessaire à cette correspondance, et soyez sûr que si j'entends le bruit des clefs sans votre chanson , je détruirai aussitôt tout objet clandestin. — Voici justement une feuille de pajucr ; j'en don- nerai toujours à Monsieur autant qu il voudra, et je me repose parfaitement sur sa prudence. Je me brûlai le palais pour avaler plus vite mon café j Tremerello s'en alla , et je me mis à écrire. Faisais-je bien , et la résolution que je prenais était-elle véritablement inspirée de Dieu? N'était-ce pas plutôt un triomphe de ma hardiesse naturelle , et de ma disposition à préférer ce qui me plaît à de pénibles sacrifices , une complaisance orgueilleuse excitée par l'estime que l'in- connu me témoignait, mêlée de la crainte de paraître pusillanime si je préférais un silence prudent à une cor- respondance tant soit peu hasardeuse? Comment résoudre ces doutes ? Je les exposai avec candeur à mon compagnon de captivité , dans la réponse que je lui fis. J'ajoutai néanmoins qu'à mon avis , lorsque l'on croit agir avec de bonnes raisons et sans répugnance manifeste de la conscience, on ne doit plus craindre de commettre une faute ; qu'il devait toutefois réfléchir sérieusement , de son côté , à ce que nous allions entre- 94 MES PRISONS. prendre, et me dire franchement quels avaient été ses motifs d'inquiétude ou de sécurité en se déterminant ; que si de nouvelles réflexions lui faisaient juger l'entreprise trop téméraire , nous devions renoncer à la consolation que nous nous promettions de cette correspondance , et nous contenter de nous être fait connaître l'un à l'autre par l'échange de ces quelques mots ineffaçables , et gages d'une noble amitié. J'écrivis quatre pages brûlantes de la plus sincère affec- tion. Je dis en peu de mots le sujet de mon emprisonne- ment; je parlai avec effusion de cœur de ma famille, de quelques autres particularités qui me concernaient, et je mis tous mes soins à me faire connaître jusqu'au fond de l'àme. Ma lettre fut portée le soir. N'ayant pas dormi la nuit précédente, j'étais très-fatigué, et le sommeil ne se fit pas attendre. Aussi, le lendemain matin, je m'éveillai, reposé , joyeux , et palpitant à la douce pensée que j'allais peut-être dans un instant recevoir la réponse de mon ami. -o-§>-o«gpo-^-o- XXXIII La réponse arriva avec le café. Je sautai au cou de Tremerello , et lui dis avec tendresse : — Dieu te récom- pense de tant de charité ! Mes soupçons sur lui et sur l'inconnu s'étaient évanouis , je ne saurais dire pourquoi : parce qu'ils m'étaient odieux ; parce que la précaution MES PRISONS. 95 que j'avais de ne jamais parler inconsidérément de poli- tique , les rendait inutiles j parce que , tout en admirant le talent de Tacite , j'ai néanmoins très-peu de foi dans ce jugement à la Tacite , qui voit beaucoup en noir. Julien (tel était le nom qu'il plut à l'écrivain de se donner) commençait sa lettre par un préambule de poli- tesse , et se disait sans aucune inquiétude sur notre cor- respondance. Puis il plaisantait, d'abord modérément, sur mou hésitation 5 puis ses plaisanteries devenaient tant soit peu piquantes. Enfin, après un éloquent éloge de la franchise, il me demandait pardon s'il ne pouvait me cacher le déplaisir qu'il avait éprouvé, disait-il, eu re- marquant en moi une certaine hésitation scrupuleuse , une certaine susceptibilité de conscience toute chrétienne , qui ne peut s'accorder avec la vraie philosophie. « Je vous estimerai toujours, ajoutait-il, lors même que nous ne pourrions nous accorder sur ce point ; mais la sincérité dont je fais profession m'oblige de vous dire que je n'ai pas de religion ; que je les abhorre toutes j que par modestie je prends le nom de Julien, parce que ce bon empereur était ennemi des chrétiens j mais qu'en réalité je vais plus loin que lui. Le Julien couronné croyait en Dieu, et avait certaine bigoterie; moi, je n'en ai aucune , je ne crois pas en Dieu ; toute la vertu pour moi consiste à aimer la vérité et ceux qui la cherchent , et à haïr ce qui me déplait. » Et continuant de la sorte , il n'apportait aucune raison de rien , invectivait à tort et à travers contre le christia- nisme , louait avec une pompeuse énergie la supériorité de la vertu sans rehgion; puis, d'un style moitié sérieux moitié plaisant , il se mettait à faire l'éloge de l'empereur Julien, à cause de son apostasie et de sesphilanirhopiques ■ 96 MES PRISONS. efforts pour effacer de la terre toutes les traces de l'Évangile. Craignant ensuite d'avoir trop heurté mes opinions , il en revenait à me demander pardon et à déclamer contre le manque si fréquent de sincérité. Enfin il m'exprimait de nouveau son extrême désir de rester en relation avec moi, et me saluait. 11 ajoutait i^m post-scriptum : « Je n'ai qu'un scrupule , celui de n'être pas assez franc. Je ne puis donc pas vous cacher que je soupçonne le langage chrétien que vous m'avez tenu de n'être qu'une feinte. Je le souhaite ardemment. En ce cas , jetez le masque ; je vous en ai donné l'exemple.» Je ne saurais dire l'effet étrange que cette lettre pro- duisit sur moi. En lisant les premières lignes, j'avais senti palpiter mon cœur ; il me sembla ensuite qu'il était serré par une main de glace. J'étais offensé de ce sarcasme sur la susceptibilité de ma conscience ; je me repentais d'être entré en relaliou avec un tel homme : moi qui méprise tant le cynisme! moi qui le regarde comme la tendance la plus antiphilosophique , la plus grossière ! moi à qui l'arrogance impose si peu ! Quand j'eus lu le dernier mot , je pris la lettre entre le pouce et l'index d'une main, le pouce et l'index de l'autre, et , levant la main gauche, j'abaissai rapidement la droite, de manière que chacune des deux mains resta en pos- session d'une moitié de la lettre. -o^-oàSPO-Q-o- MES PRISONS. 97 XXXIV Je regardai ces deux lambeaux, et je méditai un moment sur l'inconstance des choses humaines et la fausseté de leurs apparences. Tout à l'heure un désir si ardent de recevoir cette lettre , et maintenant je la déchire avec indignation ! Tout à l'heure un si doux pressen- timent d'une future amitié avec ce compagnon d'infor- tune, une confiance si parfaite en de mutuelles conso- lations , tant de dispositions à lui vouer mou affection , et maintenant je l'appelle insolent ! J'étendis les deux lambeaux l'un sur l'autre , et , pla- çant, comme je l'avais fait d'abord, l'index et le pouce d'une main, l'index et le pouce de l'autre, je recom- mençai à élever la gauche et à abaisser rapidement la droite. J'allais répéter la même opération ; mais un des quatre morceaux tomba de ma main ; je me baissai pour le ramasser, et , dans le peu de temps que je mis à me baisser et à me relever, je changeai d'idée , et l'envie me vint de relire cette orgueilleuse lettre. Je m'assieds, je rapproche les quatre lambeaux sur ma Bible, et je relis. Je les laisse en cet état, je me pro- mène, puis je les relis encore, tout en faisant ces réflexions : Si je ne lui réponds pas , il me croira anéanti de con- fusion , incapable de reparaître en présence d'un tel Hercule. Képondons-lui, faisons-lui voir que nous ne crai- gnons pas de comparer nos doctrines avec les siennes ; 7 98 MES PRISOINS. montrons-lui , de la bonne manière , qu'il n'y a pas lâcheté à mûrir ses décisions , à hésiter quand il s'agit d'une résolution un peu périlleuse, et plus périlleuse pour les autres que pour nous ; qu'il apprenne que le vrai cou- rage ne consiste pas à se jouer de la conscience , que la vraie dignité ne réside pas dans l'orgueil. Démontrons- lui la force de la raison du christianisme et la faiblesse de l'incrédulité. Au surplus , si ce Julien manifeste des opinions si opposées aux miennes , s'il ne m'épargne pas les piquants sarcasmes , s'il dédaigne de captiver mon af- fection, n'est-ce pas du moins une preuve qu'il n'est pas un espion?... Mais ne pourrait-il pas y avoir un raffinement de ruse à promener si rudement le fouet sur mon amour- propre? Eh bien ! non, je ne puis le croire. Je suis injuste ; je me sens offensé par ces plaisanteries audacieuses , et je voudrais me persuader que celui qui les a lancées ne peut être que le plus vil des hommes. Basse méchan- ceté, que tant de fois je condamnai dans les autres, sors de mon cœur! Non, Julien est ce qu'il est, et rien de plus ; c'est un insolent , et non pas un espion. . . Mais ai-je véritablement le droit de donner le nom odieux d'inso- lence à ce qu'il croit être de la franchise? Yoilà bien ton humilité , ô hypocrite ! Il suffit que le premier venu , par une erreur d'esprit, soutienne des opinions fausses et tourne ta foi en dérision , pour que tu t'arroges à l'in- stant le droit de le vilipender. Dieu sait si cette humilité furibonde, si ce zèle malveillant dans le cœur d'un chré- tien , ne sont pas pires encore que l'audacieuse franchise de cet incrédule! Peut-être ne lui manque-t-il qu'un raAon de la grâce pour que cet énergique amour de la vérité se change en une piété plus solide que la mienne. . . Ne ferais-je pas mieux de prier pour lui , que de m'irriter MES PRISONS. 99 et de me supposer meilleur?... Qui sait si, pendant que je déchirais sa lettre avec tant de fureur, il ne relisait pas la mienne avec un sentiment de douce bienveillance , et s'il ne se fiait pas à ma bonté pour me croire incapable de m'offenser de la liberté de ses paroles? Quel est le plus inique des deux , de celui qui aime et dit : Je ne suis pas chrétien, ou de celui qui dit : Je suis chrétien, et qui n'aime pas? 11 est difficile de connaître un homme, même après avoir vécu de longues années avec lui , et je voudrais juger celui-ci sur une lettre ? Entre tant de probabilités , ne serait- il pas possible que, sans se l'a- vouer à lui-même, cet homme ne fût pas tranquille dans son athéisme , et qu'il ne m'excitât à le combattre que dans la secrète espérance d'être forcé de céder? Oh ! s'il en était ainsi , grand Dieu , entre les mains de qui les instruments les plus indignes peuvent devenir efficaces, choisis-moi , choisis-moi pour cette œuvre ! Dicte-moi des raisons assez puissantes , assez saintes , pour convaincre cet infortuné, pour l'amener à te bénir, et pour lui montrer que loin de toi il n'est pas de vertu qui ne soit contradiction ! -o-§>-Oc®»-@-o- XXXV Je déchirai en plus petits morceaux, mais sans le moindre ressentiment de colère , les quatre lambeaux de la lettre; j'allai à la fenêtre, j'étendis la main, et restai 100 MES PRISONS. à regarder ce que deviendraient tous ces petits fragments de papier abandonnés ainsi au caprice du vent. Quelques- uns se posèrent sur les plombs de l'église , d'autres tour- billonnèrent longtemps dans l'air, et allèrent tomber sur le sol; enfin je les \is si bien dispersés, qu'il n'y avait plus à craindre que l'on put les réunir et en pénétrer le mystère. J'écrivis ensuite à Julien , et je fis tous les efforts pos- sibles pour ne pas être et pour ne pas paraître piqué. Je le plaisantai sur la crainte qu'il témoij^aait que je ne portasse la susceptibilité de conscience au point qu'elle ne put s'accorder avec la philosophie, et je le priai de suspendre, au moins à cet égard, son jugement. Je le louai de cette franchise dont il disait faire profession; je l'assurai qu'en cela j'étais d'accord avec lui, et j'ajoutai que, pour lui en donner une preuve, je m'apprêtais à défendre le christianisme; « bien persuadé , lui disais-je, que si je suis toujours prêt à écouter amicalement toutes vos opinions , vous aurez assez de générosité pour écouter les miennes avec calme. » "Cette défense, je me proposais de l'établir peu à peu, et, en attendant, je la commençai par une analyse fidèle de l'essence du christianisme : culte de Dieu , dépouillé de toute superstition , — fraternité entre les hommes , — aspiration perpétuelle à la vertu , — humilité sans bas- sesse, — dignité sans orgueil, — et, pour type, un Homme-Dieu. Quoi de plus grand et de plus philoso- phique? Je voulais démontrer ensuite comment tant de sagesse étant plus ou moins faiblement apparue à ceux qui , avec les lumières de la raison, avaient cherché la vérité, n'avait cependant jamais été universellement répandue ; com- MES PRISONS. 101 ment , à la venue du divin Maitre sur la terre , elle donna d'elle-même un merveilleux témoignage, en se propageant par les mo}ens humainement les plus faihlesj comment ce que n'avaient jamais pu opérer les plus grands philo- sophes , la destruction de l'idolâtrie et la prédication uni- verselle de la fraternité, quelques envoyés grossiers l'exé- cutèrent ; comment alors l'affranchissement des esclaves devint de plu» en plus fréquent; et comment enfin apparut une civilisation sans esclavage, état de société que les anciens philosophes avaient cru impossihle. Un précis de l'histoire du monde depuis Jésus-Christ devait montrer, en dernier lieu, comment la religion fondée par lui s'était toujours trouvée appropriée à tous les degrés possihles de la civilisation. 11 était donc faux que, la civilisation continuant sa marche progressive, l'Évangile pût cesser un jour d'être d'accord avec elle. J'écrivis en fort petit caractère , et très-longuement ; mais je ne pus toutefois aller bien loin : le papier me manqua. Je lus et relus cette introduction; elle me parut bien faite. 11 n'y avait pas môme un seul mot de ressen- timent des sarcasmes de Julien , et les expressions de bienveillance y abondaient; mon cœur, déjà entièrement ramené à la tolérance, les avait dictées. J'expédiai ma lettre , et le lendemain matin j'en atten- dais la réponse avec anxiété. ïemerello vint, et me dit : — Ce Monsieur n'a pu écrire , mais il prie Monsieur de continuer sa plaisanterie. — Plaisanterie ! m'écriai-je. Il n'aura pas dit plaisan- terie ( vous aurez mal compris. Tremerello leva les épaules : — J'aurai mal compris ! — Quoi ! vous croyez réellement qu'il adilp/atsanfejtc.'' 102 MES PRISONS. — Comme je crois entendre en ce moment l'heure à Saint-3Iarc. (Le bourdon sonnait justement.) Je bus mon café, et me tus. — Mais , dites-moi , ce Monsieur avait-il déjà lu toute ma lettre? — Je pense que oui , car il riait , riait comme un fou , et il faisait de cette lettre une balle qu'il jetait en l'air; puis , quand je lui dis de ne pas oublier de la détruire , il la détruisit sur-le-champ. — C'est très-bien. Je rendis la tasse à Tremerello , en lui disant que l'on \o} ait bien que le café avait été fait par la siora Bettina. — Monsieur l'a trouvé mauvais? — Détestable. — C'est pourtant moi qui l'ai fait , et je puis assurer à Monsieur que je l'ai fait très-fort, et qu'il n'y avait pas de marc au fond. — C'est peut-être que j'ai la bouche mauvaise. XXXVI Je me promenai toute la matinée en frémissant. Quelle espèce d'homme est doue ce Julien? Pourquoi appeler ma lettre une plaisanterie? Pourquoi en rire et jouer à la balle avec elle? Pourquoi ne pas me répondre même une seule ligne? Voilà bien les incrédules! Sentant la faiblesse de leurs opinions, si quelqu'un s'apprête à les MES PRISONS. 103 réfuter, ils n'écoutent pas, ils rient, et font parade d'une supériorité d'esprit qui n'a plus besoin de rien examiner. Les malheureux! Et quand y a-t-il eu une philosophie sans examen, sans gravité? S'il est vrai que Démocrite riait toujours , Démocrite n'était qu'un bouffon... Mais j'ai ce que je mérite : pourquoi entreprendre cette cor- respondance? Qu'un moment je me sois fait illusion, c'était pardonnable 5 mais quand je vis qu'il devenait insolent, n'ai-je pas été un insensé de lui écrire encore? J'étais décidé à ne plus lui écrire. A dîner, Tremerello prit mon vin , se le versa dans une bouteille , et le met- tant dans sa poche : — Ah ! je me souviens , dit-il , que j'ai du papier pour Monsieur. Et il me le donna. Il sortit ; et moi , les yeux fixés sur ce papier blanc , je me sentais venir la tentation d'écrire une dernière fois à Julien , et de le congédier avec une bonne leçon sur l'indignité de l'insolence. Belle tentation! me dis-je ensuite; lui rendre mépris pour mépris ! lui faire haïr encore plus le christianisme , en lui laissant voir que moi, chrétien, je cède à l'impa- tience et à l'orgueil ! Non , il n'en sera pas ainsi ; ces- sons tout à fait cette correspondance... Mais, si je la cesse aussi brusquement, ne dira- 1 -il pas que je me suis laissé dominer par l'impatience et par l'orgueil?... Il faut lui écrire encore une fois , et sans fiel. . . Mais si je puis écrire sans fiel , ne serait-il pas mieux de paraître ignorer ses railleries, et ce mot de plaisanterie dont il a gratifié ma lettre? Ne serait-il pas mieux de continuer tout simplement mon apologie du christianisme ? J'y pensai un moment, et je m'arrêtai enfin à ce parti. Le soir j'expédiai mon paquet , et le matin suivant je reçus quelques lignes de remerciement très-froides, sans 104 MES PRISONS. aucune expression mordante, mais aussi sans le moindre mot d'approbation ou d'invitation à continuer. Ce billet me déplut , cependant je résolus d'aller jus- qu'au bout. Ma thèse ne pouvait se traiter brièvement 5 ce fut le sujet de cinq ou six autres lettres très-longues , à chacune desquelles Julien me répondit par un remerciement laco- nique , accompagné de quelque déclamation étrangère au sujet. Tantôt il se répandait en imprécations contre ses ennemis , tantôt il riait de les avoir maudits , disant qu'il était naturel que les forts opprimassent les faibles , et qu'il ne regrettait qu'une chose , c'était de n'être pas fort. D'autres fois il me faisait confidence de ses passions , et de l'empire qu'elles exerçaient sur son imagination tour- mentée. Néanmoins , en réponse à ma dernière lettre sur le christianisme , il me disait qu'il me préparait une longue réphque. J'attendis plus d'une semaine, et pendant ce temps il m'entretenait chaque jour de toute autre chose , et le plus souvent de sujets obscènes. Je le priai de se rappeler la réponse qu'il me devait , et je lui recommandai de vouloir bien apphquer son esprit à peser attentivement toutes les raisons que je lui avais données. Il me répondit avec quelque colère, se prodiguant les titres de philosophe , d'homme sûr, cl homme qui n avait pas besoin de tant réfléchir pour comprendre que les vers luisants ne sont pas des lanternes. Et il revenait ensuite à raconter gaiement de scandaleuses aventures. -o-§>-oc®>o-(S-<>- MES PRISONS. 105 XXXVII Je patientais pour ne pas m'attirer les noms de bigot et d'intolérant, et parce que je ne désespérais pas qu'a- près cette fièvre d'erotiques bouffonneries ne vint le tour de la réflexion. En attendant, je manifestais à Julien combien je désapprouvais son mancjue de respect pour les femmes , sa manière profane de traiter le sentiment , et je plaignais les infortunées qu'il me disait avoir été ses victimes. 11 feignait d'ajouter peu de foi à ma désapprobation, et me répétait : « Quoi que vous disiez de l'immoralité, je suis sûr que mes récits vous amusent. Tous les hommes aiment le plaisir comme moi ; mais tous n'ont pas la fran- chise d'en parler ouvertement. Je vous en dirai tant, que je vous enchanterai ; et vous serez obligé en conscience de finir par m'applaudir. » Ainsi les semaines s'écoulaient sans qu'il renonçât à ses infamies ; et moi, espérant toujours, à chaque lettre, trouver un autre sujet , et me laissant aller à la curiosité , je lisais tout, et mon âme, sans être déjà séduite , n'eu demeurait pas moins troublée et éloignée des pensées nobles et saintes. L'entretien des hommes dégradés dé- grade, quand on n'a pas une vertu beaucoup au-dessus de la vertu commune , beaucoup au-dessus de la mienne. Te voilà puni de ta présomption , me disais-je à moi- même; voilà ce que l'on gagne à vouloir faire le mission- naire sans en avoir la sainteté. 106 MES PRISOMS. Un jour je me décidai à lui écrire ces mots : « Je me suis efforcé jusqu'ici d'appeler votre attention sur d'autres sujets , et vous m'écrivez toujours des choses qui, je vous l'ai dit franchement, me déplaisent. S'il vous est agréable que nous parlions d'objets plus dignes, nous continuerons notre correspondance ; autrement, tou- chons-nous la main , et que cbacun reste de son côté. » Je fus deux jours sans réponse, et d'abord je m'en réjouis. 0 solitude bénie ! m'écriai-je , combien tu es moins amère qu'un entretien sans accord et sans noblesse ! Au lieu de me tourmenter à lire d'impudiques récits , au lieu de me fatiguer à leur opposer inutilement l'expres- sion de sentiments qui honorent l'humanité , je recom- mencerai à m'entretenir avec Dieu , avec le cher souvenir de ma famille et de mes véritables amis. Je me remettrai à lire plus souvent la Bible , à écrire mes pensées sur la table , pour étudier le fond de mon cœur et chercher à l'améliorer, à goûter les douceurs d'une innocente mé- lancolie, mille fois préférable à des images joyeuses et perverses. Toutes les fois que Tremerello entrait dans ma prison, il me disait : — Je n'ai pas encore de réponse. — C'est bien, lui répondais-je. Le troisième jour il me dit : — M. N*** est un peu malade. — Qu'a-t-ildonc? — Il ne le dit pas , mais il est toujours étendu sur son lit ; il ne mange ni ne boit, et est de mauvaise humeur. Je fus ému à l'idée qu'il souffrait sans avoir personne pour l'encourager. Ces paroles s'échappèrent de mes lèvres , ou plutôt de mon cœur : — Je lui écrirai deux lignes. MES PRISONS. 107 — Je les porterai ce soir, dit Tremerello ; et il s'en alla. J'éprouvais quelque embarras en m'approchant de ma table. Fais-je bien de reprendre cette correspondance? Tout à l'beure ne bénissais -je pas ma solitude comme un trésor retrouvé ? Quelle inconstance est donc la mienne ! Et cependant cet infortuné ne mange pas , ne boit pas; sûrement il est malade. Est-ce le moment de l'abandonner? Mon dernier billet avait de l'aigreur, il aura contribué à l'affliger. Peut-être qu'en dépit de nos diverses manières de voir, il n'aurait jamais rompu notre amitié. Mon billet lui aura semblé plus malveillant qu'il ne l'était ; il l'aura pris pour une rupture absolue et méprisante. -o-^-o» Je répondis : « Ce qite vous me proposez n'est pas un pacte-, c'est une dérision. J'étais plein de bonne volonté pour vous. Ma conscience ne m'oblige plus maintenant que de vous souhaiter toutes sortes de félicités pour cette vie et pour l'autre. » Ainsi finirent mes relations clandestines avec cet homme — qui sait? peut-être moins méchant qu'aigri par le malheur , et exaspéré par le désespoir. •<)-^-cx:©>OH^-o- 1 10 MES PRISOTNS. XXXIX Je bénis encore une fois sincèrement ma solitude , et pendant quelque temps mes jours se passèrent de nouveau sans aventures. L'été fini , et dans la seconde moitié de septembre , la chaleur diminua. Octobre vint; je me réjouissais alors d'avoir une chambre qui devait être bonne pendant rhiver ; mais voilà qu'un matin le geôlier me dit avoir ordre de me changer de prison. ■ — Et où allons-nous? — A quelques pas, dans une chambre plus fraîche. — Et pourquoi n'j avoir pas pensé quand je mourais de chaleur, quand l'air était plein de cousins et mon lit couvert de punaises ? — L'ordre n'est pas venu plus tôt. — Patience! allons. Quoique j'eusse beaucoup souffert dans cette prison, il m'était pénible de la quitter , non-seulement parce qu'elle devait être excellente dans la saison froide , mais pour mille autres raisons encore. J'}' avais d'abord ces fourmis que j'aimais, et que je nourrissais avec une sollicitude, je dirais presque paternelle, si l'expression n'était pas ridicule. Depuis quelques jours, cette chère araignée dont j'ai déjà parlé avait émigré, je ne sais pourquoi ; mais je me disais : Qui sait si elle ne se souviendra pas de moi et si elle ne reviendra pas ? Et maintenant que je m'en vais , si elle revient , elle trouvera la prison vide ; ou si elle }' trouve quelque nouvel hôte, ce sera peut-être MES PRISOTVS. 111 un ennemi des araignées , qui , avec sa pantoufle , enlè- vera cette belle toile et écrasera la pauvre bête. Cette prison , d'ailleurs, n'a-t-elle pas été embellie par la pitié de Zanze? C'est à cette fenêtre qu'elle s'appuyait si souvent, et laissait tomber généreusement des miettes de gâteau pour mes fourmis. C'est ici qu'elle avait coutume de s'asseoir ; c'est là qu'elle contait telle cbose , là telle autre; c'est là que, penchée sur ma table, elle laissait couler ses larmes. . . La chambre où l'on me mit était aussi sous les plombs ; mais elle avait deux croisées , l'une au nord , l'autre au couchant : séjour de rhumes perpétuels et d'un froid horrible pendant les mois rigoureux. La fenêtre exposée au couchant était fort grande; celle du nord, petite, très-élevée, et placée au-dessus de mon lit. Je me mis d'abord à la première, et je vis qu'elle donnait sur le palais du patriarche. D'autres prisons voi- sines de la mienne occupaient, à droite, une aile de peu d'étendue, et un prolongement d'édilicc qui était en face de moi , et où se trouvaient deux prisons l'une au-dessus de l'autre. Celle d'en bas avait une énorme fenêtre, à travers laquelle je voyais se promener, dans l'intérieur, un homme très-bien vêtu. C'était M. Caporah de Cesena. Il m'aperçut, me fit quelques signes, et nous nous dimes nos noms. .Te voulus examiner ensuite où donnait mon autre croisée; et ayant posé ma table sur le lit, et sur la table une chaise , je grimpai dessus , et me vis de niveau avec une partie du toit du palais , au delà duquel apparaissait une bonne partie do la ville et de la lagune. Je demeurai à contempler cette belle vue , et, entendant I 112 MES PRISOTNS. ouvrir ma porte, je ne bougeai pas. C'était le geôlier, qui , me voyant grimpé si haut , et oubliant que je ne pouvais passer, comme une souris, à travers les barreaux, s'imagina que je tentais de m'évader. Dans le premier moment de son trouble , et en dépit d'une sciatique qui le tourmentait , il sauta sur le lit , me saisit par les jambes , et se mit à crier comme un aigle . — Mais, lui dis-je, ne voyez- vous pas, étourdi, que ces barreaux m'empêchent de fuir? Ne comprenez- vous pas que je suis monté ici par pure curiosité ? — Je vois , Monsieur, je vois,... je comprends... Mais descendez , vous dis-je , descendez j ce sont des tentatives de fuite. Il fallut descendre, et j'en ris. -0-§)-00©>0-(g-0- XL Je reconnus aux fenêtres des prisons latérales six autres détenus pour cause politique. Ainsi donc , au moment où je me disposais à une soli- tude plus grande que par le passé , je me trouvai dans une espèce de monde. Je m'en affligeai d'abord , soit que le long isolement dans lequel j'avais vécu m'eût déjà rendu le caractère peu sociable , soit que la fâcheuse issue de mes rapports avec Juhen m'eût rendu défiant. Les courts entretiens que nous eûmes ensemble , tant par signes que de vive voix , ne tardèrent pas cependant à MES PRISONS. 1 13 me paraître un bienfait , sinon propre à m'exciter à la joie , du moins à me distraire. Je ne parlai jamais à per- sonne de mes relations avec Julien. Nous nous étions mutuellement promis su" l'honneur que ce secret res- terait enseveli en nous. Si j'en parle dans ces pages , c'est parce que ceux qui les liront , quels qu'ils soient , ne pourront deviner lequel , de tant d'infortunés enfermés dans ces prisons , prenait le nom de Julien. A cette nouvelle connaissance avec des compagnons de captivité s'en joignit une autre , qui me fut aussi bien douce. De ma grande fenêtre , je voyais , au delà du prolon- gement des prisons qui était eu face de moi , une longue file de toits surmontés de cheminées , de belvédères , de clochers, de coupoles, qui allait se perdre dans la per- spective de la mer et du ciel. Dans la maison la plus voisine de moi, laquelle formait une aile du patriarcat, habitait une bonne famille , qui acquit des droits à ma reconnaissance en me témoignant par ses saints la pitié que je lui inspirais. Un salut, une parole d'amour aux malheureux , c'est une grande charité ! D'une fenêtre de cette maison , un enfant de neuf à dix ans commença d'abord à élever ses petites mains vers moi, et je l'entendis s'écrier : — Maman ! maman ! on a mis quelqu'un là- haut, dans les plombs. Pauvre prisonnier ! qui es- tu? — Je suis Silvio Pellico , répondis-je. Un autre enfant un peu plus grand que celui-là . accourut aussi à la croisée , et s'écria : — Tu es Silvio Pellico? — Oui ; et vous , chers enfants ? 8 1 14 MES PRISOÎSS. — Moi je m'appelle Antonio S***, et mon frère, Giuseppe. Puis il se retourna , et dit : — Que dois-je encore lui demander ? Une dame, que je supposai être leur mère, et qui se cachait à moitié , suggérait à ces chers enfants de douces paroles qu'ils me redisaient , et moi je les remerciais avec la plus vive tendresse. Ces conversations étaient peu de chose , et il ne fallait pas en abuser, de peur de faire crier le geôlier; mais chaque jour elles recommençaient, à ma grande joie, le matin , à midi et le soir. Lorsqu'on allumait les flam- beaux , la dame fermait la croisée , et les enfaats me criaient: — Bonne nuit, Silvio! Elle aussi, enhardie par l'obscurité , répétait d'une voix émue : — Bonne nuit, Silvio ! Courage ! Quand ces enfants étaient à déjeuner ou à goûter, ils me disaient : — Oh ! si nous pouvions te donner de notre café au lait ! oh ! si nous pouvions te donner de nos gâteaux ! Le jour où on te rendra ta liberté, souviens-toi de venir nous voir ! Nous te donnerons des gâteaux bien bons , bien chauds , et tant de baisers ! -0-^-OC®50Hg-0- XLI Le mois d'octobre ramenait le plus triste de mes anni- versaires. C'était le 13 de ce mois que, l'année précé- MES PRISONS. 115 dente, j'avais été arrêté, et ce même mois me retraçait encore d'autres souvenirs non moins douloureux : deux ans auparavant , en octobre , un homme de mérite , que j'iîonorais beaucoup, s'était noyé par accident dans le Tésin ; trois années avant , encore en octobre , Odoard Briche , jeune homme que j'aimais presque autant que s'il eût été mon fils, s'était involontairement tué d'un coup de fusil j et, dans ma première jeunesse, toujours eu octobre, j'avais été frappé d'une autre grande afllictiou. Quoique je ne fusse pas superstitieux, le fatal con- cours des pénibles souvenirsque m'offrait ce même mois m'inspirait une profonde tristesse. Quand je causais , de ma fenêtre , avec ces enfants ou avec mes compagnons de captivité , je feignais d'être enjoué; mais à peine rentré dans mon antre, un poids ndicible de douleur retombait sur mon àme. Je prenais la plume pour composer quelques vers ou pour me livrer à quelque autre occupation littéraire, et une force irrésistible semblait me contraindre à écrire tout autre chose. Eh! quoi donc? de longues lettres que je ne pouvais envoyer, de longues lettres à ma chère famille , dans lesquelles j'épanciiais tout mon cœur. Je les écrivais sur la table, puis je la raclais. C'étaient de vives expressions de tendresse, des souvenirs de la félicité dont j'avais joui auprès de mes parents , de mes frères , de mes sœurs, si indulgents, si affectueux. Le désir que j'é- prouvais de les voir m'inspirait une foule de choses pas- sionnées. Après avoir écrit des heures entières , il me restait toujours d'autres sentiments à exprimer. C'était, sous une nouvelle forme, recommencer ma biographie et me faire illusion, en me retraçant l'image du passé et en arrêtant forcément mes regards sur uu 1 (6 MES PRISOINS. temps heureux qui n'était plus. Mais que de fois, grand Dieu! après avoir retracé dans un tableau animé un des traits du plus heureux temps de ma vie , après avoir enivré mon imagination au point de me croire avec les personnes à qui je parlais , me rappelant soudain le présent, je laissais tomber ma plume, et je frissonnais d'horreur! Ces moments étaient véritablement affreux. Déjà, autrefois, j'en avais éprouvé le tourment, mais jamais avec des convulsions semblables à celles qui venaient alors m'assaillir. J'attribuais ces convulsions et ces horribles angoisses à la trop grande exaltation de mes sentiments , provoquée par la forme épistolaire que je donnais à ces écrits , et à la pensée que j'avais eue de les adresser à des personnes si chères. Je voulus faire autre chose, et je ne pus y parvenir. Je voulus du moins abandonner la forme épistolaire, et je ne le pus pas non plus. Dès que je prenais la plume et me mettais à écrire , c'était toujours une lettre pleine de tendresse et de douleur qui en résultait. Ne suis-je plus libre de ma volonté? me disais-je ; cette nécessité de faire ce que je ne voudrais pas faire n'est-elle pas un véritable bouleversement de mon cer- veau? Autrefois cela ne m'arrivait pas. Cela aurait pu s'expliquer dans les premiers temps de ma détention ; mais maintenant que je suis habitué à la vie de prison , maintenant que mon imagination devrait s'être calmée sur tout, maintenant que je me suis tant nourri de réflexions philosophiques et religieuses, comment de- viens-je l'esclave des aveugles désirs de mon cœur? com- ment suis-je enfant à ce point? Appliquons-nous à autre chose. MES PRISONS. 117 Je cherchais alors à prier ou à m'enfoucer dans l'étude de la langue allemande. Vains efforts! je m'apercevais que c'était encore une lettre que j'écrivais ! -0-^-0<®>0-^0- XLll Un état pareil était une vraie maladie , je ne sais si je ne dois pas dire une sorte de somnambulisme. C'était sans doute l'effet d'une grande fatigue, occasionnée par les veilles et la tension d'esprit. Le mal augmenta; mes nuits étaient constamment sans sommeil, et presque toujours j'avais de la fièvre. Vaine- ment je cessai de prendre du café le soir : l'insomnie était la même. Il me semblait qu'il y avait eu moi deux hommes , l'un qui voulait continuellement écrire des lettres , et l'autre qui voulait faire autre chose. Eh bien ! dis-je, transigeons : écris encore des lettres , mais écris-les en allemand j du moins tu apprendras cette langue. J'écrivis dès lors tout en mauvais allemand , et je fis , en effet, quelques progrès dans cette étude. Le matin, après une longue veille, mon cerveau affaibli tombait dans une sorte d'assoupissement. Alors, dans mes songes, ou plutôt dans mon délire, je voyais mou père , ma mère , ou tout autre de ceux que j'aimais , se désespérer sur mon sortj jenteudais leurs lamentables Il8 MES PRISO>S. sanglots , et bientôt je m'éveillais épouvanté en sanglot- taut aussi. Quelquefois , pendant ces songes de peu de durée , il me semblait entendre ma mère consoler les autres , venir avec eux dans ma prison , et m'adresser les plus saintes paroles sur le devoir de la résignation; mais lorsque je me réjouissais le plus de son courage et de celui des autres , tout à coup elle fondait en larmes , et ils pleuraient tous avec elle. Personne ne pourrait dire quels étaient alors les déchirements de mon âme. Pour échapper à de telles angoisses , j'essayai de ne plus me coucher. Je conservais mon flambeau allumé pendant toute la nuit, et je restais à ma table, à lire et à écrire. Mais quoi! il venait un moment où, bien que parfaitement éveillé, je lisais sans rien comprendre, et où ma tète n'avait absolument plus la force d'enfanter une idée. Alors je me mettais à copier ; mais je copiais en songeant à tout autre chose qu'à ce que j'écrivais ; je songeais à mes afflictions. Et cependant, si je me couchais, c'était pis encore. Je ne trouvais aucune position supportable ; une agitation convulsive me forçait de me lever; ou, si je dormais un peu , ces songes désespérants me faisaient plus de mal que de veiller. Mes prières étaient arides, et néanmoins je les répétais souvent. Ce n'étaient pas d'abondantes paroles, mais une invocation à Dieu, à ce Dieu fait homme , et qui a éprouvé toutes les douleurs humaines. Pendant ces nuits horribles, mon imagination s'exal- tait quelquefois à tel point , que , tout éveillé , il me sem- blait entendre dans ma prison tantôt des gémissements, tantôt des rires étouffés. Depuis mon enfance, je n'avais MES PRISONS. 119 jamais cru aux sorcières ui aux esprits, et maintenant ces rires et ces gémissements m'épouvantaient; je ne savais comment me les expliquer ; j'étais forcé de douter si je n'étais pas le jouet de quelque puissance inconnue et malfaisante. Plusieurs fois je pris la lumière en tremblant , et je regardai si personne n'était caciié sous mon lit pour se jouer de moi ; plusieurs fois aussi j'eus l'idée qu'on m'avait enlevé de ma première chambre pour me trans- porter dans celle-ci , parce qu'il s'y trouvait quelque trappe , ou quelque ouverture secrète dans les murs , d'où mes sbires épiaient tout ce que je faisais, et s'amu- saient cruellement à m'épouvanter. Quand j'étais à ma table , tantôt il me semblait que ([uelqu'un me tirait par mon habit , tantôt que l'on pous- sait un livre qui tomhait à terre; tantôt aussi je croyais qu'une personne, derrière moi, soufflait ma lumière pour qu'elle s'éteignit. Me levant alors précipitamment, je regardais autour de moi, je me promenais avec défiance, et me demandais à moi-même si j'étais fou ou dans mon bon sens; car au milieu de tout ce que je voyais, de tout ce que j'éprouvais, je ne savais plus distinguer la réalité de l'illusion , et je m'écriais avec angoisse : Deusmeus, Deus meus, ut quid dereliquisli me? 120 MES miSOiNS. XLIII Une fois , m'étant mis au lit un peu avant l'aurore , je crus être parfaitement sur d'avoir placé mon mouchoir sous mon traversin. Après un moment d'assoupissement, je m'éveillai comme de coutume , et il me sembla qu'on Di'étranglait. Je sentis mon cou étroitement enveloppé. Chose étrange! il était enveloppé avec mon mouchoir, fortement attaché par plusieurs nœuds. J'aurais juré n'avoir pas fait ces nœuds , ni avoir touché mon mou- choir depuis que je l'avais mis sous mon traversin. 11 fallait que je l'eusse fait en rêvant ou dans un accès de délire, sans en avoir gardé aucune souvenance j mais je ne pouvais le croire , et depuis ce moment je craignais cliaque nuit d'être étranglé. Je comprends combien de pareils égarements d'esprit doivent paraître ridicules aux autres ; mais pour moi , qui les éprouvais, ils me faisaient tant de mal que j'en frémis encore. Ces terreurs s'évanouissaient chaque matin , et tant que durait la lumière du jour, je me sentais Tàme si bien raffermie contre elles, qu'il me semblait impossible que je pusse encore en être atteint ; mais , au coucher du soleil, je recommençais à frissonner, et chaque nuit ra- menait les affreuses extravagances de la nuit précédente. Plus j'étais faible dans les ténèbres , plus je faisais d'efforts , pendant le jour, pour paraître gai dans mes entretiens avec mes compagnons , avec les deux enfants du patriarcat et avec mes geôliers. Personne , en m'en- MES PRISONS. 121 tendant plaisanter comme je le faisais , n'aurait pu s'ima- giner que je fusse en proie à une si déplorable infirmité. J'espérais me raffermir par ces efforts ; mais ils ne me servaient à rien. Ces visions nocturnes, que, dans le jour, je traitais de folie, redevenaient, le soir, d'épou- vantables réalités. Si je l'eusse osé, j'aurais supplié la commission de me changer de chambre; mais je ne pus jamais prendre sur moi d'en parler, craignant de faire rire à mes dépens. Tous les raisonnements , toutes les résolutions , toutes les études et toutes les prières étant inutiles, l'idée af- freuse d'être entièrement et pour toujours abandonné de Dieu s'empara de moi. Tous ces misérables sopliismes contre la Providence , qui dans l'état de raison, peu de semaines auparavant, m'avaient paru si absurdes, vinrent alors brutalement trotter dans ma tète, et me semblèrent mériter atten- tion. Je luttai plusieurs jours contre cette tentation , puis je m'y abandonnai. Je méconnus la bonté de la religion , et je dis , comme je l'avais oui dire aux plus furieux athées , et comme der- nièrement encore Julien me l'écrivait : La religion n'est bonne qu'à affaiblir les esprits. J'eus l'audace de croire qu'en renonçant à Dieu mon âme recouvrerait sa force. Confiance insensée ! je niais Dieu , et je ne savais pas nier l'existence de ces êtres invisibles et malfaisants qui sem- blaient m'entourer et se repaître de mes douleurs ! De quel nom qualifier ce martyre? Suffit-il de l'appeler maladie, ou n'était-ce pas en même temps un cluUiment du Ciel pour abattre mon orgueil et me faire reconnaître que , sans une lumière particulière , je pouvais devenir incrédule comme Julien , et plus insensé que lui? 122 MES PRISONS. Quoi qu'il en soit , Dieu me délivra d'un mal si affreux au moment où je m'y attendais le moins. Un matin , après avoir bu mon café , je fus pris de vio- lentes coliques et de vomissements , qui me firent croire d'abord que j'étais empoisonné. Après ces vomisse- ments, qui m'accablèrent de fatigue et me laissèrent tout en sueur, je me couchai et m'endormis, vers midi, d'un sommeil paisible qui dura jusqu'au soir. Je m'éveillai , étonné d'un si long repos; et, croyant n'avoir plus besoin de dormir, je me levai. Etant de- bout , je serai plus fort , me dis-je , contre mes terreurs ordinaires. Mais les terreurs ne vinrent pas. J'en eus une grande joie , et , dans la plénitude de ma reconnaissance , recom- mençant à sentir Dieu . je me jetai à terre pour l'adorer, et lui demander pardon de l'avoir nié pendant plusieurs jours. Cette effusion de joie épuisa mes forces, étant alors resté un peu de temps à genoux , appuyé sur une chaise , je fus repris par le sommeil , et je m'endormis dans cette position. Là , je m'éveillai à demi au bout d'une ou de plusieurs heures; mais j'eus à peine le temps de me jeter tout habillé sur mon lit , et je me rendormis jusqu'au matin. Je demeurai toute cette journée dans un état de somno- lence; le soir, je me couchai de bonne heure, et je dormis la nuit entière. Quelle crise s'était opérée en moi? Je l'ignore ; mais j'étais guéri. I MES PRISONS. 123 XLIV Alors cessèrent les nausées dont mon estomac souffrait depuis longtemps, mes maux de tète disparurent, et il me vint un appétit extraordinaire. Je digérais parfaite- ment, et mes forces augmentaient, xUlniirable Provi- dence ! elle m'avait ôté mes forces pour m'iuimilier ; elle me les rendait parce que l'époque des sentences approchait, et qu'elle ne voulait pas que je succombasse à leur annonce. Le 24 novembre , un de nos compagnons , le docteur Foresti , fut tiré de la prison des Plombs sans que nous sussions en quel lieu on le transportait. Le geôlier , sa femme et les secondini paraissaient atterrés, mais aucun d'eux ne voulait m'éclairer sur ce mystère. — Et que veut savoir Monsieur , me disait Tremcrello, s'il n'y a rien de bon à lui apprendre? Je lui en ai déjà trop dit, trop dit. — Allons , à quoi bon le taire? m'écriai- je en fris- sonnant ; ne vous ai-je pas compris ? Il est donc condamné à mort? — Qui ?. . . lui ?.. . le docteur Foresti ? Tremerello hésitait ; mais l'envie de bavarder n'était pas la moindre de ses vertus. — Monsieur ne dira pas ensuite que je suis bavard ; je ne voulais justement pas ouvrir la bouche sur ces choses- là. Que Monsieur se souvienne qu'il m'y a forcé. — Oui , oui , je vous y ai forcé ; mais allons , dites-môi tout. Qu'est-il arrivé à ce pauvre Foresti? 124 MJiS PRISOJSS. — Ah ! Monsieur , on lui a fait passer le pont des Soupirs ! Il est dans les prisons criminelles ! l'arrêt de mort lui a été lu , et à deux autres encore. — Et cet arrêt s'exécutera... quand? Ah! les infor- tunés! Et quels sont les deux autres? — Je n'en sais pas davantage , pas davantage. Les sen- tences ne sont pas encore publiées. On dit dans Venise qu'il y aura plusieurs commutations de peine. Dieu veuille que l'arrêt de mort ne s'exécute sur aucun d'eux ; Dieu veuille que si tous ne peuvent y échapper, Monsieur du moins y échappe ! Je porte à Monsieur autant d'af- fection... (pardon de la liberté,) que s'il était mon frère. Et il s'en alla tout ému. Le lecteur peut imaginer dans quelle agitation je me trouvai tout le reste de cette jour- née, et la nuit suivante, et tant d'autres jours durant lesquels je ne pus en apprendre davantage. Cette incertitude dura un mois. Enfin les sentences re- latives au premier procès furent rendues publiques. Elles frappaient beaucoup d'accusés , dont neuf étaient con- damnés à mort, puis, par grâce, au carcere duro, les uns pour vingt ans , les autres pour quinze (et, dans les deux cas , ils devaient subir leur peine dans la forteresse du Spielberg, près la ville de Brûnn en Moravie), d'autres enfin pour dix ans au moins. (Ces derniers allaient dans la forteresse de Lubiana.) Fallait- il voir , dans cette commutation de peine accor- dée à tous les condamnés du premier procès , une preuve que la mort épargnerait ceux du second? ou bien n'use- rait-on d'indulgence que pour les premiers , parce qu'ils avaient été arrêtés avant la publication des ordonnances MES PRISOIVS. 125 contre les sociétés secrètes ? et toute la rigueur des lois tomberait-elle sur les seconds? La solution de ces doutes ne peut se faire beaucoup attendre , me disais-je : que Dieu soit béni de me donner le temps de prévoir la mort et de m'y préparer ! XLV Mon unique pensée était de mourir chrétiennement et avec courage. J'eus la tentation d'échapper au gibet par le suicide , mais elle me quitta. Quel mérite y a-t-il à ne pas se laisser égorger par le bourreau , pour en faire soi- même l'office? On sauve son honneur. Eh! n'est-ce pas une puérilité de croire qu'il y a plus d'honneur à tromper le bourreau qu'à se livrer à lui , lorsque , après tout , force est de mourir ? Quand même je n'eusse pas été chrétien , le suicide, en y réfléchissant, m'eût paru une sotte satis- faction et une chose inutile. Si le terme de ma vie est arrivé, me disais-je, ne suis-je pas heureux qu'il arrive de manière à me laisser le temps de me recueillir, et de purifier ma conscience par des désirs et un repentir dignes d'un homme? Eu jugeant comme le vulgaire , la pire de toutes les morts est celle du gibet; mais au jugement du sage, cette mort n'est-elle pas préférable à tant d'autres causées par les maladies , qui , en affaiblissant l'intelligence , 126 MFS PRISOIVS. ne permettent plus à Tàme de se détacher des pense'es terrestres ? La justesse de ce raisonnement pénétra si avant dans mon esprit, que l'horreur de la mort, et même de ce genre de mort, s'éloigna tout à fait de moi. Je méditai longtemps sur les sacrements qui devaient me fortifier dans ce moment solennel , et je me crus en état de les re- cevoir dans les dispositions nécessaires pour en éprouver toute l'efficacité. Cette élévation d'âme que je croyais avoir, cette paix intérieure, cette indulgente affection pour ceux qui me haïssaient, cette joie de pouvoir sacri- fier ma vie à la volonté de Dieu , les aurais-je conservées si j'eusse été conduit au supplice? Hélas ! l'homme est tel- lement plein de contradictions, que lors même qu'il paraît ne pouvoir être ni plus ferme ni plus saint, il ne faut qu'un moment pour le précipiter dans les faiblesses et dans les fautes. Serais-je alors mort dignement? Dieu seul le sait. Je ne m'estime pas assez pour l'affirmer. Cependant l'approche vraisemblable de la mort ar- rêtait tellement mon imagination sur cette idée, que non- seulement la mort me semblait possible , mais annoncée par d'infaillibles pressentiments. îNul espoir d'éviter cette destinée n'entrait plus dans mon cœur. Chaque fois que j'entendais le bruit des pas ou des clefs , chaque fois qu'on ouvrait ma porte , je me disais : Courage ! peut-être vient- on me chercher pour me lire ma sentence. Ecoutons-la avec calme et dignité, et bénissons le Seigneur. Je méditais sur ce que je devais écrire pour la dernière fois à ma famille , et particulièrement à mon père , à ma mère , à chacun de mes frères , a chacune de mes sœurs ; et repassant dans mon esprit ces expressions de senti- ments si profonds, si sacrés, je m'attendrissais avec une MES PRISOINS. 127 douceur infinie ; je pleurais , et ces pleurs n'affaiblissaient pas ma volonté résignée. Comment l'insomnie ne serait- elle pas revenue? Mais combien elle était différente de la première ! Je n'en- tendais dans ma chambre ni rires ni gc'missements , je ne révais ni d'esprits ni d'hommes cachés. La nuit était pour moi plus délicieuse que le jour , parce que je me con- centrais de plus en plus dans la prière. J'avais coutume de me mettre au lit vers quatre heures , et je dormais paisiblement environ deux heures. Éveillé , je restais tard au lit pour me reposer , et je me levais vers onze heures. Une nuit , je m'étais couché un peu plus tôt que de coutume, et j'avais à peine dormi un quart d'heure lorsque , me réveillant tout à coup , je vis une éclatante lumière sur le mur qui se trouvait en face. Je craignis d'être retombé dans mon ancien délire ; mais ce que je voj'ais n'était pas une illusion. Cette lumière venait de la petite fenêtre au-dessous de laquelle je couchais. Je saute à terre , je prends la table , la place sur mon lit, et, mettant dessus une chaise, je monte, et je vois un des plus beaux et des plus terribles spectacles de feu que l'on puisse imaginer. C'était un grand incendie , à une portée de fusil de nos prisons. Il avait pris à la maison des boulangeries publiques , et il les consuma. La nuit étant très-obscure, on en voyait d'autant mieux ces vastes globes de flammes et de fumée agités par un vent furieux. De toutes parts volaient des étincelles qui semblaient pleuvoir du ciel. La lagune voisine réflé- chissait l'incendie; un nombre infini de gondoles étaient en mouvement. Je me représentais l'épouvante et le danger 128 MFS PRISONS. de ceux qui habitaient la maison incendie'e et celles qui l'avoisinaient, et je les plaignais. J'entendais des voix loin- taines d'hommes et de femmes qui s'appelaient : — To- gnina! Momolo! Beppo! Zanze! Encore ce nom de Zanze qui venait frapper mon oreille ! Il y en a par milliers à Venise , et pourtant je craignais que ce ne fût celle dont le souvenir m'était si doux ! L'infortunée serait-elle là , et peut-être enveloppée par les flammes? Oh! si je pouvais voler à son secours ! Palpitant , frémissant , et frappé de stupeur , je restai à cette croisée jusqu'au point du jour , puis je des- cendis accablé d'une tristesse mortelle , me figurant le mal beaucoup plus grand qu'il ne l'était. Tremerello m'apprit qu'il n'y avait que les fours de brûlés et les magasins attenants à ces fours , avec une grande quantité de sacs de farine. -o^-o<®>->-@-(v XLVI Mon imagination était encore vivement frappée d'avoir vu cet incendie , lorsque , quelques nuits après (je n'étais pas encore couché, et, assis à ma table, j'étudiais tout transi de froid) , voici des voix peu éloignées de moi (c'é- taient celles du geôher , de sa femme , de leurs enfants et défi secondini) , qui s'écrient: Le feu l le feu ! 0 bien- heureuse Vierge^ nous sommes perdus ! Le froid quo je ressentais me quitta à l'instant. Je sautai de dessus ma chaise , couvert de sueur , et je regardai MES PRISOTVS. 129 tout autour si déjà on apercevait des flammes : on n'en voyait pas. L'incendie était pourtant dans le palais même , dans quelques bureaux voisins des prisons. Un des secondini criait : — Monsieur le maître , si le feu gagne, que ferons- nous de ces Messieurs qui sont en cage? Le geôlier répondait : — Je n'ai pas le cœur de les laisser brûler. Cependant on ne peut pas ouvrir les pri- sons sans la permission de la commission. — Allons ! dis-je , courez donc demander cette per- mission. — J'y cours tout de suite, Monsieur; mais la réponse n'arrivera pas à temps, savez- vous... Et où était cette liéroique résignation que je me croyais si sûr de posséder en pensant à la mort? Pourquoi l'idée d'être brûlé vif me donnait-elle la fièvre? Comme s'il y avait plus de plaisir à se laisser serrer la gorge qu'à êtn; brûlé ! Je fis cette réflexion , et j'eus honte de ma peur ; j'étais sur le point de crier au geôlier de m'ouvrir par charité , mais je me retins. iN'éanmoins je tremblais. Voilà donc, me dis-je, quel sera mon courage si, échappé au feu , je suis conduit à la mort ! Je me con- tiendrai, je cacherai aux autres ma lâcheté; mais je tremblerai... Cependant... n'est-ce pas aussi du cou- rage, quand on éprouve de la crainte, d'agir comme si on n'en avait pas? N'est-ce pas générosité que de s'ef- forcer de donner volontiers ce qu'on regrette de donner? N'est-ce pas obéissance que d'obéir en répugnant à le faire ? Le tumulte était si grand dans la maison du geôlier, qu'il indiquait un péril toujours croissant. Et le secon- 9 130 MES PRISOINS. dino parti pour demander la permission de nous tirer de ces lieux ne revenait pas ! Enfin il me sembla entendre sa voix. J'écoutai, et ne pus distinguer ses paroles. J'attends, j'espère, mais en vain! Personne ne vient. Est-il pos- sible que l'on n'ait pas permis que nous fussions sauvés du feu? Et s'il n'y a plus moyen d'échapper? si le geôlier et sa famille avaient eux-mêmes de la peine à se mettre en sûreté , et s'il n'y avait plus personne qui pensât aux pauvres prisonniers en cage ?. . . Mais enfin, reprenais-je, ce n'est là ni de la philosophie ni de la religion ! Ne ferais-je pas mieux de me préparer à voir les flammes entrer dans ma chambre et me dévorer? Cependant les clameurs s'apaisent : peu à peu je n'en- tends plus rien. Est- ce une preuve que l'incendie a cessé ? ou bien tous ceux qui l'ont pu ont-ils pris la fuite? et ne reste-t-il plus ici que les victimes abandonnées à une fin si cruelle? Le silence qui continuait de régner me calma : je com- pris que le feu devait être éteint. Je me mis au lit, et je me reprochai comme une lâcheté l'anxiété que j'avais éprouvée. Maintenant qu'il ne s'agis- sait plus d'être brûlé , je regrettais de n'avoir pas péri dans les flammes plutôt que de recevoir la mort dans quelques jours de la main des hommes. Le matin suivant, j'appris de Tremerello les détails de l'incendie , et je ris de la peur qu'il me dit avoir eue , comme si la mienne n'avait pas égalé ou peut-être sur- passé la sienne. MES PRISONS. 131 XLVII Le 11 janvier 1822, vers neuf heures du matin, Tre- merello saisit une occasion pour venir auprès de moi , et me dit tout agité : — Monsieur sait- il que dans l'ile Saint - Michel de Murauo, ici, à peu de distance de Venise, il y a une prison où sont peut-tHre plus de cent earbcnari? — Vous me l'avez déjà dit d'autres fois : eh bien'... que voulez- vous dire?... Allons, parlez; il y en a peut- être de condamnés? — Précisément. — Lesquels? — Je ne sais. — Mon pauvre Maroncelli en serait-il? — Hélas ! Monsieur, je ne sais , je ne sais qui en est. Tl s'en alla tout ému , en me regardant d'un air de compassion. Peu après le geôlier entra, accompagné des secondini et d'un homme que je n'avais jamais vu. Le geôlier pa raissait troublé. Le nouveau venu prit la parole . — Monsieur, la commission a ordonné que vous vins- siez avec moi. — Partons , répondis- je. Et vous , qui êtes- vous donc? — Je suis le geôlier des prisons de Saint Michel , où Monsieur doit être transféré. Le geôlier des Plombs remit à celui-ci mon argent, qu'il avait entre les mains. Je demandai et j'obtins la 132 MES PRISOTSS. permission de faire quelque présent aux secondini. Je mis en ordre mes vêtements, je pris ma Bible sous le bras, et je partis. Pendant que je descendais ce long escalier, Tremerello me serra furtivement la main; il semblait vouloir me dire : Malheureux , tu es perdu ! jXous sortîmes par une porte qui donnait sur la lagune, où nous attendaient, avec une gondole, deux secondini du nouveau geôlier. J'entrai dans la gondole, agité par mille sentiments opposés. J'éprouvais un certain regret d'abandonner le séjour des Plombs, où j'avais beaucoup souffert, mais aussi où je m'étais affectionné à quelqu'un , et où quel- qu'un s'était affectionné à moi ; je goûtais le plaisir de me retrouver en plein air après une si longue réclusion , de voir le ciel , les eaux et la cité , sans le triste encadrement des barreaux de fer; je retrouvais le souvenir de la joyeuse gondole qui , dans des temps beaucoup plus heureux , me portait sur cette même lagune ; celui des gondoles du lac deCôme, du lac Majeur, des petites barques sur le Pô, de celles du Ehône et de la Saône Oh ! riantes années, vous vous êtes évanouies ! Qui, dans le monde, a été aussi heureux que moi? ISé des parents les plus tendres , dans cette condition qui n'est pas la pauvreté , et qui , vous rapprochant presque également du pauvre et du riche , vous facilite la vraie connaissance de ces deux états , condition qui , à mon avis , est la plus favorable pour cultiver les affections ; après une enfance entourée de toutes les douceurs de la vie domestique, j'étais allé à Lyon, auprès d'un vieux cousin de ma mère , fort riche et très-digne de ses ri- chesses. Là, tout ce qui peut enchanter un cœur avide d'élégance et d'amour avait rempli de délices la première F.i3: J en irai dans la çrondole. açriié par mille senliments opposés MES PRISONS. 133 ardeur de ma jeunesse. Puis, de retour en Italie et fixé à Milan avec mes parents, j'avais continué à étudier, à aimer la société et les livres, ne trouvant partout que d'excellents amis et des applaudissements flatteurs. Monti et Foscolo, quoique ennemis l'un de l'autre, avaient pour moi la même bienveillance. Je m'attachai plus intime- ment au dernier; et cet homme si irascible , qui éloignait tant de personnes de lui par son âpre rudesse , n'était pour moi que douceur et cordialité, et j'avais pour lui une tendre vénération. D'aulres Uttérateurs distingués me témoignaient aussi une affection que je leur rendais. Jamais les traits de l'envie ni de la calomnie ne m'attei- gnirent , ou du moins ils partaient de gens si discrédités qu'ils ne pouvaient me nuire. A la chute du rojaume d'Italie, mon père était retourné demeurer à Turin avec le reste de ma famille ; et moi , me promettant toujours de rejoindre des êtres si chers, j'avais fini par rester à Milan , où j'étais entouré de tant de bonheur que je ne pouvais me résoudre à y renoncer. Parmi mes meilleurs amis, trois, à Milan, l'empor- taient dans mon cœur : D. Pietro Borsieri, monseigneur Lodovico de Brème , et le comte Luigi Porro Lamber- tenghi. A ceux-ci se joignit plus tard le comte Federigo Confalonieri. M'étant chargé de l'éducation de deux des enfants de Porro, j'étais avec eux comme un père, et avec leur père comme un frère. Dans cette maison affluait non- seulement tout ce que Milan avait d'esprits cultivés , mais encore une foule de voyageurs de distinction : c'est là que je connus madame de Staël , Schlegel , Davis , Bjron, Hobhouse, Brougham, et beaucoup d'autres personnages illustres des diverses parties de l'Europe. 134 MES PRISONS. Oli ! comme la connaissance des gens de mérite réjouit l'àrae et l'excite à s'ennoblir! Oui, j'étais heureux! Je n'aurais pas changé mon sort contre celui d'un prince ! . . . Et d'un sort si doux tomber tout à coup entre les mains des sbires, être traîné de prison en prison, et finir par être étranglé ou périr dans les fers ! XLVIII Tout en faisant ces réflexions , j'arrivai à Saint-Michel , et je fus renfermé dans une chambre qui avait vue sur une cour, sur la lagune et sur la belle île de Murano. Je demandai des nouvelles de Maroncelli au geôlier, à sa femme et à quatre secondini; mais ils me faisaient des visites courtes , pleines de défiance , et ne voulaient me rien dire. Cependant , partout où il y a cinq à six personnes , il est rare de n'en pas trouver une compatissante et qui aime à parler; je la trouvai, et j'appris ce qui suit : Maroncelli , après être reste longtemps seul , avait été mis avec le comte Camillo Laderchi; ce dernier, déclaré innocent , était sorti de prison depuis peu de jours , et Maroncelli se trouvait seul encore une fois. Deux autres de nos compagnons de captivité, le professeur Gian- Dominico Romagnosi et le comte Giovani Arrivabene, avaient été aussi mis en liberté comme innocents. Le capitaine Rezia et M. Canova étaient ensemble, et le MES PRISONS. 135 professeur Ressi était mourant daus une prison \oisine de la leur. — La sentence de ceux qui ne sont pas sortis est donc venue? demaudai-je; et qu'attend-on pour nous la faire connaître? Peut-être que le pauvre Ressi meure, ou qu'il soit en état d'entendre son arrêt , n'est-ce pas? — Je crois que oui. Tous les jours je demandais des nouvelles de cet infor- tuné. — Il a perdu la parole j — il l'a recouvrée, mais il a le délire et n'entend rien ; — il donne peu de signes de vie j - il crache souvent le sang , il délire encore ; — il est plus mal ; — il est mieux ; — il est à l'agonie. Telles furent les réponses que l'on me donna pendant plusieurs semaines. Enfm, un matin, on me dit : — 11 est mort î Je versai une larme sur lui , et me consolai en pensant qu'il avait ignoré sa condamnation. Le jour suivant, 2i février 1822, à dix heures du matin , le geôlier vint me prendre, me conduisit dans la salle de la commission, et se retira. Le président, l'in- quisiteur et les deux juges assistants étaient assis; ils se levèrent. Le président me dit, avec l'accent d'une noble commi- sération , que la sentence était arrivée , qu'elle était ter- rible, mais que déjà l'empereur l'avait adoucie. L'inquisiteur me lut la sentence : •« Condamné à mort;» puis il lut le rescrit impérial : < La peine est commuée en quinze années de carcere duro dans la forteresse du Spiel- berg. » Je répondis : — La volonté de Dieu soit faite ! Mon intention était véritablement de recevoir en chrétien ce 136 MES PRISOiNS. coup terrible , et de ne montrer , de ne nourrir du res - sentiment contre qui que ce fût. Le président loua ma modération , et m'engagea à la conserver toujours, ajoutant qu'au bout de deux ou trois ans cette modération me mériterait peut-être une plus grande grâce. (Au lieu de deux ou trois , ce furent bien d'autres années ! ) Les autres juges aussi m'adressèrent des paroles de consolation et d'espérance ; mais l'un d'eux , qui , dans le cours du procès, s'était toujours montré fort hostile envers moi , me dit quelque chose de poli , qui cependant me parut piquant. Cette politesse me sembla déraen lie par ses regards, dans lesquels j'aurais juré qu'il y avait une joie insultante. Maintenant je ne jurerais plus que cela fût ainsi; je puis très- bien m'ètre trompé ; mais mon sang alors fut bouleversé, et j'eus peine à ne pas laisser éclater ma fureur. Je dissimulai ; et pendant qu'on me louait encore de ma patience toute chrétienne, en secret je l'avais déjà perdue. — Demain , dit l'inquisiteur , il nous sera pénible d'avoir à vous annoncer publiquement votre sentence ; mais c'est une formalité indispensable. — Soit , répondis-je. — Dès ce moment, reprit-il, vous pouvez jouir de la compagnie de votre ami. Et, ayant appelé le geôlier, ils me consignèrent de nouveau entre ses mains, en lui disant de me mettre avec Maroncelli. MES PRISONS. 137 XLIX Quel doux moment ce fut pour mon ami et pour moi que celui où nous nous revîmes , après un an et trois mois de séparation et tant de douleurs ! Les joies de l'amitié nous firent presque oublier un instant notre condam- nation. Bientôt néanmoins je m'arraciiai de ses bras pour prendre la plume et écrire à mon père ; car je désirais ardemment que la nouvelle de mon triste sort fût annon- cée par moi à mes chers parents , plutôt que par d'autres, afin que le déchirement de leur cœur fût adouci par le calme religieux de mon langage. Les juges me promirent d'expédier aussitôt cette lettre. Maroncelli me parla ensuite de son procès , et moi du mien. Nous nous racontâmes plusieurs aventures de pri- son ; puis , allant à la feiièlrc , nous saluâmes trois de nos amis , qui étaient à la leur. C'étaient d'abord Canova et Rezia, qui se trouvaient ensemble : le premier, con- damné à six ans de carcere duro, et le second, à trois. Le troisième était le docteur Cesare Armari, qui, dans les mois précédents, avait été mon voisin aux Plombs. Il n'avait eu à subir aucune condamnation , et il sortit depuis , déclaré innocent. Le plaisir de nous entretenir ensemble fut une dis- traction pendant toute la journée et toute la soirée; mais quand nous fûmes couchés , quand la lumière fut éteinte et le silence rétabli, il me fut impossible de dormir. Ma 138 MES PRISONS. tête était en feu , et mon cœur saignait en pensant à ma famille. Mes vieux parents résisteront-ils à un tel mal- lieur ? Auront-ils assez de leurs autres enfants pour les consoler? Ils sont tous aimés autant que je le suis, et en sont plus dignes que moi ; mais un père et une mère trouvent-ils jamais que les enfants qui leur restent soient une compensation de celui qu'ils perdent? Ah ! si du moins je n'eusse pensé qu'à mes parents et à quelques autres personnes que j'aimais ! ce souvenir n'eût produit en moi que de l'affliction et de l'attendris- sement j mais je pensai aussi à ce prétendu rire de joie insultante de ce juge, à mon procès, à la cause de ma condamnation , aux passions politiques , au sort d'un si grand nombre de mes amis , . . . et j'étais incapable de juger avec indulgence aucun de mes adversaires. Dieu me sou- mettait à une grande épreuve ! Mon devoir eût été de la subir avec courage : je n'en eus ni la force ni la volonté. La volupté de la haine avait pour moi plus de charme que la douceur du pardon : je passai une nuit d'enfer. Le matin , je ne priai pas. L'univers me semblait l'œuvre d'un pouvoir ennemi du bien. Plusieurs fois déjà, je m'étais fait le calomniateur de Dieu 5 mais jamais je n'aurais cru pouvoir le redevenir, et surtout le rede- venir en si peu d'heures ! Julien , dans ses plus grands accès de fureur, ne pouvait pas être plus impie que moi. Quand l'homme ne roule dans son esprit que des pensées de haine, et que surtout il est frappé d'un très-grand malheur , qui devrait au contraire le rendre plus reli- gieux, lors même qu'il aurait été juste, il devient pervers. Oui, lors même qu'il aurait été juste; car on ne peut haïr sans orgueil. Et qui es-tu , ô misérable mortel, pour prétendre qu'aucun de tes semblables ne te juge sévè- MES PRISONS. 139 rement ; pour vouloir que personne ne puisse te nuire de honne foi , en croyant agir avec justice ; pour te plaindre , si Dieu veut que tu souffres plutôt d'une manière que d'une autre? Je me sentais malheureux de ne pouvoir prier ; mais où règne l'orgueil on ne saurait trouver d'autre dieu que soi-même. J'aurais voulu recommander mes parents désolés au Consolateur suprême, et je ne croyais plus en lui ! o-2^-0«î)»0-^-o- A neuf heures du matin , on nous fit entrer, Maron- celli et moi, dans une gondole qui nous conduisit à la ville. Nous abordâmes au palais du Doge , nous mon- tâmes aux prisons , et on nous mit dans la chambre qu'habitait, peu de jours auparavant, M. Caporali , qu'on avait transféré je ne sais où. Neuf ou dix sbires étaient là , assis, pour nous garder, et nous attendions en nous pro- menant le moment d'être traînés sur la place. L'attente fut longue ; l'inquisiteur ne vint qu'à midi , pour nous an- noncer qu'il fallait partir. Le médecin arriva aussi, et nous engagea à boire un petit verre d'eau de menthe , que nous acceptâmes , pénétrés de reconnaissance , moins encore de cette attention que de la pitié que le bon vieil- lard nous témoignait : c'était le docteur Dosmo. Le chef 140 MES PRISOINS. des sbires s'avança ensuite, nous mit les menottes, et nous le suivîmes, accompagnés des autres sbires. En descendant le magnifique escalier des Géants , nous nous rappelâmes le doge Marino Faliero , décapité en ce lieu même. jVous entrâmes sous le grand portique , qui, de la cour du palais , donne sur la Piazzetta , et , arrivés là , nous tournâmes à gauche , vers la lagune. Au milieu de la Piazzetta était l'échafaud sur lequel nous devions monter. De l'escalier des Géants à cet échafaud étaient rangées deux files de soldats allemands , au milieu des- quelles nous passâmes. Montés sur l'échafaud, nous jetâmes nos regards autour de nous, et nous vîmes une immense population frappée de terreur. On apercevait sur divers points , dans l'éloi- guemeut , d'autres soldais alignés , et on nous dit qu'il } avait partout des canons avec mèches allumées. C'était sur cette même Piazzettaqu'ensepXemhre 1820, un mois avant mon arrestation , un mendiant m'avait dit : — Ceci est un lieu de malheur ! Ce mendiant me revint à la mémoire , et je me dis : Qui sait s'il n'est pas là, lui aussi, au milieu de ces milliers de spectateurs, et s'il ne me reconnaît pas? Le capitaine autrichien nous cria de nous tourner du côté du palais et de regarder en haut. >'ous obéîmes, et nous vîmes sur la terrasse un officier de justice, tenant un papier à la main : c'était la sentence. Il la lut à haute voix. Un profond silence régna jusqu'à ces mots : condamnés à mort. Il s'éleva alors un murmure général de com- passion , puis le silence se rétablit pour écouter la fin de la lecture, et un nouveau murmure accueiUit ces e\- MES PRISONS. t41 pressions : condamnés an carcere duro , Maronceîli pour vingt ans, et Pellico pour quinze. Le capitaine nous ayant fait signe de descendre , nous jetâmes encore une fois nos regards autour de nous , et nous descendîmes. Centrés dans la cour , nous montâmes l'escalier , et l'on nous fit retourner dans la chambre d'où on nous avait tirés; on nous ôta ensuite les menottes, et nous fûmes reconduits à Saint-Michel. ■<>-^-o<®x>-^-o- LI Ceux qui avaient été condamnés avant nous étaient déjà partis pour Lubiana et pour le Spielberg, accompagnés d'un commissaire de police. Maintenant nous attendions le retour de ce même commissaire pour qu'il nous con- duisît à notre destination : nous l'attendîmes un mois. Ma vie alors se passait à parler beaucoup pour me distraire, et à entendre parler les autres. Maronceîli me lisait en outre ses compositions littéraires , et je lui lisais les miennes. Je lus un soir, de ma fenêtre, à Canova, à Bczia et à Armari, V Ester d'Engaddi, et le lendemain au soir, YJyinia d'Asti. Mais la nuit je frémissais , je pleurais , et je dormais peu ou je ne dormais pas du tout. Je désirais et craignais en môme temps d'apprendre comment la nouvelle de mon infortune avait été reçue par mes parents. 142 MES PRISONS. Enfin je reçus une lettre de mon père. Quelle fut ma douleur en voyant que la dernière que je lui avais adressée n'avait pas été envoyée sur-le-champ, comme j'en avais tant prié l'inquisiteur ! Mon malheureux père , qui s'était toujours flatté de l'espérance que je sortirais acquitté , ayant pris un jour la Gazette de Milan, y avait lu ma condamnation. Lui-même me racontait cette cruelle découverte , et me laissait à imaginer combien son âme avait été déchirée. Oh ! comme dans mon immense compassion pour lui , pour ma mère , pour toute ma famille , je m'indignai de ce que ma lettre n'avait pas été soigneusement expédiée ! Peut-être n'y avait- il eu aucune mauvaise intention dans ce retard; mais j'en supposai une infernale; je crus y découvrir un raffinement de barbarie , le désir que le coup dont j'étais frappé tombât aussi de toute sa violence sur mes innocents parents. J'aurais voulu pouvoir répandre une mer de sang pour punir cette cruauté imaginaire. Maintenant que je juge de sang-froid, je trouve mon idée peu vraisemblable : ce retard n'eut sans aucun doute d'autre cause que la négligence. Furieux comme je l'étais, j'appris en frémissant que mes compagnons se proposaient de faire leurs pàques avant de partir, et je sentis que je ne devais pas les faire , n'ayant en moi aucune volonté de pardonner. -o-S^-CMagpo-^-o- MES PRISOIVS. 143 LU Le commissaire arriva enfin d'Allemagne, et vint nous dire que dans deux jours nous partirions. — Messieurs , ajouta-t-il , j'ai le plaisir de pouvoir vous donner une consolation. En revenant du Spielberg, j'ai vu à Vienne S. M. l'empereur, qui m'a dit que vos jours de détention seraient de douze heures, et non de vingt- quatre. Cette expression de S. M. veut dire que la peine est diminuée de moitié. Cette diminution ne nous fut jamais annoncée officiel- lement. Il n'était pas probable cependant que le commis- saire nous fit un mensonge, d'autant plus qu'il ne nous donna pas cette nouvelle en secret , mais du consentement de la commission. Je ne pus néanmoins m'en réjouir, car, dans ma pensée , sept ans et demi de fers n'étaient guère moins horribles que quinze. 11 me semblait impossible que je vécusse aussi longtemps. Ma santé était de nouveau très-mauvaise. Je souffrais beaucoup de la poitrine, je toussais, et je croyais mes poumons attaqués ; je mangeais peu , et ce peu , je ne le digérais pas. Notre départ eut lieu dans la nuit du 25 au 26 mars. On nous permit d'embrasser notre ami le docteur Cesare Armari. Un sbire nous attacha ensuite une chaîne trans- versalement de la main droite au pied gauche , pour nous empêcher de fuir. Nous descendîmes dans une gondole, et nos gardes ramèrent vers Fusine. 144 MES PRISONS. Arrivés là, nous trouvâmes deux voitures prêtes. Le commissaire monta avec Eezia et Canova dans l'une , et le sous-commissaire , avec Maroncelli et moi , dans l'autre. Six ou sept gardes de police , armés de fusils et de sabres , et placés , les uns dans les voitures , les autres sur le siège du voiturin, complétaient le convoi. Il est toujours douloureux de se voir contraint par le malheur de quitter sa patrie ; mais la quitter chargé de chaînes , et pour aller habiter des climats horribles , pour aller languir des années entières parmi des sbires , est une chose si déchirante qu'il n'y a pas de terme pour l'ex- primer ! Avant de passer les Alpes , ma nation me devenait à chaque instant plus chère , à cause de la commisération que nous témoignaient partout ceux que nous rencon- trions. Notre condamnation étant déjà connue depuis plusieurs semaines , nous étions attendus dans chaque ville, dans chaque village, dans chaque hameau isolé. Dans plusieurs endroits, les commissaires et les gardes eurent peine à dissiper la foule qui nous entourait. La bienveillance qui se manifestait à notre égard était véri- tablement étonnante. A Udine, une touchante surprise nous était réservée. Quand nous fûmes arrivés à l'auberge , le commissaire fit fermer la porte de la cour et écarter le peuple , puis nous assigna une chambre, et ordonna aux domestiques de nous y apporter notre souper et tout ce qu'il fallait pour coucher. Un instant après , trois hommes entrent avec des matelas sur les épaules. Quel est notre éton- nement en nous apercevant qu'un seul d'entre eux est au service de la maison , et que les deux autres sont de notre connaissance ! Nous feignîmes de les aider à déposer les MES PRISo^s. 145 matelas, et nous leur serrâmes furtivement la main. Les larmes nous jaillissaient du cœur à tous. Oh! combien il nous fut pénible de ne pouvoir les verser en nous pressant dans les bras les uns des autres ! Les commissaires ne s'aperçurent pas de cette scène touchante; mais je soupçonnai un des gardes d'avoir pénétré le mystère au moment où le bon Dario me serrait la main. Ce garde était Vénitien. Il nous fixa au visage Dario et moi , pâlit , et sembla hésiter s'il devait élever la voix ; mais il se tut , et tourna les yeux d'un autre côté , feignant de n'avoir rien vu. S'il ne devina pas que ces deux personnes fussent de nos amis, il pensa du moins que c'étaient des domestiques de notre connaissance. LUI Il faisait à peine jour quand nous partîmes d'Udine le lendemain. L'excellent Dario était déjà dans la rue , enveloppé de son manteau j il nous salua encore et nous suivit longtemps. Nous vîmes aussi derrière nous une voiture pendant deux ou trois milles , et dans cette voi- ture une personne qui agitait son mouchoir. Enfin elle s'en retourna. Qui était-ce? Nous ne pûmes que le supposer. Que Dieu bénisse toutes les âmes généreuses qui n'ont pas honte d'aimer les malheureux ! Ah ! je les apprécie d'autant mieux, que, dans les jours de mon adversité, j'ai connu des lâches qui m'ont renié, et ont cru gagner 10 146 MES PRISOIVS. quelque chose en répétant les outrages qui m'étaient adressés; mais ceux-ci ont été en petit nombre, et les autres n'ont pas été rares. Je me trompais en pensant que cette compassion que nous trouvions en Italie allait cesser dès que nous serions sur la terre étrangère. Ah! l'homme bon est toujours le compatriote des malheureux ! Quand nous fûmes en Illyrie et en Allemagne , il arrivait la même chose que chez nous ; ce gémissement était universel : Arme herren ! (Pauvres messieurs ! ) Quelquefois , en entrant dans un pays , on était obligé de faire arrêter nos voitures avant de décider où nous irions loger. Alors la population se pressait autour de nous, et nous entendions des paroles de compassion qui partaient véritablement du cœur. La bonté de ces étrangers me touchait encore plus que celle de mes com- patriotes. Oh! comme je leur en étais reconnaissant! Combien est douce la pitié de nos semblables ! et qu'il est doux de les aimer ! La consolation que j'en tirais diminuait jusqu'à mon indignation contre ceux que j'appelais mes ennemis. Qui sait, me disais-je, si je voyais de près leurs visages, et qu'ils vissent le mien, si je pouvais lire dans leurs âmes et eux dans la mienne , qui sait si je ne serais pas forcé d'aA^ouer qu'il n'y a aucune scélératesse en eux , et eux , qu'il n'y en a aucune en moi ? Qui sait si nous ne serions pas forcés de nous plaindre mutuellement et de nous aimer? Trop souvent les hommes ne se haïssent que parce qu'ils ne se connaissent pas; s'ils échangeaient entre eux quelques paroles, peut-être se donneraient-ils le bras avec une mutuelle confiance. MES PRIso^s. 147 Nous nous arrêtâmes un jour à Lubiana , où Canova et Eezia furent séparés de nous et conduits au château : on concevra facilement combien cette séparation nous fut douloureuse à tous les quatre. Le soir de notre arrivée à Lubiana et le jour suivant , un monsieur que l'on nous dit être , si j'entendis bien , un secrétaire municipal, vint poliment nous tenir compagnie. C'était un homme plem d'humanité, qui parlait de la religion avec onction et gravité. Je soupçonnai que c'était un prêtre : les prêtres, en Allemagne , s'habillent comme les séculiers. Celui ci avait une de ces figures ouvertes qui inspirent l'estime : je regrettai de ne pouvoir faire une plus ample connaissance avec lui , et je regrette d'avoir eu l'étourderie d'oublier son nom. Qu'il me serait doux aussi de savoir ton nom , ô jeune fille qui, dans un village de la Stvrie , nous suivis au milieu de la foule , et nous saluas des deux mains lorsque notre voiture dut s'arrêter quelques minutes! Tu t'éloi- gnas ensuite, ton mouchoir sur les yeux , appuyée sur le bras d'un jeune homme triste, qui paraissait Allemand a sa blonde chevelure, mais qui, peut-être, était allé en Italie , et s'était attaché à notre malheureuse nation. Qu'il me serait doux de savoir le nom de chacun de vous , vénérables pères et mères de famille qui , en différents lieux , vous approchiez de nous pour nous demander si nous avions encore nos parents , et qui , en apprenant qu'ils existaient , |)âlissiez en vous écriant : — Ah ! que Dieu vous rende bientôt à ces malheureux vieillards ! -o-^-o<®>ohS-o- MES PRISONS. LIV Nous arrivâmes le 10 avril au lieu de notre destination. La ville de Briinn est la capitale de la Moravie , et le gouverneur des deux provinces de Moravie et de Silésie y réside. Elle est située dans une riante vallée, et a un certain air d'opulence. Plusieurs manufactures de draps y prospéraient alors ; elles sont tombées depuis en déca- dence : sa population était d'environ trente mille âmes. Près de ces murs , à l'occident , s'élève une colline dominée par le funeste château du Spielberg , autrefois le palais des seigneurs de Moravie, aujourd'hui la plus rigoureuse prison de la monarchie autrichienne. C'était une citadelle très-forte, mais les Français la bombar- dèrent et la prirent lors de la fameuse bataille d'Austerlitz (le village d'Austerlitz est à peu de distance). Depuis elle ne fut pas rétablie de manière à pouvoir encore servir de forteresse ; on se borna à relever une partie de l'enceinte , qui était démantelée. Environ trois cents condamnés , pour la plupart voleurs ou assassins , sont détenus dans ce lieu , les uns au carcere duro, les autres au carcere dtirissimo. Le carcere duro signifie être obligé de travailler, porter la chaîne aux pieds , coucher sur des planches nues , et vivre de la plus misérable nourriture que l'on puisse ima- giner. Le carcere durissimo signiGe être enchaîné d'une manière plus horrible encore , avec un cercle de fer autour des reins , et la chaîne fixée au mur, de sorte qu'on MES PRISONS. 149 peut à peine se traîner autour de la planche qui sert de lit : la nourriture est la même, quoique la loi dise : du pain et de l'eau. Nous autres , prisonniers d'Etat , nous étions con- damnés au carcere diiro. En gravissant cette colline , nous tournâmes les yeux derrière nous , pour dire adieu au monde , incertains si le gouffre qui allait nous engloutir vivants se rouvrirait jamais pour nous. J'étais calme en apparence, mais intérieurement je rugissais. Vainement je voulus recourir à la philosophie pour retrouver la paix : la philosophie n'avait pas de raisons suffisantes pour moi. Étant parti de Venise en mauvaise santé , le voyage m'avait horriblement fatigué. Ma tète et tout mon corps étaient endoloris. J'avais une fièvre brûlante. Le mal physique contribuait à entretenir mon irascibilité , qui , à son tour, probablement, aggravait le mal physique. On nous consigna entre les mains du surintendant du Spielberg, et nos noms furent inscrits, par celui-ci, parmi ceux des voleurs. En nous quittant, le commis- saire impérial nous embrassa ; il était attendri. — Mes- sieurs, nous dit-il , je vous recommande particulièrement la docilité , car la moindre infraction à la discipline pourrait être sévèrement punie par M. le surintendant. Quand l'acte d'écrou fut terminé , on nous conduisit , Maroncelli et moi , dans un corridor souterrain , où s'ou- vrirent pour nous deux chambres ténébreuses et non contiguës , et chacun de nous fut enfermé dans sa tanière. -o-^-OC®>0-@-0- 150 MES PRISOJNS. LV C'est une chose bien cruelle quand déjà on a dit adieu à tant d'objets , et qu'on n'est plus que deux amis égale- ment malheureux , oui , c'est une chose bien cruelle de se séparer ! 3Iaroncelli , en me quittant , me voyait malade , et plaignait en moi un homme que probablement il ne re verrait jamais : jp plaignais en lui une fleur brillante de santé, arrachée peut-être pour toujours à la lumière vivifiante du soleil. Et cette fleur, en effet, comme elle s'est flétrie ! Elle revit un jour la lumière , mais , hélas ! en quel état ! Lorsque je fus seul dans mon horrible cachot, et que j'eus entendu se fermer les verrous, je distinguai, à la faible lueur qui descendait d'une petite fenêtre, un lit composé de quelques planches , et une énorme chaîne attachée au mur. Je m'assis en frémissant sur ce lit, et, ayant pris la chaîne, j'en mesurai la longueur, pensant qu'elle m'était destinée. Une demi-heure après , le bruit des clefs se fit entendre ; la porte s'ouvrit : le chef geôlier m'apportait une cruche d'eau. — Voici de quoi boire, me dit-il d'une voix rude; demain matin j'apporterai le pain. — Merci, bon homme. — Je ne suis pas bon , me répondit il. — Tant pis pour vous, lui dis-je indigné. Et cette chaîne , ajoutai-je , elle est pour moi , peut-être ? MES PRISONS. 151 — Oui, Monsieur, si vous n'étiez pas tranquille, si vous vous mettiez eu fureur, et si vous disiez des injures; mais si vous êtes raisonnable , nous ne vous mettrons qu'une chaine aux pieds : le forgeron la prépare en ce moment. Il se promenait lentement de long en large , en agitant son vilain trousseau de grosses clefs ; et moi , d'un œil irrité , je regardais sa gigantesque , maigre et vieille per- sonne; et, bien que les traits de son visage ne fussent pas communs , tout en lui me semblait offrir l'odieuse expression d'une brutale rigueur. Oh ! que les hommes sont injustes en jugeant sur l'ap- parence et selon leurs orgueilleuses préventions ! Celui que je croyais voir agiter joyeusement ses clefs pour me faire sentir son triste pouvoir, celui que je croyais impu- dent par une longue habitude de cruautés , roulait dans son esprit des pensées de compassion , et certainement il ne parlait ainsi , avec un accent brusque , que pour dissi- muler ce sentiment. Il aurait voulu le cacher pour ne pas paraître faible , et dans la crainte que j'en fusse indigne ; mais en même temps, supposant que j'étais peut-être plus malheureux que méchant, il eût désiré mêle montrer. Ennuyé de sa présence et plus encore de ses airs de maitre , je crus devoir l'humilier en lui disant impérieu- sement, comme à un laquais : — Donnez- moi à boire. Il me regarda , et sembla me dire : Arrogant ! ici il faut se déshabituer de commander. Mais il se tut , courba sa longue échine , prit la cruche qui était par terre , et me la donna. En la prenant , je m'a- perçus qu'il tremblait ; et, attribuant ce tremblement à la vieillesse , un mélange de pitié et de vénération tempéra mon orgueil. 152 MES PRISOISS. — Quel âge avez-vous? lui demandai-je avec l'accent de la bienveillance. — Soixante-quatorze ans, Monsieur; j'ai déjà vu bien des malheurs, soit les miens ou ceux d'autrui. Ce mot sur ses malheurs et ceux des autres fut accom- pagné d'un nouveau tremblement pendant qu'il reprenait la cruche, et je soupçonnai que ce n'était pas seulement l'effet de l'âge , mais aussi celui de quelque noble émotion. Cette idée effaça de mon àme la haine que son premier aspect y avait fait naître. — Comment vous nommez-vous? lui demandai-je. — Le sort se moqua de moi , ^Monsieur, en me donnant le nom d'un grand homme : je m'appelle Schiller. Il m'apprit ensuite , en peu de mots , quel était son pays , son origine , les guerres qu'il avait vues et les bles- sures qu'il y avait reçues. Tl était né en Suisse, d'une famille d'agriculteurs; il avait combattu contre les Turcs, sous les ordres du général Laudon , du temps de Marie-Thérèse et de Joseph II , et depuis , dans toutes les guerres de l'Autriche contre la France jusqu'à la chute de Napoléon. •o-^-oo©>o--0<®>0-^-0- LVII Le soir le surintendant vint, accompagné de Schiller, d'un autre caporal et de deux soldats , pour faire une perquisition. On en faisait trois par jour: une le matin, une le soir , et la troisième à minuit. Tous les coins de la prison étaient visités, on examinait la moindre des choses, ensuite les subalternes se retiraient, et le surintendant, qui, le matin et le soir, ne manquait jamais à la visite , demeurait quelque temps à causer avec moi. La première fois que je vis cette petite troupe, il me vint une pensée étrange. Dans l'ignorance où j'étais encore de cet usage importun , en proie au délire de la fièvre , je m'imaginai que l'on venait pour m'égorger , et je saisis la longue chaîne qui se trouvait près de moi pour briser la tète du premier qui s'approcherait : — Que faites-vous? me dit le surintendant, nous ne venons vous faire aucun mal : c'est une visite de formalité 156 MES PRISONS. que nous faisons dans chacune des prisons pour nous assurer que tout est dans l'ordre. J'hésitai; mais lorsque je vis Schiller s'avancer vers moi et me tendre amicalement la main , son air tout paternel m'inspira de la confiance; je laissai retomber la chaîne , et je pris sa main dans les miennes. — Oh 1 comme il est brûlant ! dit-il au surintendant ; si on pouvait seulement lui donner une paillasse ! 11 prononça ces mots avec un accent de douleur si vrai , si affectueux , que j'en fus attendri. Le surintendant me tàta le pouls et me plaignit : c'était un homme de bonne manière , mais qui n'osait prendre sur lui aucune décision. — Ici tout est rigueur, même pour moi, dit-il. Si je n'exécute pas à la lettre ce qui m'est prescrit, je risque d'être destitué de mon emploi. Schiller allongeait les lèvres , et j'aurais parié qu'il se disait à lui-même: Si j'étais surintendant, je ne pous- serais pas la peur jusque-là. On ne pourrait jamais me faire un grand crime de prendre une décision si bien justifiée parla nécessité, et si inoffensive pour la mo- narchie. Lorsque je fus seul , mou cœur , incapable depuis quelque temps de profonds sentiments religieux, s'at- tendrit, et je priai. C'était une prière de bénédiction sur Schiller; et j'ajoutai: Fais, ô mon Dieu, que je dé- couvre aussi dans les autres quelque qualité qui m'at- tache à eux. J'accepte toutes les tortures de la prison, mais du moins permets que j'aime! Délivre -moi du tourment de haïr mes semblables ! A minuit j'entends des pas dans le corridor. Les clefs MES PRISONS. 157 résonnent , la porte s'ouvre : c'est le caporal avec deux gardes qui viennent faire la visite. — Où est mon vieux Schiller? m'écriai-je avec l'ex- pression du regret. Il s'était arrêté dans le corridor. — Je suis là, je suis là, répondit-il; et, s'approchant de mes planches, il me tàta le pouls de nouveau , et se pencha sur moi avec sollicitude pour me regarder, comme un père sur le lit de son fils malade. — Et maintenant que je me le rappelle , demain c'est jeudi ! murmurait-il j oui, que trop bien jeudi! — Que voulez-vous dire par là ? — Que le médecin n'a coutume de venir que les lundis, mercredis et vendredis matin , et que malheureusement demain il ne viendra pas. — Ne vous inquiétez pas pour cela. — Que je ne m'inquiète pas ! que je ne m'inquiète pas ! Dans toute la ville on ne parle que de l'arrivée de ces messieurs : le médecin ne peut l'ignorer. Pourquoi diable n'a-t-il pas fait l'effort extraordinaire de venir une fois de plus? — Qui sait s'il ne viendra pas demain , quoique ce soit jeudi? Le vieillard n'ajouta pas un mot , mais il me serra ru- dement la main, de manière à m'estropier, et, quoiqu'il me fit mal , j'en éprouvai du plaisir. -o-^-oo®»o-^-o- 158 MKS PRISONS. LVIII Le jeudi matin, après une très-mauvaise nuit, affaibli , et les os rompus par les planches , je me sentis couvert d'une sueur abondante. On vint faire la visite. Le surin- tendant n'y était pas : quelquefois cette heure lui était incommode, et alors il venait plus tard. Je dis à Schiller: — Voyez comme je suis trempé de sueur; je la sens déjà qui se refroidit: j'aurais besoin de changer de chemise à l'instant. — Cela ne se peut pas ! s'écria-t-il d'une voix brutale. Mais il me fit furtivement signe des yeux et de la main, et lorsque le caporal et les gardes furent sortis, il se re- tourna pour me faire un nouveau signe au moment où il fermait la porte. Peu après il reparut , m'apportant une de ses chemises, deux fois longue comme tout mon corps. — Elle sera un peu longue pour Monsieur, dit-il , mais je n'en ai pas d'autre pour le moment. — Je vous remercie , mon ami ; mais comme j'ai apporté au Spielberg une malle pleine de linge , j'espère qu'on ne me refusera pas l'usage de mes chemises : ayez la complaisance d'aller en demander une au surintendant. — Il n'est pas permis de rien laisser à Monsieur de sou linge. Tous les samedis on lui donnera une chemise de la maison , comme aux autres condamnés. — Honnête vieillard, lui dis je, vous voyez dans quel état je suis ; il n'est pas probable que je sorte vivant d'ici : MES PRISONS. 159 je ne pourrai jamais récompenser ce que vous faites pour moi. — Fi! Monsieur, fil s'écria-il, parler de récompense à qui ne peut rendre service , à qui peut tout au plus prêter furtivement à un malade de quoi essuyer la sueur dont son corps est trempé ! Et m'ayant jeté brusquement sa longue chemise sur le dos , il s'en alla en grommelant , et referma la porte avec bruit , comme un furieux. Deux heures après environ , il m'apporta un morceau de pain noir. — Ceci, dit-il, est la portion de deux jours. Puis il se mit à marcher en frémissant. — Qu'avez-vous? lui dis je; êtes-vous en colère contre moi? J'ai pourtant accepté la chemise que vous avez bien voulu me donner. — Je suis en colère contre le médecin : quoique ce soit aujourd'hui jeudi , il pourrait bien se donner la peine de venir. — Patience ! répondis-je. Je disais : Patience ! mais il m'était impossible de re- poser sur ces planches, n'ayant pas même un oreiller. Je souffrais dans tous mes os. A onze heures, un condamné, accompagné de Schiller, m'apporta mon dîner. Ce dincr était dans deux petits pots de fer, dont l'un contenait un potage détestable, et l'autre des légumes accommodés avec une sauce telle, que l'odeur seule suffisait pour soulever le cœur. J'essayai d'avaler quelques cuillerées de potage, cela me fut impossible. — Que Monsieur prenne courage, me répétait Schiller; qu'il tâche de s'accoutumer à cette nourriture, sinon il 160 MKS miSONS. lui arrivera ce qui est déjà arrivé à d'autres, de ne manger qu'un peu de pain , et de mourir ensuite de langueur. Le vendredi matin, le docteur Bayer arriva enfin. Il me trouva de la fièvre , prescrivit qu'on me donnât une paillasse , et insista pour que l'on me sortît de ce souter- rain et que l'on me transportât à l'étage supérieur. On ne le pouvait pas ; la place manquait. Mais un rapport ayant été fait à ce sujet au comte Mitrowski , gouverneur des deux provinces de Moravie et de Silésie , résidant à Briiim , celui-ci répondit que , vu la gravité de la mala- die , l'ordonnance du médecin devait être suivie. Un peu de jour pénétrait dans la chambre que l'on me donna , et en grimpant aux barreaux de l'étroite fenêtre je voyais la vallée que dominait la forteresse , une partie de la ville de Briinn, un faubourg avec beaucoup de petits jardins , le cimetière , le petit lac de la Chartreuse, et les collines boisées qui nous séparaient des fameux champs d'Austerlitz. Cette vue m'enchantait. Oh! combien j'aurais été heu- reux si j'avais pu en jouir avec Maroncelli ! ■o-^-odSpo-^^-o- LIX Cependant on travaillait à nos habits de prisonniers ; j'eus le mien au bout de cinq jours. 11 consistait en un pantalon de drap grossier, dont le côté droit était gris et le côté gauche couleur capucin j un MES PRISOKS. IGI justaucorps de ces deux couleurs, disposées de la même manière, et un pourpoint encore des mêmes couleurs, mais placées en sens inverse , c'est-à-dire la couleur ca- pucin à droite et le gris à gauche. Les bas étaient de grosse laine , la chemise de toile d'étoupes , pleine d'ai- guillons, un véritable ciUce; au cou, un morceau de toile pareille à celle de la chemise. Les bottines étaient de cuir brut et lacées. Le chapeau était blanc. Pour compléter ce costume , nous avions les fers aux pieds, c'est-à-dire une chaîne qui allait d'une jambe à l'autre , et dont les anneaux avaient été arrêtés avec des clous rivés sur une enclume. Le forgeron qui me fit cette opération dit à un des gardes , croyant que je ne compre- nais pas l'allemand : — Malade comme il est, on aurait bien pu lui épargner ce jeu-là : il ne se passera pas deux mois que l'ange de la mort ne vienne le délivrer. — Môchte es seijn! (eh bien, soit!) lui dis-je en lui frappant sur l'épaule avec la main. Le pauvre homme tressaillit et demeura confus , puis il ajouta : — J'espère que je ne serai pas prophète, et je désire que ce soit tout autre ange qui délivre 3Ionsieur. — Plutôt que de vivre ainsi , ne vous semble-t-il pas, réi)liquai-je , que même l'r.Kge de la mort serait le bien- venu? Il fît de la tête un signe afiirmatif , et s'en alla en me plaignant. J'aurais, en effet, volontiers cessé de vivre j mais je n'avais aucune tentation de suicide. J'espérais que la faiblesse de mes poumons serait bientôt assez grande pour me débarrasser de la vie. Dieu ne le voulut pas. 11 162 MES PRISOTSS. La fatigue du voyage m'avait fait beaucoup de mal : le repos m'apporta quelque soulagement. Un peu après la sortie du forgeron , j'entendis réson- ner le marteau sur l'enclume dans le souterrain. Schiller était encore dans ma chambre. — Entendez-vous ces coups? lui dis-je; sans doute on rive les fers du pauvre Maroncelli. En disant cela , mon cœur se serra tellement que je chancelai ; et je serais tombé , si le bon vieillard ne m'eût soutenu. Je restai plus d'une demi-heure dans un état qui ressemblait à l'évanouissement , cependant ce n'en était pas un. Je ne pouvais parler ; mon pouls battait à peine 5 j'étais inondé d'une sueur froide de la tête aux pieds, et malgré cela j'entendais tout ce que disait Schiller; j'avais un très- vif souvenir du passé et le sen- timent du présent. L'ordre du surintendant et la vigilance des gardes avaient jusque alors maintenu le silence dans toutes les prisons voisines. Trois ou quatre fois j'avais entendu entonner quelques airs italiens , mais les cris des senti- nelles les avaient fait cesser aussitôt. Nous en avions plusieurs sur le terre-plein situé sous nos fenêtres, et une autre jusque dans notre corridor, laquelle allait continuellement, écoutant aux portes et regardant aux guichets , pour empêcher le bruit. Un jour, vers le soir (chaque fois que j'y pense, les palpitations que j'éprouvai alors se renouvellent en moi), les sentinelles, par un heureux hasard, furent moins attentives, et j'entendis, dans la prison contiguë à la mienne , un fredonnement s'élever et se continuer à voix basse , mais claire. Oh ! quelle joie , quelle émotion s'empara de moi ! MES PRISOIVS. 163 Je me levai de ma paillasse, je prêtai l'oreille, et quand la voix se tut , je fondis irrésistiblement en larmes. — Qui es-tu, infortuné? m'écriai-je, qui es- tu? Dis- moi ton nom. Moi, je suis Silvio Pellico. — Oh ! Silvio ! s'écria à son tour mon voisin , je ne t'ai jamais vu, mais je t'aime depuis bien longtemps. Approche-toi de ta fenêtre, et causons en dépit des sbires. Je me cramponnai à la fenêtre , il me dit son nom , et nous échangeâmes quelques tendres paroles. C'était le comte Antonio Oroboni , né à la Fratta , près de Rovigo, jeune homme de vingt-neuf ans. Hélas! nous fûmes bientôt interrompus par les cris menaçants des sentinelles. Celle du corridor frappait de toute sa force avec la crosse de son fusil , tantôt à ma porte, tantôt à celle d'Oroboni. Nous ne voulions, nous ne pouvions obéir; mais les imprécations des gardes devinrent telles , que nous cessâmes , nous promettant bien de recommencer quand les sentinelles seraient relevées. LX Nous espérions , ce qui en effet arriva , qu'en parlant plus bas nous pourrions nous entendre, et que nous trouverions quelquefois des sentinelles compatissantes qui feindraient de ne pas s'apercevoir de nos causeries. A force d'expériences, nous trouvâmes un moyen d'émettre '164 MES PRISONS. un son de voix si faible , que , tout en parvenant à nos oreilles , il échappait à celles des autres , ou se prêtait à être dissimulé. Il nous arriva bien, de temps à autre, d'avoir des auditeurs d'une ouïe plus fine , ou d'oublier nous-mêmes de modérer le son de notre voix. Alors re- commençaient les cris, les coups de crosse à nos portes , et, ce qui était pis , la colère du pauvre Schiller et celle du surintendant. Peu à peu nous perfectionnâmes toutes nos précau- tions, qui consistaient à parler dans de certains moments, de préférence à d'autres 5 quand c'était le tour de telles sentinelles , plutôt que celui de telles autres , et toujours d'une voix très-basse. Soit qu'en effet notre art se fût perfectionné, ou que nos gardiens prissent insensible- ment l'habitude de la condescendance , nous parvînmes à pouvoir nous entretenir assez longtemps chaque jour, sans qu'aucun des chefs eût presque jamais l'occasion de nous gronder. Nous nous liâmes d'une tendre amitié. Il me raconta sa vie; je lui racontai la mienne. Les angoisses et les consolations de l'un devenaient les angoisses et les con- solations de l'autre. Oh! comme nous nous soutenions mutuellement! Combien de fois, après une nuit d'in- somnie , chacun de nous , allant le matin à la fenêtre , saluant son ami , entendant ses chères paroles , sentait dans son cœur la tristesse s'adoucir et le courage se re- doubler ! Nous nous savions utiles l'un à l'autre , et cette certitude éveillait dans nos pensées une douce émula- tion d'amabilité, et nous donnait ce contentement que l'homme éprouve , même dans la détresse , lorsqu'il peut aider son semblable. Chaque entretien laissait après lui le besoin de le re- MES PRISONS. 165 prendre, d'avoir des éclaircissements ; c'était un aiguillon vivifiant et continuel pour l'intelligence, pour la mémoire, pour l'imagination , pour le cœur. Au commencement, me souvenant de Julien, je me déliais de la constance de ce nouvel ami. Jusqu'ici , pen- sais-je , il ne nous est pas encore arrivé de nous trouver en dissentiment ; d'un jour à l'autre je puis lui déplaire en quelque chose , et alors il m'enverra à la malheure. Ce soupçon se dissipa bientôt. Nos opinions s'accor- daient sur tous les points essentiels; seulement, à une àme noble, animée de sentiments généreux, et supé- rieure à l'adversité , il unissait la foi la plus candide et la plus entière au christianisme ; tandis qu'en moi cette foi était chancelante depuis quehfue temps , et semblait même quelquefois tout à fait éteinte. Il combattait mes doutes par des réflexions très-justes et avec beaucoup d'amitié; je sentais qu'il avait raison, et je l'avouais ; mais les doutes revenaient sans cesse. C'est ce qui arrive à tous ceux qui n'ont pas 1 Évangile dans le cœur, à tous ceux qui haïssent leurs semblables et s'enorgueillissent d'eux-mêmes. L'esprit voit un instant la vérité; mais comme elle ne lui plaît pas , l'instant d'a- près il cesse d'}' croire, et s'efforce de regarder ailleurs. Oroboni excellait à fixer mon attention sur les motifs qui doivent porter l'homme à être indulgent envers ses ennemis. Dès que je lui parlais d'une personne que je baissais , il cherchait adroitement à la défendre non- seu- lement par des paroles , mais encore par l'exemple. Plu- sieurs personnes lui avaient nui ; il en gémissait , mais il leur pardonnait; et s'il pouvait me raconter quelque trait honorable de l'une d'elles, il le faisait volontiers. L'irritation qui me dominait , et qui me rendait irré- 166 MES PRISONS. ligieux depuis ma condamnation , dura encore quelques semaines ; puis elle cessa entièrement. La vertu d'Oroboni m'avait charmé. En m'efforçaut de l'atteindre , je me mis du moins sur ses traces . Dès que je pus de nouveau prier sincèrement pour tous les hommes , et ne plus en haïr aucun , mes doutes sur la foi s'évanouirent : Ubi charitas et amor, Deus ibi est (Dieu est partout où règne l'amour et la charité ). LXI A dire vrai , si notre peine était très-rigoureuse et de nature à irriter, nous avions en même temps le rare bonheur de n'être entourés que de bonnes gens. Ils ne pouvaient alléger notre sort que par des manières bienveil- lantes et respectueuses ; c'est ce que nous trouvions dans tous. S'il y avait quelque rudesse dans le vieux Schiller, combien n'était-elle pas rachetée par la noblesse de son cœur! Il n'était pas jusqu'au pauvre Kuûda,(ce condamné qui nous apportait notre dîner et de l'eau trois fois par jour) qui ne voulût aussi nous témoigner sa compassion. Il balayait nos chambres deux fois la semaine. Un matin , eu balayant, il saisit le moment où Schiller s'était éloigné à deux pas de la porte , pour m'offrir un morceau de pain blanc. Je ne Tacceptai pas ; mais je lui serrai cordia- lement la main. Cette poignée de main l'attendrit ; il me dit en mauvais allemand (il était Polonais) :— Monsieur, MES PRISONS. 167 on vous donne si peu à manger , que sûrement vous devez souffrir de la faim. Je l'assurai que non ; mais j'assurais ce qui n'était pas croyable. Le médecin , voyant qu'aucun de nous ne pouvait s'ha- bituer à la nourriture que l'on nous avait donnée dans les premiers jours , nous mit tous à celle que l'on nomme quart de portion, c'est-à-dire au régime de l'hôpital. Il consistait en trois petits potages très-légers par jour, un très-petit morceau d'agneau rôti , que l'on pouvait avaler en une bouchée, et peut-ttre trois onces de pain blanc. Comme ma santé s'améliorait , l'appétit augmentait , et j'avais réellement trop peu de ce qtiart de portion. J'es- sayai de revenir à la nourriture de ceux qui se portaient bien j mais il n'y avait rien à gagner ; elle me dégoûtait à tel point, que je ne pouvais la manger. Il fallut donc ab- solument m'en tenir au quart. Pendant plus d'une année, j'appris ce que c'est que le tourment de la faim. Ce tourment fut senti bien plus vivementencore par quelques- uns de mes compagnons , qui , plus robustes que moi , étaient accoutumés à une nourriture plus abondante. J'ai su, par plusieurs d'entre eux, qu'ils acceptèrent du pain de Schiller et des deux autres gardiens attachés à notre service , et même de ce bon Kunda. — On dit, dans la ville, que l'on donne bien peu à manger à ces Messieurs, me dit un jour le barbier, un tout jeune homme, l'apprenti de notre chirurgien. — Cela est très- vrai , répoudis-je franchement. Le samedi suivant (il venait tous les samedis ), il voulut me donner en cachette un gros pain blanc. Schiller feignit de ne pas s'apercevoir de cette offre. Si j'avais écouté mon estomac , je l'aurais acceptée ; mais je restai ferme 168 MES PRISOIVS. dans mon refus , afin que ce pauvre jeune homme ne fût pas tenté de renouveler ce don, ce qui, à la longue, aurait pu lui être à charge. Je refusais , par la même raison , tout ce que m'offrait Schiller. Plusieurs fois il m'apporta un morceau de viande bouillie, me priant de le manger, et protestant qu'il ne lui coûtait rien , que c'était le reste de son dîner ; qu'il ne savait qu'en faire , qu'il le donnerait à d'autres si je ne le prenais pas. Je me serais volontiers jeté sur ce morceau de viande pour le dévorer; mais si je le prenais, Schiller n'aurait- il pas eu tous les jours le désir de me donner quelque chose ? Deux fois seulement , qu'il m'apporta une assiette de cerises, et une autre fois quelques poires, la vue de ces fruits me fascina irrésistiblement. Je me repentis de les avoir acceptés , parce que , depuis , il ne cessait plus de m'en offrir. -o-S)-oc®:>ohS-o- LXII Dès les premiers jours il fut établi que chacun de nous aurait, deux fois la semaine, une heure de promenade. Dans la suite, ce soulagement nous fut accordé tous les deux jours , et plus tard, chaque jour, hors les fêtes. Chacun de nous était conduit séparément à la pro- menade , entre deux gardes ayant le fusil sur l'épaule. Me trouvant logé à l'une des extrémités du corridor , je passais , quand je sortais , devant les prisons de tous les MES PRISONS. IfiO condamnés politiques d'Italie, excepté devant celle de Maroncelli , qui seul languissait en bas. — Bonne promenade ! murmuraient- ils tous par le guichet de leur porte ; mais il ne m'était pas permis de m'arrêter pour saluer personne. On descendait l'escalier, on traversait une grande cour, et on arrivait sur un terre-plein situé au midi , d'où l'on voyait la ville de Brûnn et une grande partie des pays environnants. Dans la cour dont j'ai parlé étaient toujours beaucoup de condamnés ordinaires qui allaient et venaient des travaux, ou qui se promenaient par groupes en causant. Parmi eux étaient plusieurs voleurs italiens qui me sa- luaient avec beaucoup de respect , et qui se disaient entre eux : « Ce n'est pas un vaurien comme nous , et pourtant sa captivité est plus dure que la nôtre, » Ils avaient , en effet , beaucoup plus de liberté que moi. J'entendais ces paroles et d'autres encore, et je leur rendais cordialement leur salut. L'un d'eux me dit une fois: — Le salut de Monsieur me fait du bien. Monsieur voit peut-être dans ma physionomie quelque chose qui n'est pas de la scélératesse. Une passion mallieureuse m'entraîna à commettre un crime ; mais non , non , Monsieur, je ne suis pas un scélérat. Et il fondit en larmes. Je lui tendis la main , mais il ne put me la serrer : mes gardes le repoussèrent , non par méchanceté, seulement pourobéir à leurs instructions. Ils ne devaient laisser approcher de moi qui que ce fût , et quoique les paroles que ces condamnés m'adressaient eussent l'air, le plus souvent, d'être dites entre eux, dès qu'ils s'apercevaient qu'elles m'étaient adressées , ils imposaient silence. 170 MES PRISONS. Il passait aussi par cette cour des personnes de dif- férentes conditions , étrangères à la forteresse ; elles ve- naient voir , soit le surintendant , le chapelain , le sergent ou Tun des caporaux. — Voilà un des Italiens! voilà un des Italiens! disaient-elles à voix basse j et elles s'ar- rêtaient pour me regarder. Plusieurs fois je les entendis dire en allemand, croyant que je ne les comprenais pas: — Ce pauvre 3Ionsieur ne vieillira pas j il a la mort sur le visage. C'est qu'en effet , après avoir éprouvé quelque amélio- ration dans ma santé, j'étais redevenu languissant par le défaut de nourriture , et souvent la fièvre venait de nouveau m'assaillir. C'était avec peine que je traînais ma chaîne jusqu'au lieu de ma promenade ; là je me jetais sur l'herbe, et j'y restais ordinairement jusqu'à ce que mon heure se fût écoulée. Les gardes se tenaient debout ou s'asseyaient à côté de moi, et nous causions. L'un d'eux, nommé Ejal, né en Bohème, d'une famille de pauvres paysans, avait reçu néanmoins une certaine éducation , et l'avait perfection- née lui_-même autant qu'il l'avait pu, en réfléchissant avec beaucoup de justesse sur les choses du monde , et en lisant tous les livres qui lui tombaient sous la main. Il connaissait Klopstock , Wieland , Goethe , Schiller , et plusieurs autres bons écrivains allemands. Il en savait par cœur un grand nombre de morceaux , et les récitait avec intelligence et avec àme. L'autre garde, nommé Kubitzky, était un Polonais ignorant, mais aimant et respectueux : leur compagnie m'était bjen chère. -&^-0<:®oo-@-e>- MES PRISONS. 171 LXIII A l'une des extrémités de ce terre -pleiu était le lo- gemeut du surinteudaut ; à l'autre , demeurait uu caporal avec sa femme et uu petit eufaut. Quand je voyais sortir quelqu'un de ces habitations, je me levais, et je m'ap- prochais de la personne ou des personnes qui sortaient, et j'étais comblé par elles de marques de pohtesse et de compassion. La femme du surintendant était malade depuis long- temps et dépérissait lentement. Elle se faisait quelquefois porter au grand air sur un canapé. Je ne saurais dire à quel point elle s'attendrissait en m'exprimant la pitié qu'elle ressentait pour nous tous. Quoique son regard fût très-doux et très-timide, il s'attacliait parfois avec une confiance excessive et curieuse sur le regard de celui qui lui parlait. Je lui dis un jour en souriant : — Savez-vous , Madame , que vous ressemblez beaucoup à une personne qui me fut chère ? Elle rougit , et répondit avec une simplicité aimable et sérieuse : — Ne m'oubliez donc pas quand je serai morte , priez pour ma pauvre àme , et pour les petits enfants que je laisserai sur la terre. Depuis ce jour, elle ne quitta pas son lit, et je ne la revis plus. Après avoir langui encore quelques mois, elle mourut. Elle avait trois fils , beaux comme de petits Amours , et dont un était encore à la mamelle. Souvent l'infortunée 172 MES PRISONS. les avait embrassés en ma présence , en disant : — Qui sait quelle femme deviendra leur mère après moi ? Quelle qu'elle soit , que le Seigneur lui donne des entrailles de mère, même pour les enfants qui ne sont pas nés d'elle! Et elle pleurait. Mille fois je me suis rappelé sa prière et ses larmes. Quand elle ne fut plus, j'embrassais quelquefois ces enfants, et je m'attendrissais en répétant cette prière ma- ternelle. Je pensais alors à ma mère , aux vœux ardents que son cœur si tendre formait sans doute pour moi, et je m'écriais en sanglotant : Oh ! mille fois plus heureuse encore est cette mère qui laisse en mourant ses enfants en bas âge , que celle qui se les voit ravir après avoir mis tous ses soins à les élever ! Deux bonnes vieilles avaient coutume d'être avec ces enfants : l'une était la mère du surintendant , l'autre , sa tante. Elles voulurent savoir toute mon histoire, et je la leur racontai en abrégé. — Que nous sommes malheureuses , disaient-elles avec l'expression de la plus sincère douleur, de ne pouvoir vous être utiles en rien ! Mais so vez sur que nous prie- rons pour vous, et que si un jour votre grâce arrive, ce sera pour toute notre famille un jour de fête. La première de ces dames , qui était celle que je voyais le plus souvent, avait une douce et merveilleuse élo- quence pour me consoler. Je l'écoutais avec une recon- naissance toute filiale , et ses paroles se gravaient dans mon cœur. Elle me disait des choses que je savais déjà, et ces choses me frappaient comme si elles eussent été nou- velles : que « le malheur , loin de dégrader l'homme , l'élève , s'il n'est vil j que si nous pouvions pénétrer les MES PRISOTSS. 173 vues de Dieu, nous Terrions que les vainqueurs sont souvent plus à plaindre que les vaincus , les heureux que les affligés , les riches que les pauvres dépouillés de tout ,• que l'amour particulier témoigné parlHomme-Dieu aux malheureux est un grand enseignement ; que nous devons nous glorifier de la croix , depuis qu'elle a été portée par des épaules divines. » Eh bien ! ces deux bonnes vieilles, que je voyais avec tant de plaisir, durent bientôt quitter le Spiclberg, pour raisons de famille ; les petits enfants aussi cessèrent de venir sur le terre-plein. Combien ces pertes m'affligèrent ! LXIV La gène que me causait la chaîne aux pieds, en m'em- pêchant de dormir, contribuait à me ruiner la sanlé. Schiller voulait que je réclamasse à ce sujet, et préten- dait que le devoir du médecin était de me la faire ôter. Pendant quelque temps je ne l'écoutai pas; mais, cédant ensuite à son conseil , je dis au médecin que , pour re- couvrer le bienfait du sommeil, je le priais de me faire retirer cette chaîne, au moins pendant quelques jours. II me répondit que ma fièvre n'était pas assez forte pour qu'il put satisfaire mon désir, et qu'il était nécessaire que je m'habituasse à porter les fers... La réponse m'indigna; j'étais furieux d'avoir fait cette demande inutile. 174 MES PRISOjNS. — Voilà , dis-je à Schiller, ce que j'ai gagné à suivre votre obstiné conseil ! J'articulai sans doute ces paroles assez brusquement , car le bon mais rude vieillard s'en offensa. — Il déplaît à Monsieur, s'écria-t-il , de s'être exposé à un refus , et il me déplaît que Monsieur soit orgueilleux envers moi ! Puis il continua un long sermon : — Les orgueilleux font consister leur grandeur à ne point s'exposer aux refus, à ne point recevoir les offres; ils rougissent de mille absurdités! Aile eseleijen (toutes àneries)! vaine grandeur ! ignorance de la vraie dignité ! La vraie dignité consiste en grande partie à ne rougir que des mauvaises actions!... Il dit , et sortit en faisant un vacarme infernal avec ses clefs. Je restai abasourdi. Et pourtant, me dis-je, cette rude franchise me plaît; elle part du cœur, comme ses offres, comme ses conseils, comme sa compassion; et, après tout , ne me dit-il pas la vérité? A combien de faiblesses ne donné-je pas le nom de dignité, quand, en effet, ce n'est autre chose que de l'orgueil? A l'heure du diner, Schiller laissa le condamné Kunda m'apporter l'eau et les petits pots , et s'arrêta devant ma porte. Je l'appelai. — Je n'ai pas le temps , me répondit-il sèchement. Je descendis de mon lit de camp , j'allai à lui, et je lui dis : — Si vous voulez que mon dîner me fasse du bien , ne me faites pas cette mauvaise mine. — Et quelle mine dois- je faire? demanda-t-il en se déridant. — Celle d'un homme gai, d'un ami, lui répondis-je. MES PRISONS. 175 — Vive la joie ! s'ccria-t-il ; et si ^lonsieur veut même me voir danser, pour que le dîner lui fasse du bien , le voilà servi. Et il se mit alors si plaisamment à gambader aves ses longues et maigres perches , que j'éclatai de rire. Je riais , et j'avais le cœur tout ému. LXV Étant un soir, Oroboni et moi , chacun à notre fenêtre, et nous plaignant l'un à l'autre d'avoir faim, nous éle- vâmes un peu la voix, et les sentinelles crièrent. Le sur- intendant, qui par malheur passait de ce côté, crut de son devoir de faire appeler Schiller, et de le réprimander sévèrement de ce qu'il ne veillait pas assez à nous faire garder le silence. Schiller vint , plein de colère , s'en plaindre à moi , et m'intima l'ordre de ne plus jamais parler de ma fenêtre. Il voulait que je le lui promisse. — >on , lui répondis-je , je ne veux pas vous le pro- mettre. — Oh ! der teufel ! der teiifel ! (diable ! diable ! ) s'écria- t-il ; me dire à moi : Je ne veux pas ! à moi qui reçois cette maudite réprimande à cause de ]\ronsieur ! — Je suis fâché, mon cher Schiller, de la réprimande que vous avez reçue ; j'en suis véritablement fâché; mais 176 MES PRISONS. je ne veux pas promettre ce que je sens que je ne tiendrais pas. — Et pourquoi Monsieurne le tiendrait-il pas? — Parce que je ne le pourrais pas, parce que cette solitude continuelle est pour moi un si cruel tourment, que je ne résisterai jamais au besoin de laisser échapper quelques paroles de ma poitrine , et d'engager mon voisin à me répondre 5 et si mon voisin se taisait, j'adresserais la parole aux barreaux de ma fenêtre , aux collines que j'ai devant moi, aux oiseaux qui volent. — Der teiifel ! Et Monsieur ne veut pas me promettre? — Aon , non , non , m'écriai-je. Il jeta à terre sou bruyant trousseau de clefs, répéta der teufeU der teufel ! puis m'embrassa en s'écriant : — Eh bien! dois-je cesser d'être homme pour ces ca- nailles de clefs? Monsieur est un homme comme il faut, et je suis content qu'il ne veuille pas me promettre ce qu'il ne me tiendrait pas. Je ferais de même aussi , moi ! Je ramassai les clefs et les lui donnai. — Ces clefs , lui dis-je , ne sont pas déjà si canailles , puisqu'elles ne peuvent faire d'un honnête caporal , comme vous êtes , un sbire méchant. — Et si je croyais qu'elles pussent le faire , répondit-il , je les porterais à mes chefs , et je leur dirais : Si vous ne voulez me donner que du pain de bourreau , j'irai deman- der l'aumône. Il tira son mouchoir de sa poche , s'essuya les yeux , puis les éleva en joignant les mains , dans l'attitude de la prière. Je joignis aussi les miennes, et je priai, comme lui, en silence. Il comprenait que je faisais des vœux pour lui , comme je comprenais qu'il en faisait pour moi. En s'en allant, il me dit à voix basse : — Quand Mon- MES PRlSOiNS. 177 sieur cause avec le comte Oroboni , qu'il parle du moins le plus bas qu'il lui soit possible. Il fera deux bonnes choses à la fois : l'une, de m'épargner les cris de M. le surintendant; l'autre de ne pas faire entendre quelque discours,... dois-je le dire?... quelque discours qui , rap- porté, irriterait de plus en plus celui qui peut punir. Je l'assurai qu'il ne sortirait jamais de nos lèvres un seul mot dont en put s'offenser, fùt-il rapporté n'importe à qui. En effet, nous n'avions pas besoin d'avertissements pour être circonspects. Deux prisonniers qui parviennent à pouvoir communiquer ensemble savent très-bien se créer un jargon qui leur permette de tout dire , sans être compris de quiconque les écoute. -o-^-Oc®oo-^-o- XLVI Je revenais un matin de ma promenade : c'était le 7 août. La porte de la prison d'Oroboni était ouverte , et Schiller, qui s'y trouvait, ne m'avait pas entendu venir. Mes gardes veulent presser le pas pour fermer cette porte ; je les devance , je m'élance dans la prison , et me voilà dans les bras d'Oroboni. Schiller fut étourdi : — Der teufel.' der teufelJ s'écria- t-il , et il leva le doigt pour me menacer ; mais ses yeux se remplirent de larmes , et il dit en sanglotant : — O mon Dieu , faites miséricorde à ces pauvres jeunes gens et a 12 178 MES PRISONS. moi , et à tous les malheureux , vous qui avez été si mal- heureux sur la terre ! Les deux gardes pleuraient. La sentinelle du corridor, accourue au hruit , pleurait aussi ; Oroboni me disait : — Silvio ! Silvio ! ce jour est l'un des plus chers de ma vie! Je ne sais ce que je lui répondis; j'étais hors de moi de joie et de tendresse. Lorsque Schiller nous conjura de nous séparer, et qu'il fallut obéir. Oroboni , fondant en larmes , me dit : — Nous reverrons- nous jamais sur la terre ? Et je ne le revis plus ! Quelques mois après , sa chambre était vide , et Oroboni était couché dans ce cimetière que j'avais devant ma fenêtre ! Depuis que nous nous étions vus un moment , on eût dit que notre amitié était plus tendre , plus étroite encore qu'auparavant ; il nous semblait mutuellement que nous étions devenus plus nécessaires l'un à l'autre. Oroboni était un beau jeune homme, d'un extérieur noble, mais pâle, et d'une pauvre sauté. Ses jeux seuls étaient pleins de vie. Mon affection pour lui s'était aug- mentée par la pitié que m'inspiraient sa maigreur et sa pâleur. Il éprouvait la même chose pour moi; nous sentions tous deux que vraisemblablement l'un de nous aurait bientôt le malheur de survivre à l'autre. Au bout de quelques jours il tomba malade. Je ne faisais que gémir et prier pour lui. Après plusieurs accès de fièvre , il reprit un peu de force , et il put revenir à nos doux entretiens. Ah! quelle consolation ce fut pour moi d'entendre de nouveau le son de sa voix ! — JNe t'abuse pas, me disait-il; ce sera pour peu de temps. Aie la force de te préparer à me perdre ; inspire- moi du courage par ton courage. MES PRISONS. 179 A cette époque , on voulut mettre une couche de blanc sur les murs de notre prison , et , en attendant , on nous fit passer dans les souterrains. Le malheur voulut que pendant cet intervalle nous ne fussions pas placés dans des cachots contigus. Schiller me disait qu'Oroboni allait bien ; mais je le soupçonnais de ne vouloir pas me dire la vérité, et je craignais que la santé, déjà si faible, de mon ami, n'empirât encore dans ces souterrains. Si du moins , dans cette occasion , j'avais eu le bonheur d'être près de mon cher ^Faroncelli ! J'entendis cependant sa voix. Nous nous saluâmes en chantant , malgré les cris des gardes. Pendant ce temps , le premier médecin de Briinn vint nous visiter. Il était envoyé sans doute par suite des rapports que le surintendant avait adressés à Vienne , sur l'extrême faiblesse à laquelle nous avait tous réduits une telle insuffisance de nourriture, ou bien parce qu'il régnait alors dans les prisons un scorbut très-épidémique. Ignorant la cause de cette visite , je m'imaginai que c'était pour une nouvelle maladie d'Oroboni , et la crainte de le perdre me donna une inexprimable inquiétude. Je fus alors en proie à une mélancolie profonde; j'eus le désir de mourir, et la pensée du suicide re\iut se pré- senter à moi. Je la combattais ; mais j'étais comme un voyageur épuisé qui , tout en se disant : Mon devoir est d'aller jusqu'au but, sent l'irrésistible besoin de se jeter à terre et de se reposer. On m'avait dit que récemment , dans un de ces téné- breux cachots, un vieux Bohémien s'était donné la mort en se brisant la tête contre les murs ; je ne pouvais chasser de mon esprit la tentation de l'imiter. Je ne sais si mon délire ne serait pas allé jusque-là, si une gorgée de 180 MES PRISOINS. sang que je rendis ne m'eût fait croire ma mort pro- chaine. Je remerciai Dieu de vouloir bien me faire mourir lui-même de cette manière , en m'épargnant un acte de désespoir que ma raison condamnait. Mais Dieu voulut me conserver : cette gorgée de sang allégea mes douleurs. Sur ces entrefaites, je fus remis dans la prison d'en haut , où une lumière plus vive et le voisinage d' Oroboni, qui m'était rendu , me rattachèrent à la vie. -o^-oog)x>-(S-o- LXVII Je lui confiai l'horrible mélancolie que j'avais éprouvée, séparé de lui ; et il me dit que lui aussi avait eu à com- battre la pensée du suicide. — Profitons , me disait-il , du peu de temps qui nous est accordé de nouveau , pour nous fortifier mutuellement avec la religion. Parlons de Dieu, excitons-nous à l'aimer ; souvenons-nous qu'il est la justice, la sagesse, la bonté, la beauté , tout ce que nous admirons de plus excellent. Je te le dis en vérité , la mort n'est pas loin de moi ; je te serai éternellement reconnaissant , si tu contribues à me rendre aussi rehgieux dans ces derniers jours que j'aurais dû l'être toute ma vie. Et nos discours ne roulaient plus que sur la philoso- phie chrétienne , et sur la comparaison de celle-ci avec les pauvretés de la doctrine sensualiste. Tous deux nous nous réjouissions d'apercevoir une si grande conformité entre MES PRISOIV'S. 181 le christianisme et la raison ; tous deux , en comparant les diverses communions évangéliques , nous reconnaissions que la communion catholique est la seule qui puisse yéri- tablemeut résister à la critique , et que sa doctrine con- siste dans les dogmes les plus purs, la morale la plus saine , et non dans les misérables sophismes enfantés par l'ignorance humaine. — Et si , par un événement que nous ne pouvons espérer, nous retournions dans la société , disait Oroboni, serons-nous assez pusillanimes pour ne pas confesser l'Kvangile, pour nous laisser aller au respect humain, si quelqu'un s'imagine que la prison a afl'aihli notre intelli- gence , et que c'est par faiblesse d'esprit que nous sommes devenus plus fermes dans la foi ? — Mon cher Oroboni , lui dis- je , ta question me révèle ta réponse, qui est aussi la mienne. Le comble de la lâcheté est d'être l'esclave des jugements d'autrui , quand on a la conviction qu'ils sont faux. Je ne crois pas que, ni toi ni moi , nous aurions jamais une telle lâcheté. Dans ces effusions de cœur, je commis une faute. J'avais juré à Julien de ne confier jamais à personne, en révélant son véritable nom, les relations qui avaient existé entre nous. Je les racontai à Oroboni , en lui disant : — Dans le monde, ce secret ne s'échapperait jamais de mes lèvres ; mais ici nous sommes dans un tombeau, et quand même tu en sortirais , je sais que je puis me fier à toi. Cette âme si parfaitement honnête se taisait. — Pourquoi ne me réponds-tu pas? lui dis- je. Enfin il se mit à me blâmer très-sérieusement d'avoir violé ce secret. Son reproche était juste : aucune amitié, si intime qu'elle soit , lorsqu'elle est fortifiée par la vertu, ne peut autoriser une telle violation. 182 MES PRISOKS. Mais puisque la faute était commise , Oroboni sut en faire résulter un bien pour moi. Il avait connu Julien, et savait plusieurs traits bonorables de sa vie; il me les raconta , en me disant : — Cet homme a si souvent agi en chrétien, qu'il ne peut porter sa fureur antireligieuse jusqu'au tombeau. Espérons, espérons qu'il en sera ainsi ! Et toi , Silvio , sache lui pardonner de bon cœur sa mau- vaise humeur, et prie pour lui ! Ces paroles étaient sacrées pour moi. -0-2>-OC®30- o-@-<>- LXX Je pus me traîner jusqu'au 1 1 janvier 1823. Le matin, je me levai avec un k'ger mal de tête et avec des disposi- tions à m'évanouir; mes jambes tremblaient, et j'avais de la peine à respirer. Ï88 MES PRISONS. Oro])oni aussi était mal depuis deux ou trois jours , et ne se levait pas. On m'apporta mon potage , et à peine j'en eus goûté une cuillerée, que je tombai privé de sentiment. Quelques moments après, la sentinelle du corridor ayant par hasard regardé à travers le guichet de ma porte , et me voyant étendu à terre , le petit pot renversé auprès de moi , me crut mort, et appela Schiller. Le surintendant vint aussi , on fit appeler le médecin sur-le-champ, et on me mit au lit. J'eus peine à revenir. Le médecin dit que j'étais en danger, et me fit ôter mes fers. Il m'ordonna je ne sais quel cordial ; mais mon esto- mac ne pouvait rien supporter. Mon mal de tête augmen- tait horriblement, On fit immédiatement un rapport au gouverneur, qui expédia un courrier à Vienne pour savoir comment je devais être traité. On répondit qu'il ne fallait pas me mettre à l'infirmerie , mais me servir dans ma prison , avec le même soin que si j'étais à l'infirmerie. On auto- risait , en outre , le surintendant à me donner des bouil- lons et des potages de sa cuisine tant que durerait la gra- vité du mal. Cette dernière autorisation me fut d'abord inutile ; aucune nourriture , aucune boisson ne passait. Mon état empira pendant une semaine ; j'avais le délire jour et nuit. Kral et Kubitzky me furent donnés pour infirmiers; tous deux me servaient avec affection , Chaque fois que je reprenais connaissance, Kral me répétait : — Que Monsieur ait confiance en Dieu ! Dieu seul est bon! — Priez-le pour moi , lui disais-jej non pour qu'il me MES PRISONS. 189 rende la santé, mais pour qu'il accepte mes malheurs et ma mort en expiation de mes péchés. 11 me suggéra la pensée de demander les sacrements. — Si je ne les ai pas demandés, lui répondis-je, attri- buez-le à la faiblesse de ma tète ; mais ce sera pour moi une grande consolation de les recevoir. Kral rapporta mes paroles au surintendant, et on fit venir le chapelain des prisons. Je me confessai, je communiai, et reçus l'extrême- onction. Je fus content de ce prêtre. 11 se nommait Sturm. Les réflexions qu'il me fit sur la justice de Dieu , sur l'in- justice des hommes, sur l'obligation' de pardonner, sur la vanité de toutes les choses de ce monde , n'étaient pas des lieux communs; elles portaient l'empreinte d'un es- prit cultivé , plein d'élévation , et d'un vif sentiment du véritable amour de Dieu et du prochain. ■o^-aàSPO-^ro- LXXI L'effort d'attention que je fis pour recevoir les sacre- ments sembla épuiser le reste de mes forces; mais au contraire il me fut favorable , en me plongeant dans une léthargie de plusieurs heures, qui me reposa. Je m'éveillai un peu soulagé; et vo}ant Schiller et Kral auprès de moi, je pris leurs mains, et les remerciai de leurs soins. 190 MES PRISONS. Schiller me dit : — Mon œil est exercé à voir des ma- lades 5 je parierais que ^Eonsieur ne mourra pas. — Et il ne vous semble pas , lui dis-je , me faire là un triste pronostic? — Non, répondit-il; les misères de la vie sont grandes, il est vrai ; mais celui qui les supporte avec noblesse d'àme et avec humilité gagne toujours à vivre. Puis il ajouta : — Si Monsieur vit, j'espère qu'il aura dans quelques jours une grande consolation. Monsieur a demandé à voir M. Maroncelli? — Je l'ai demandé tant de fois en vain , que je n'ose plus l'espérer. — Espérez, espérez, 3Ionsieur, et renouvelez votre demande. Je la renouvelai en effet le jour même. Le surintendant me dit également d'espérer, et il ajouta que non-seule- ment il était probable que Maroncelli pourrait me voir, mais qu'il était même possible qu'il me fût donné pour infirmier, et ensuite pour compagnon inséparable. Comme tous les prisonniers d'Etat avaient tous plus ou moins la santé délabrée, le gouverneur avait demandé à Vienne la permission de nous mettre deux à deux , afin que nous pussions nous secourir mutuellement. J'avais aussi demandé la faveur d'écrire un dernier adieu à ma famille. Vers la fin de la seconde semaine, une crise s'opéra dans ma maladie , et le danger disparut. Je commençais à me lever, lorsqu'un matin ma porte s'ouvre , et je vois entrer avec un air joyeux le surinten- dant , Schiller et le médecin. Le premier courut à moi , et me dit : — Nous avons la permission de vous donner MES PRISONS. 191 Maroncelli pour compagnon , et de vous laisser écrire une lettre à vos parents. La joie m'ôta la respiration , et le pauvre surintendant, qui , dans l'élan de son bon cœur, avait manqué de pru- dence, me crut perdu. Quand je repris mes sens , et que je me souvins de ce qu'on m'avait annoncé, je priai qu'on ne différât pas à me faire jouir d'un si grand bien. Le médecin y consentit, et Maroncelli fut conduit dans mes bras. Oh ! quel moment fut celui-Kà ! — Tu vis encore ! nous écriâmes nous tous deux ; 6 mon ami , ô mon frère ! Quel heureux jour il nous est encore donné de voir ! Que Dieu en soit béni ! Mais à notre joie , qui était immense , se joignait une immense compassion. Maroncelli devait être moins frappé de mon dépérissement; il savait que j'avais fait une ma- ladie fort grave. Mais moi , même en pensant à ce qu'il avait souffert, je ne me le figurais pas aussi changé. Il était à peine reconnaissable : ce visage si beau , si brillant de santé , avait été flétri par la douleur, par la faim , par le mauvais air d'une obscure prison ! C'était toutefois une consolation que de nous voir, de nous entendre, d'être enfin réunis. Oh! que de choses nous avions à nous dire , à nous rappeler , à nous répéter ! Quelle douceur à pleurer ensemble ! quelle harmonie dans toutes nos idées ! quelle satisfaction de nous trouver d'accord sur la religion , de haïr l'un et l'autre l'ignorance et la barbarie , mais de ne haïr aucun homme , de plaindre les ignorants et les barbares , et de prier pour eux ! -o-^-oc®>o-@-o- 192 MES PRISONS. LXXII On m'apporta une feuille de papier et un encrier , afin que j'écrivisse à mes parents. Comme la permission d'écrire n'avait été donnée en réalité qu'à un moribond qui désirait adresser son dernier adieu à sa famille, je craignais que ma lettre ne fût pas expédiée , si maintenant elle contenait autre chose ; et je me bornai à prier avec la plus vive tendresse mes parents , mes frères et mes sœurs , de se résigner à mon sort , leur protestant que j'y étais résigné moi-même. Cette lettre fut néanmoins envoyée , comme je l'ai su depuis , lorsque après tant d'années je revis le toit pater- nel. Ce fut la seule que mes chers parents purent re- cevoir pendant ma longue captivité. Je n'en reçus jamais aucune d'eux ; celles qu'ils m'écrivirent furent toujours retenues à Vienne. Mes compagnons d'infortune étaient également privés de toute relation avec leur famille. Nous demandâmes nombre de fois la faveur d'avoir au moins du papier et de l'encre pour étudier , et la per- mission d'acheter des livres avec notre argent. Nous ne fûmes jamais écoutés. Le gouverneur continuait cependant à nous permettre de lire nos livres. Nous dûmes aussi à sa bonté quelque amélioration dans notre régime ; mais, hélas ! cela ne dura pas. 11 avait permis que notre nourriture lût préparée dans la cuisine du surintendant , au lieu de l'être dans celle du traiteur des MES PRISONS. 193 prisons , et quelques fonds en sus avaient été afiectés à cet usage. Ces dispositions ne furent pas confirmées ; mais tant que dura ce bienfait j'en éprouvai un grand soula- gement. Maroncelli aussi reprit un peu de force. Quant à l'infortuné Oroboni, il était trop tard. Ce dernier avait eu pour compagnon, d'abord l'avocat Solera, ensuite le prêtre D. Fortini. Lorsque nous fûmes mis deux par deux dans toutes les prisons , la défense de parler aux fenêtres nous fut renou- velée, avec menace de replonger dans la solitude celui qui oserait l'enfreindre. A dire vrai , nous enfreignîmes quelquefois cette défense pour nous saluer, mais nous ne fîmes plus de longues conversations. Le caractère de IMaroncelli était en parfaite harmonie avec le mien : le courage de l'un soutenait le courage de l'autre. Si l'un de nous avait de la tristesse ou des mou- vements de colère contre les rigueurs de sa situation, l'autre l'égayait par quelque plaisanterie ou des raison- nements faits à propos. Un doux sourire venait presque toujours tempérer nos tourments. Tant que nous eûmes des livres , quoique nous les eus- sions relus tant de fois que nous les savions par cœur, c'était pour l'àme une douce pâture. Continuellement ces livres étaient le sujet de nouveaux examens , de nouvelles comparaisons, de nouveaux jugements, de nouvelles rectifications, etc. Nous lisions ou nous méditions une grande partie du jour en silence , et nous donnions à la cau.scrie le temps du diner, celui de la promenade et toute la soirée. Maroncelli , dans son souterrain , avait composé beau- coup de vers d'une grande beauté. Il me les récitait , et eu composait d'autres. J'en composais aussi que je lui ré- 13 194 MES PRISONS. citais , et notre mémoire s'exerçait à retenir tout cela. Nous acquîmes par-là une étonnante aptitude à composer par cœur de longs poëmes , à les limer et à les relimer encore un grand nombre de fois , et à les amener au même degré de perfection que nous aurions pu leur donner en les écrivant. Maroucelli composa ainsi peu à peu et retint par cœur plusieurs milliers de vers lyriques et épiques. Moi , je fis la tragédie de Leoniero da Dertona , et diverses autres choses. LXXIII Orohoni , après avoir beaucoup souffert pendant l'hiver et le printemps, se trouva encore plus mal Tété. Il cra- chait le sang, et devenait hydropique. Je laisse à penser quelle fut notre affliction quand il s'éteignait si près de nous , sans que nous pussions percer ce mur cruel qui nous empêchait de le voir et de lui donner nos soins affectueux ! Schiller nous apportait de ses nouvelles. Le malheureux jeune homme souffrit d'une manière atroce, mais son courage ne s'abattit jamais. Il reçut les secours spirituels du chapelain , qui heureusement savait le français. Il mourut le jour de sa fête , le 1 3 juin 1823. Quelques heures avant d'expirer , il parla de son père octogénaire , s'attendrit et pleura. Puis il se reprit, en disant :— Mais pourquoi pleurer le plus heureux de tous ceux qui me MES PRISONS. 195 sont chers , puisqu'il est à la veille de me joindre dans la paix éternelle? Ses dernières paroles furent celles-ci : — Je pardonne de bon cœur à mes ennemis. D. Fortini lui ferma les yeux : c'était son ami d'en- fance, un homme tout religion et tout charité. Pauvre Oroboni ! quel froid mortel parcourut nos veines lorsqu'on nous dit qu'il n'était plus , ... et que nous entendîmes les voix et les pas de ceux qui venaient prendre son cadavre,... et que nous vîmes de la fenêtre le char qui le portait au cimetière ! Deux condamnés or- dinaires traînaient ce char; quatre gardes le suivaient. Nous accompagnâmes des yeux le triste convoi jusqu'au cimetière. Il entra dans Tenceinte , et s'arrêta dans un coin : là était la fosse ! Peu d'instants après, le char, les condamués et les gardes revinrent sur leurs pas : l'un de ces derniers était Kubitzky. 11 me dit (belle et étonnante pensée chez un homme si commun): — J'ai marqué exactement le lieu de la sépulture, aiiu que si quelque parent ou quelque ami obtenait un jour de recueillir ses os et de les porter dans son pays, on pût savoir où ils reposent. Combien de fois Oroboiii m'avait dit, en regardant le cimetière de sa fenêtre : — 11 faut que je m'habitue à l'idée d'aller pourrir là bas; et cependant j'avoue que cette idée me fait frissonner. Il me semble qu'enterré dans ce pays , on ne doit pas être aussi bien que dans notre chère pé- ninsule. Puis il riait et s'écriait : — Enfantillage ! Quand un vêtement est usé et qu'il faut le quitter , qu'importe où il est jeté? D'autres fois il disait : — Je me prépare à la mort , mais 196 MES PRISONS. je m'y serais résigné plus volontiers à une condition : rentrer un instant sous le toit paternel , embrasser les genoux de mon père , entendre une parole de bénédiction, et mourir ! Il soupirait, et ajoutait : — Si ce calice ne peut s'éloi- gner de moi , ô mon Dieu , que ta volonté soit faite ! Et , la dernière matinée de sa vie , il disait encore , en baisant un crucifix queKral lui présentait : — Toi qui étais Dieu , tu eus cependant horreur de la mort , et tu dis : Sipossibile est, transeat a me calix isle ! Pardonne-moi si je le dis aussi. Mais je répète aussi tes autres paroles: Verumlamen non sicut ego volo, sedsicut tu! -o^)-<:-o®)>a ^-o- LXXIV Après la mort d'Oroboni, je tombai de nouveau ma- lade. Je crus aller rejoindre bientôt mon ami dans la tombe, et je le désirais. Seulement me serais-je séparé sans regret de 3Iaroncelli? Plusieurs fois , tandis que lui , assis sur sa paillasse , lisait ou faisait des vers , ou peut-être feignait comme moi de se distraire avec l'étude , et méditait sur nos malheurs, je le regardais douloureusement, et médisais : — Combien ta vie sera plus triste encore lorsque le souflle de la mort m'aura atteint , lorsque tu me verras emporter de cette chambre ; lorsque , regardant le cimetière , tu diras : Silvio aussi est là ! Et je m'attendrissais sur ce pauvre MES PRISONS. 197 survivant , et je faisais des vœux pour qu'on lui donnât un autre compagnon capable de Tapprécier comme je l'appréciais, ou pour que le Seigneur prolongeât mes tourments , et me laissât le doux office d'adoucir ceux de cet infortuné en les partageant. Je ne dis pas combien de fois mes maladies s'en allèrent et revinrent. L'assistance que MaronccUi me donnait pendant leur durée était celle du frère le plus tendre. Il s'apercevait quand je ne me souciais pas de parler, et il gardait alors le silence; il voyait quand ses paroles pouvaient me soulager, et il trouvait toujours alors des sujets conformes aux dispositions de mon esprit;, tantôt cherchant à les seconder , tantôt s'efforçant de les changer par degrés. Jamais je n'ai connu d'àme plus noble que la sienne ; et d'égales a la sienne , j'en ai connu un bien petit nombre. Lu grand amour de la justice, une grande to- lérance , une grande couliance dans la vertu de l'homme et dans le secours de la l^rovidenee , un très-vif sentiment du beau dans tous les arts , une imagination riche de poésie , les dons les plus aimables de l'esprit et du cœur, s'unissaient en lui pour me le rendre clier. Je n'oubliais pas Oroboui : chaque jour je gémissais de sa mort; mais mou cœur se réjouissait souvent à la pensée que ce bien-aimé , libre de tous maux dans le sein de Dieu , devait mettre au nombre de ses contentements celui de me voir avec uu ami non moins affectueux que lui. Il semblait qu'une voix m'assurât au fond de l'âme qu'Oroboni n'était plus dans le lieu des expiations; cependant je priais toujours pour lui. Plusieurs fois je rêvai que je le voyais, priant aussi pour moi; j'aimais à me persuader que ces songes n'étaient pas l'effet du 198 MES PRISONS. hasard , mais bien de véritables manifestations que Dieu permettait pour me consoler. Il paraîtrait fort ridicule que je retraçasse ici la vivacité de ces songes, et l'ineffable douceur qu'ils me laissaient réellement des journées entières. Mais les sentiments religieux et mon amitié pour Maroncelli allégeaient chaque jour de plus en plus mes afflictions. La seule idée qui m'épouvantât, c'était la possibilité que cet infortuné , d'une santé déjà délabrée , quoique moins chancelante que la mienne , ne me précédât au tombeau. Chaque fois qu'il était malade , je tremblais; et chaque fois qu'il allait mieux , c'était une fcte pour moi. Cette crainte continuelle de le perdre donnait à mon af- fection une force toujours plus grande; et la crainte de me perdre produisait sur lui le même effet. Ah ! il y a encore bien de la douceur dans cette alternative de crainte et d'espérance pour la seule personne qui nous reste ! Notre destinée était certainement l'une des plus misérables qu'il y eût sur la terre , et cependant cette estime et cette amitié sans bornes que nous éprouvions l'un pour l'autre nous composaient, au milieu de nos douleurs mêmes, une sorte de félicité que nous sentions bien réellement. ■0-^-(X®»0-^-0 LXXV J'aurais désiré que le chapelain dont j'avais été si con- tent lors de ma première maladie nous fût accordé pour MES PRISOINS. 190 confesseur, et que nous pussions le voir de temps en temps, môme sans que nous fussions gravement malades. Mais au lieu de lui donner cet emploi , le gouverneur nous assigna un augustin nommé le père Baptiste , en attendant que cette nomination fût confirmée à Vienne , ou qu'on en fit une autre. Je craignais de perdre au change, je me trompais. Le père Baptiste était un auge de charité ; ses manières étaient très-distinguées, et même élégantes; il raisonnait avec profondeur sur les devoirs de l'homme. Nous le priâmes de nous visiter souvent. Il venait tous les mois , et plus fréquemment s'il le pouvait. Il nous ap- portait aussi quelques livres , avec la permission du gou- verneur , et nous disait , au nom de son abbé , que toute la bibliothèque du couvent était àuotre disposition. C'eût été un grand bien pour nous si cela eût duré. Toutefois nous en profitâmes pendant plusieurs mois. Après la confession , il s'arrêtait longtemps à causer avec nous, et tous ses discours montraient uneàme droite, pleine de dignité , vivement pénétrée de la grandeur et de la sainteté de l'homme. Nous eûmes le bonheur de jouir environ une année de ses lumières et de son affection , sans que jamais il se démentit. Jamais un mot qui pût faire soupçonner en lui l'intention de servir la politique et non son ministère ; jamais il ne manqua , en quoi que ce fût, aux égards les plus délicats. A dire vrai , dans les commencements je me méfiais de lui ; je m'attendais à le voir faire servir la finesse de son esprit à des investigations déplacées. Cette méfiance n'est que trop naturelle dans un prisonnier d'Etat ; mais quel soulagement on éprouve lorsqu'elle s'évanouit, et que dans l'interprète de Dieu on ne découvre du zèle 200 MES PRISONS. pour aucune autre cause que pour celle de Dieu et de l'humanité! Il avait une manière toute particulière et très-efficace de donner des consolations. Je m'accusais, par exemple, de mes transports de colère contre les rigueurs de la dis- cipline de notre prison. Il moralisait un moment sur la nécessité de souffrir avec sérénité et en pardonnant , puis il dépeignait sous les plus vives couleurs les misères des conditions autres que la mienne. 11 avait beaucoup vécu à la ville et à la campagne , connu les grands et les petits, médité sur les injustices humaines ; il savait peindre habi- lement les passions et les mœurs des diverses classes de la société. Partout il me montrait des forts et des faibles , des oppresseurs et des opprimés, partout la nécessité ou de haïr nos semblables, ou de les aimer, par une généreuse indulgence et par compassion. Les événements qu'il me racontait pour me rappeler l'universalité du malheur, et les bons effets que Ton en peut recueillir, n'avaient rien de singulier, ils étaient même très-ordinaires; mais il les racontait avec des expressions si justes, si puissantes, qu'elles me faisaient fortement sentir les conclusions qu'on en devait tirer. Oh oui ! chaque fois que j'avais entendu ces tendres reproches et ces nobles conseils, je brûlais d'amour pour la vertu, je ne haïssais plus personne, j'aurais donné ma vie pour le dernier de mes semblables ; je bénissais Dieu de m'avoir fait homme. Ah! malheureux celui qui ignore la sublimité de la confession ! malheureux celui qui, pour paraître au-dessus du vulgaire, se croit obligé de la tourner en dérision! Parce que chacun sait qu'il faut être bon , il n'est pas vrai u'il soit inutile de se l'entendre répéter, qu'il suffise de MES PRISONS. 201 nos propres réflexions et de lectures faites à propos. Non ! la parole vivante de l'homme a une puissance que ne peuvent avoir ni nos lectures ni nos propres réflexions : Fàme en est plus ébranlée, les impressions qu'elle en reçoit sont plus profondes. Dans la parole d'un frère , il y a une vie, un à-propos, qu'on chercherait souvent en vain dans les livres et dans ses propres pensées. LXXVI Au commencement de 1824 ,1e surintendant , qui avait ses bureaux à l'une des extrémités de notre corridor, les transporta ailleurs; et les pièces qui les composaient, avec d'autres dépendances, furent changées en prisons. Nous comprîmes, hélas! que de nouveaux prisonniers d'État étaient attendus d'Italie. En effet, bientôt arrivèrent les condamnés d'un troisième procès, tous de mes amis ou de ma connaissance. Oh ! quelle fut ma tristesse quand je sus leurs noms ! Borsieri était l'un de mes plus anciens amis. J'étais lié depuis moins de temps avec Confalonieri , mais je l'aimais de tout cœur. Si j'avais pu , en passant au carcere durissimo ou à quelque autre tourment imagi- nable, acquitter leur peine et les délivrer. Dieu sait si je ne l'aurais pas fait! Je ne dis pas seulement donner ma vie pour eux : hélas ! donner sa vie est peu de chose ; souffrir, c'est bien plus. 202 MES PRISONS. J'aurais eu alors grand besoin des consolations du père Baptiste, mais on ne lui permit plus de venir. De nouveaux ordres arrivèrent pour le maintien de la discipline la plus sévère. Le terre-plein qui nous servait de promenade fut d'abord entouré de palissades , de manière que personne ne pût nous voir, même de loin , à l'aide de télescopes. ]N'ous perdîmes ainsi le spectacle mapjnifîque des collines environnantes et de la ville qu'elles dominaient. Ce ne fut point assez. Pour aller à ce terre- plein , il fallait , comme je l'ai dit , traverser la cour, dans laquelle beaucoup de personnes pouvaient nous voir. Afin de nous dérober à tous les regards , on nous priva de ce lieu de promenade , et on nous en assigna un autre , très- petit , qui toucbait à notre corridor, et situé tout à fait au nord, comme nos cbambres. -o-# o cigp->- o-^-o- LXXXII Dans la prison contiguë à la nôtre , et qui avait été celle d'Oroboni, se trouvaient maintenant D. Marco Fortiniet M. Antonio Villa. Ce dernier, autrefois robuste comme un Hercule , souffrit beaucoup de la faim pendant la première année , et lorsqu'on lui donna un peu plus de nourriture, il manqua de force pour digérer. 11 languit longtemps , puis, réduit presque à l'extrémité, il obtint qu'on lui 214 MES PRISO^^S. donnât une prison plus aérée. L'atmosphère méphitique d'un étroit sépulcre lui était sans doute très-nuisihle , comme elle l'était à tous les autres ; mais le remède qu'il avait invoqué ne fut pas suffisant. Il vécut quelques mois encore dans cette grande chambre , puis , après plusieurs vomissements de sang , il mourut- Il fut assisté par son compagnon de captivité, D. For- tini , et par l'abbé Paulowich , venu en hâte de Vienne , quand on le sut moribond. Quoique je ne me fusse pas lié avec lui aussi étroite- ment que je l'avais été avec Oroboni, sa mort m'affligea beaucoup. Je le savais tendrement aimé de ses parents et de sa femme. Quant à lui, il était plus à envier qu'à plaindre ; mais ceux qui lui survivaient ! . . . Il avait été aussi mon voisin sous les Plombs ; Treme- rello m'avait apporté quelques vers de lui , et lui en avait porté des miens. Il régnait quelquefois dans ces vers qu'il m'envoyait un sentiment profond. Après sa mort , lorsque j'appris des gardes les cruelles souffrances qu'il avait endurées , il me sembla que je lui étais plus attaché que je ne l'avais cru durant sa vie. L'in- fortuné ne pouvait se résigner à mourir, quoiqu'il fût très- rehgieux. Il éprouva au plus haut degré l'horreur de ce terrible passage , bénissant néanmoins sans cesse le Sei- gneur, et lui criant avec larmes : — Je ne puis , ô mon Dieu , conformer ma volonté à la tienne , et cependant je le voudrais : opère en moi ce miracle ! Il n'avait pas le courage d'Oroboni , mais il l'imita en protestant qu'il pardonnait à ses ennemis. A la fin de cette année (c'était en 1826), nous enten- dîmes un soir, dans le corridor, le bruit mal étouffé de plusieurs personnes qui marchaient. Nos oreilles étaient MES PRISOISS. 215 devenues très- habiles à distinguer mille genres de bruit. Une porte s'ouvre , nous reconnaissons que c'est celle de l'avocat Solera. On en ouvre une seconde , c'est celle de Fortini; entre plusieurs voix qui parlent bas, nous dis- tinguons celle du directeur de la police. Que sera-ce? Une perquisition à une heure si avancée? Et pourquoi? Mais bientôt ils sortent de nouveau dans le corridor. Et \oici la voix du bon Fortini : — 0 povereto mi ! Pardon ! sa\ez-vous , Monsieur, j'ai oublié un tome de mon bréviaire. Et vite, vite, il courut reprendre ce volume, puis il rejoignit la petite troupe ; la porte de l'escalier s'ouvrit , nous entendîmes le bruit de leurs pas jusqu'en basj nous comprimes qu'ils avaient été assez heureux pour obtenir leur grâce; et, quel que lût notre regret de ne pouvoir les suivre, nous nous en réjouîmes. LXXXIII La délivrance de ces deux compagnons était-elle sans aucune conséquence pour nous ? Pourquoi sortaient-ils , eux , condamnés comme nous , l'un à vingt ans , l'autre à quinze ans de prison ? et pourquoi la grâce ne s'étendait- elle pas sur nous et sur beaucoup d'autres ? Existait-il donc des préventions plus graves contre ceux qu'on ne délivrait pas ? ou bien voulait-on nous gracier tous , mais à de courts intervalles les uns des autres, deux à la fois? 216 MES PRISONS. peut-être chaque mois? peut-être tous les deux ou trois moià? Nous restâmes dans ce doute pendant quelque temps , et plus de trois mois se passèrent sans qu'aucune autre délivrance eût lieu. Vers la fin de 1827 , nous pensâmes que décembre pouvait être choisi pour l'anniversaire des grâces ; mais décembre passa , et rien n'arriva. Notre attente se prolongea jusqu'à l'été de 1828 , époque à laquelle se terminaient pour moi les sept années et demie de prison , équivalant à quinze , selon les paroles de l'empereur, si toutefois on voulait bien compter la peine à dater de mon arrestation ; mais si l'on voulait n'y pas comprendre le temps du procès (et cette supposition était la plus vraisemblable) , et ne partir que de la publi- cation de l'arrêt , les sept ans et demi ne finiraient qu'en 1829. Tous les termes calculables passèrent , et la grâce ne luisait pas. Cependant, déjà avant la sortie de Solera et de Fortini , il était venu à mon pauvre Maroncelli une tumeur au genou gauche. Au commencement la douleur était supportable , et le forçait seulement à boiter ; puis il eut peine à traîner sa chaîne , et sortait rarement pour se promener. Un matin d'automne, il désira sortir avec moi pour respirer un peu l'air ; il y avait déjà de la neige, et, dans un moment où , par malheur, je ne le soutenais pas, il trébucha et tomba. Le coup qu'il se donna rendit aussitôt la douleur du genou beaucoup plus aiguë. Nous le portâmes sur son lit ; il n'était plus en état de se tenir debout. Lorsque le médecin le vit , il se décida enfin à lui faire ôter sa chaîne. La tumeur empira de jour en jour , elle devint énorme, et toujours plus douloureuse. Les souf- frances du pauvre malade étaient telles , qu'il ne pouvait avoir de repos ni dans son lit ni hors de son lit. MES PRISONS. 217 Quand il devait se mouvoir , se lever , se coucher , j'étais obligé de prendre le plus délicatement possible la jambe malade, et de la porter très-lentement de la manière qu'il lui convenait. Quelquefois , pour le moindre chan- gement de position , il avait un quart d'heure entier de spasmes. Les sangsues , les cautères , la pierre infernale , les fo- mentations, tantôt sèches , tantôt humides, tout fut_essayé par le médecin. C'était un surcroît de souffrances , et rien de phis. Après avoir brûlé avec la pierre infernale , la sup- puration s'établissait. La tumeur était devenue une plaie j mais jamais elle ne diminuait , jamais la suppuration n'ap- portait aucun soulagement à la douleur. Maroncelli était mille fois plus malheureux que moi, et pourtant combien je souffrais avec lui 1 11 m'était doux de remplir l'office d'infirmier envers un si digne ami; mais le voir dépérir ainsi , au milieu de tourments si longs et si atroces, sans pouvoir lui rendre la santé, prévoir que jamais ce genou ne pourra être guéri j voir le malade plus persuadé de sa mort que de sa guérison, et ne pouvoir qu'admirer continuellement son courage et sa sérénité , oh ! il n'y a pas d'expressions pour peindre de telles angoisses ! -o-©-oc®c>o-^-o- LXXXIV Dans cet état déplorable, il composait encore des vers, il chantait , il discourait , il faisait tout pour me faire il- 218 MES PRISONS. lusion et me cacher une partie de ses maux. Il ue pouvait plus ni digérer ni dormir , il maigrissait d'une manière effrayante , tombait souvent en défaillance , et toutefois , par moments , il ramassait ses forces , et me donnait du courage. Ce qu'il souffrit pendant neuf longs mois ne saurait se décrire. Une consultation fut enfin accordée. Le médecin en chef arriva , approuva tout ce que son confrère avait essayé , et s'en alla sans dire son opinion sur la maladie et sur ce qui restait à faire. Un moment après, le sous -intendant vint, et dit à Maroncelli : — Le médecin en chef n'a pas voulu prendre sur lui de s'expliquer ici en votre présence , craignant que vous n'eussiez pas la force de vous entendre annoncer une dure nécessité. Je lui ai assuré, Monsieur, que vous ne manquiez pas de courage. — J'espère, dit Maroncelli, en avoir donné quelque preuve en souffrant ces tortures sans pousser des cris. Me proposerait-on...? — Oui , Monsieur , l'amputation. Seulement le médecin en chef , en voyant l'épuisement de votre corps , hésite à la conseiller. Dans un tel état de faiblesse , vous sentez- vous capable de supporter l'opération ? Voulez-vous vous exposer au danger. . .? — De mourir? Et ne mourrai-je pas également dans peu , si l'on ne met un terme à ce mal ? — Nous allons donc faire sur-le-champ un rapport à Vienne , et aussitôt que la permission de vous amputer sera venue... — Quoi ! il faut une permission ? — Oui, Monsieur. Au bout de huit jours la permission attendue arriva. MES PRISONS. 219 Le malade fut porté daus uoe plus grande chambre ; il demanda que je l'y suivisse. — Je pourrais expirer pendant l'opération , dit-il : que je me trouve du moins dans les bras de mon ami. Ma compagnie lui fut accordée. L'abbé Wrba , notre confesseur ( qui avait succédé à Paulowich), vint administrer les sacrements à l'infor- tuné. Cet acte de religion rempli, nous attendîmes les chirurgiens, qui n'arrivaient pas. Maroncelli se mit encore à chanter un hymne. Enfin les chirurgiens parurent ; ils étaient deux : l'un était le chirurgien ordinaire de la maison, c'est-à-dire notre barbier , qui, ayant le droit défaire lui-même les opérations quand il s'en présentait , ne voulait céder cet honneur à personne ; l'autre était un jeune chirurgien , élève de l'école de Yienne , et jouissant déjà d'une grande réputation d'habileté. Celui-ci, envoyé parle gouverneur pour assister à l'opération et la diriger, aurait voulu la faire lui-même ; mais il dut se contenter d'en surveiller l'exécution. Le malade fut assis sur le bord du lit, avec les jambes en bas. Je le tenais dans mes bras. Au-dessus du genou, à l'endroit où la cuisse commençait à être saine, on forma une ligature pour marquer le cercle que devait faire l'instrument. Le vieux chirurgien coupa tout autour, à la profondeur d'un doigt; puis il releva la peau ainsi découpée , et continua d'opérer sur les muscles décou- verts. Le sang coulait à torrent des artères ; mais elles furent bientôt liées avec un fil de soie. A la fin on scia l'os. Maroncelli ne poussa pas un cri. Quand il vit emporter sa jambe coupée, il jeta sur elle un regard de compas- sion; puis, se retournant vers le chirurgien qui l'avait 220 MES PRISONS. opéré, il lui dit : — Vous m'avez délivré d'un ennemi, et je n'ai aucun moyen de vous en récompenser ! Il y avait une rose, dans un verre, sur la fenêtre. — Apporte-moi cette rose, je te prie, me dit-il. Je la lui portai , et il la présenta au vieux chirurgien, en lui disant : — Je n'ai pas autre chose à vous offrir en témoignage de ma reconnaissance. Celui-ci prit la rose et pleura. -0-©-OC®>0-^-0- LXXXV Les chirurgiens avaient cru que l'infirmerie du Spiel- berg était pourvue de tout ce qui était nécessaire, excepté des instruments qu'ils avaient apportés ; mais , l'ampu- tation finie , ils s'aperçurent qu'il leur manquait diverses choses indispensables , telles que de la toile gommée , de la glace , des bandelettes , etc. Le malheureux mutilé dut attendre pendant deux heures que tout cela fût apporté de la ville. Enfin il put s'étendre sur son lit, et on appliqua de la glace sur le moignon. Le lendemain , ils débarrassèrent ce moignon des cail- lots de sang qui s'y étaient formés, le lavèrent, tirèrent la peau en bas , et placèrent l'appareil. Pendant plusieurs jours on ne donna au malade que quelques demi tasses de bouillon, avec un jaune d'œuf battu ; et quand le danger de la fièvre traumatique fut passée , on commença à le restaurer peu à peu par un MES PRISOINS. 221 régime plus substantiel. L'empereur avait ordonné que, jusqu'au rétablissement des forces du malade , on lui donnât une bonne nourriture de la cuisine du surin- tendant. La guérison s'opéra en quarante jours , après lesquels nous fûmes reconduits dans notre ancienne prison, que l'on avait agrandie en la réunissant, au moyen d'une ouverture dans le mur , à celle qu'avait d'abord habitée Oroboni, et ensuite Villa. Je transportai mon lit à la place même qu'avait occupée celui où Oroboni était mort. Cette identité de lieu m'était chère; il me semblait que je m'étais rapproché de mon ami. Je rêvais souvent de lui ; il me semblait que son esprit venait réellement me visiter, et me rassérénait l'âme par de célestes consolations. Le spectacle horrible de tant de tourments soufferts par Maroncelli avant l'amputation de sa jambe , pendant et après l'opération, me donna plus de fermeté. Dieu, qui m'avait accordé assez de santé tout le temps qu'avait duré la maladie de mon ami, parce que mes soins lui étaient nécessaires , me l'ôta aussitôt qu'il put se tenir sur ses béquilles. J'eus plusieurs tumeurs glanduleuses qui me firent beaucoup souffrir : j'en guéris; mais à ces douleurs suc- cédèrent des oppressions de poitrine que j'avais déjà éprouvées autrefois , et qui maintenant me suffoquaient plus que jamais; puis des vertiges et des dyssenteries spasmodiques. — Mon tour est venu , me disais-je; serai-je moins pa- tient que mon compagnon? Je m'appliquai donc autant que je pus à imiter sa vertu . 222 MES PRISONS. Il est sans doute des devoirs particuliers pour chaque condition humaine. Ceux d'un malade sont la patience , le courage , et tous les efforts possibles pour être agréable à ceux qui l'approchent. Maroncelli , aACC ses pauvres béquilles , n'avait plus son agilité d'autrefois ; il s'en affligeait , dans la crainte de ne pas me servir aussi bien. Il craignait, en outre, que , pour lui épargner du mouvement et de la fatigue , je n'eusse pas recours à ses services aussi souvent que j'en avais besoin. Cela arrivait effectivement quelquefois ; mais je faisais en sorte quïl ne s'en aperçût pas. Quoiquil eût repris ses forces , il n'était pas pour cela exempt de souffrances. Comme tous les amputés, il éprouvait de douloureuses sensations dans les nerfs , comme si la partie coupée était encore vivante. Il souffrait au pied , à la jaDibe , au genou qu'il n'avait plus. Ajoutez à cela que l'os avait été mal scié, qu'il pénétrait dans les chairs nouvelles, et y for- mait souvent des plaies. Ce ne fut qu'au bout d'une année environ que le moignon fut suffisamment endurci et ne s'ouvrit plus. -o-S>-0<®X)-^-o- LXXXVI Mais de nouveaux maux assaillirent l'infortuné, et presque sans intervalle. Il eut d'abord une arthrite , qui commença par les jointures des mains , et qui martyrisa ensuite, pendant plusieurs mois, toute sa personne; puis MES PRISONS. 223 le scorbut. Ce dernier fléau lui couvrit bientôt le corps de taches livides qui le rendaient épouvantable. Je cherchais à me consoler en me disant : — Puisqu'il faut mourir dans cette prison , il vaut mieux que le scor- but soit venu à l'un de nous ; c'est un mal contagieux , et qui nous conduira au tombeau sinon en même temps , du moins à peu de distance l'un de l'autre. Nous nous préparions tous deux à la mort , et nous étions tranquilles. Neuf ans de captivité et de grandes souffrances nous avaient enfin familiarisés avec l'idée de la destruction totale de deux corps aussi ruinés , et qui avaient tant besoin de repos. Nos âmes, se confiant en la bonté divine , espéraient se réunir dans un lieu où cessent toutes les colères des hommes , et où nous demandions à Dieu qu'il réunit aussi un jour à nous , mais dépouillés de tout ressentiment, ceux qui ne nous aimaient pas. Pendant les années précédentes , le scorbut avait fait de grands ravages dans ces prisons. Lorsque le gouver- nement apprit que 3Iaroncelli était attaqué de ce mal terrible, il craignit une nouvelle épidémie scorbutique, et consentit à la demande du médecin , qui déclarait qu'il n'y avait pour Maroncelli de remède efficace que le grand air, et conseillait de le tenir renfermé le moins possible. Comme son compagnon de chambre, et malade moi- même d'une cachexie, je jouis du même avantage. Nous restions dehors tout le temps que le lieu de la promenade n'était pas occupé par d'autres, c'est-à-dire depuis une demi-heure avant le jour, pendant une couple d'heures; puis durant le dîner, si cela nous plaisait; ensuite pendant trois heures de la soirée, jusque après le coucher du soleil : cela pour les jours ouvrables. Quant aux jours de fête , comme il n'y avait pas de promenade 224 MES PRISONS. pour les autres prisonniers , nous étions dehors du matin au soir, excepté à l'heure du dîner. Un autre infortuné , âgé d'environ soixante-dix ans , et d'une santé entièrement ruinée , fut joint à nous, dans la pensée que l'air extérieur lui ferait aussi du bien. C'était Constantin Munari, vieillard aimable, passionné pour les études littéraires et philosophiques, et dont la société nous fut très-agréable. En faisant remonter le temps de ma peine non plus à l'époque de mon arrestation , mais à celle de ma condam- nation , les sept ans et demi finissaient en 1 82& , dans les premiers jours de juillet , selon la date de la signature de l'empereur, ou bien le 22 août, selon la date de la publi- cation de la sentence. Ce terme passa encore , et toute espérance s'éteignit. Jusque alors Maroncelli, Munari et moi, nous espérions quelquefois encore revoir le monde, notre chère Italie, nos parents , et tout cela était pour nous le sujet d'entre- tiens pleins de regrets , de piété et d'amour. Août passa , septembre aussi , puis toute cette année , et nous nous habituâmes à ne plus rien espérer sur la terre , si ce n'est l'inaltérable continuation de notre ami- tié réciproque, et l'assistance de Dieu pour consommer dignement le reste de notre long sacrifice. Oh ! l'amitié et la religion sont deux biens inestimables; elles embellissent jusqu'aux heures du prisonnier pour qui a cessé de luire toute probabilité de grâce ! Dieu est véritablement avec les malheureux , avec les malheureux qui aiment ! MES PRISONS. 225 LXXXVII Après la mort de Villa, l'abbé Paulowich ayant été nommé évêque, nous eûmes pour confesseur l'abbé Wrba , morave , professeur de Nouveau Testament à Briinn, élève distingué de Vlnstitut sublime de Vienne. Cet Institut est une congrégation fondée par le célèbre Frint , alors curé de la cour. Les membres de cette con- grégation sont tous des prêtres, qui, déjà théologiens lau- réats, poursuivent, sous une sévère discipline, le cours de leurs études, pour arriver au plus haut degré de savoir que l'on puisse atteindre. Le fondateur a eu la noble in- tention de répandre continuellement une science forte et véritable parmi le clergé catholique d'Allemagne, et cette intention a généralement été remplie. Wrba , demeurant à Briinn , pouvait nous donner une plus grande partie de son temps que Paulowich. Il devint pour nous ce qu'avait été le P. Baptiste , excepté qu'il ne lui était pas permis de nous prêter des livres. Nous avions souvent ensemble de longues conférences très-profitables à ma piété , ou , si cela est trop dire , il me le semblait du moins, et j'en éprouvais une bien grande consolation. Il tomba malade en 1829j puis, ayant été obligé de prendre d'autres engagements, il ne put plus venir auprès de nous. Cela nous affecta profondément; mais nous eûmes le bonheur de le voir remplacé par un homme également instruit et excellent , l'abbé Ziak , vicaire. Parmi plusieurs ecclésiastiques allemands qui nous 15 226 MES PRISOINS. furent destinés, nous n'en trouvâmes pas un seul de mauvais, pas un qui eût voulu se faire l'instrument de la politique (et cela est si facile à découvrir), pas un au contraire qui n'eût les mérites réunis d'un grand savoir, d'une foi catholique hautement professée , et d'une phi- losophie profonde. Oh ! comme de tels ministres de l'Église sont respectables ! Le petit nombre de ceux que je connus me fit conce- voir une opinion très-avantageuse du clergé catholique allemand. L'abbé Ziak avait aussi de longues conférences avec nous. Tl me servait d'exemple pour supporter avec séré- nité mes douleurs. De continuelles fluxions aux dents, à la gorge , aux oreilles , le tourmentaient , et néanmoins il était toujours souriant. Cependant le grand air fit disparaître peu à peu les taches scorbutiques de Maroncelli ; Munari et moi nous étions également beaucoup mieux. LXXXVIII Le premier jour d'août 1830 parut. Il allait y avoir dix ans que j'avais perdu ma liberté , huit ans et demi que je subissais le carcere duro. C'était un dimanche; nous allâmes, comme les autres jours de fête , dans l'enceinte accoutumée. Nous regar- dâmes encore , du haut du petit mur, la vallée au-dessous MES PIUSOjNS. 227 de nous, et le cimetière où reposaient Oroboni et Villa; nous parlâmes encore du repos que nos ossements y trou- veraient un jour, rsous nous assîmes encore sur le banc accoutumé, pour attendre que les pauvres condamnées vinssent à la messe qu'on leur disait avant la nôtre. Elles étaient conduites dans le même petit oratoire où nous allions entendre la messe suivante. Il était contigu au lieu de la promenade. Il est d'usage en Allemagne que, pendant la messe, le peuple cliante des hymnes en langue vivante. Comme l'empire d'Autriche est un pays mêlé d'Allemands et de Slaves, et que dans les prisons du Spielberg le plus grand nombre des condamnés ordinaires appartient à l'un ou à l'autre de ces peuples , on y chante les hymnes une fête en langue allemande, et l'autre en langue slave. Ainsi chaque fête on y fait deux sermons , en se servant alter- nativement des deux langues. C'était pour nous un bien doux plaisir que d'entendre ces cantiques et l'orgue qui les accompagnait. Parmi les femmes , il y en avait dont la voix allait au cœur. Les malheureuses! Il y en avait de très-jeunes. De mauvaises passions , de mauvais exemples , les avaient entraînées au crime! J'entends encore raisonner au fond de mon âme leur chant si religieux du Sanclus : IJeilig! heilig ! heilig l Je versai encore une larme en les entendant. A dix heures les femmes se retirèrent, et nous, nous allâmes à la messe. Je vois encore ceux de mes compa- gnons d'infortune qui entendaient la messe sur la tribune de l'orgue , dont une seule grille nous séparait, tous pâles, maigres , traînant avec peine leurs fers ! Après la messe nous retournâmes dans nos tanières. Un quart d'heure après on nous apporta notre dîner. 228 MES PRISONS. Nous apprêtions notre couvert, qui consistait à mettre une petite planche sur celles qui nous servaient de lit , et à prendre nos cuillers de bois , lorsque M. Wegrath , sous- intendant, entra dans notre prison. — Je regrette, Messieurs, d'interrompre votre dîner, dit-il; mais ayez la complaisance de me suivre, M. le ilirecteur de la police est de l'autre côté. Comme ce dernier ne venait ordinairement que pour des choses désagréables , comme des perquisitions ou des inquisitions , nous suivîmes avec beaucoup de mauvaise humeur le bon sous-intendant jusqu'à la salle d'audience. Là nous trouvâmes le directeur de la police et le sur- intendant ; le premier nous fit un salut plus gracieux que de coutume. Il prit un papier en main , et dit avec des mots entre- coupés , dans la crainte peut-être de produire une trop forte surprise en s'exprimant plus nettement : — Messieurs,... j'ai le plaisir,... j'ai l'honneur.... de vous annoncer.... que S. M. l'empereur a fait encore.... une grâce — Et il hésitait à nous dire quelle grâce c'était. Nous pen- sâmes qu'il s'agissait de quelque diminution de peine, telle que d'être exempts de l'ennui du travail , d'avoir quelques livres de plus, d'avoir des aliments moins dégoûtants. Mais vous ne comprenez donc pas? dit-il. Non , Monsieur. Ayez la bonté de nous expliquer de quelle espèce de grâce il s'agit. C'est la liberté pour vous deux , et pour un troisième que vous embrasserez bientôt. Il semble qu'à cette nouvelle notre joie eût dû éclater ; mais notre pensée se reporta aussitôt sur nos parents, dont nous n'avions pas entendu parler depuis si long- MES PRISONS. 229 temps ; et le doute que peut-être nous ne les trouverions plus sur la terre nous attrista tellement, que cela détruisit le plaisir que nous devait causer l'assurance de notre liberté. — Vous restez muets , Messieurs? dit le directeur de la police. Je m'attendais à vous voir transportés de joie. — Je vous prie, répondis-je, de faire connaître à l'empe- reur toute notre reconnaissance; mais si nous n'avons pas de nouvelles de nos familles , il nous est impossible de ne pas craindre qu'il nous manque des personnes bien cbères. Cette incertitude nous accable , même en ce moment qui devrait être pour nous celui de la plus grande joie. 11 donna alors à Maroucelli une lettre de son frère, qui le consola. A moi, il me dit qu'il n'y eu avait pas de ma famille ; et cela me fit d'autant plus craindre que quelque malheur ne lui fût arrivé. — Messieurs, reprit- il, retournez dans votre chambre, et dans peu je vous enverrai ce troisième qui a aussi été gracié. Nous y allâmes, et nous attendîmes avec anxiété ce troisième. jN'ous aurions voulu qu'ils le fussent tous, et cependant ce ne pouvait être qu'un seul. — Si c'était le pauvre vieux Munari ! ou un tel ! ou tel autre ! Il n'y en avait pas un pour lequel nous ne fissions des vœux. Enfin la porte s'ouvrit, et nous vîmes entrer ce com- pagnon ! c'était Andréa Tonnelli de Brescia. JNous nous embrassâmes : nous ne pouvions plus diuer. Nous causâmes jusqu'au soir, plaignant les amis qui restaient. Au coucher du soleil, le directeur de la police revint pour nous tirer de ce malheureux séjour : nos cœurs gémissaient en passant près des prisons de tant de compa- 230 MES PRISOJNS. gnons bien chers, que nous ne pouvions emmener avec nous. Qui sait combien de temps ils devaient encore y languir? qui sait combien d'entre eux devaient y être la proie d'une mort lente ? On mit sur les épaules de chacun de nous un manteau de soldat et un bonnet sur la tête ; et ainsi avec nos vêtements de forçats , mais délivrés de nos chaînes , nous descendîmes la funeste colline , et nous fûmes conduits à la ville , dans les prisons de la police. Il faisait un superbe clair de lune. Les rues, les mai- sons , les gens que nous rencontrions , tout me paraissait si agréable et si étrange, depuis tant d'années que je n'avais joui d'un pareil spectacle ! ■O^^-CX^pO-^-O- LXXXIX Nous attendîmes dans les prisons de la police un com- missaire impérial qui devait venir de Vienne pour nous accompagner jusqu'aux frontières. Cependant, comme nos malles avaient été vendues , nous nous pourvûmes de linge et de vêtements , et nous déposâmes le costume delà prison. Au bout de cinq jours le commissaire arriva , et le directeur de la police, en nous consignant entre ses mains, lui remit en même temps l'argent que nous avions ap- porté au Spielberg, et celui que l'on avait retiré de la vente MKS PRISOTVS. 231 de nos effets et de nos livres. Cet argent nous fut ensuite rendu aux frontières. Notre voyage fut fait aux frais de l'empereur ; rien n'y fut épargné. Le commissaire était M. von Noë, gentilhomme em- ployé au secrétariat du ministre de la police. On ne pou- vait nous donner quelqu'un d'une éducation plus ac- complie. Il nous traita constamment avec tous les égards possibles. Je partis de Briinn ayant une difficulté de respiration très-pénible. Le mouvement de la voiture augmenta tel- lement le mal, que, le soir, je haletais d'une manière effrayante, et l'on craignait que je ne suffoquasse d'un instant à l'autre. J'eus en outre une fièvre ardente pen- dant toute la nuit , et le commissaire doutait , le jour sui- vant, que je pusse continuer le voyage jusqu'à Vienne. Je lui dis que oui , et nous partîmes. La violence du mal était extrême; je ne pouvais ni manger, ni boire, ni parler. J'arrivai à demi mort à Vienne. On nous donna un bon logement à la direction générale de la police. On me mit au lit , et on appela un médecin , qui ordonna une sai- gnée, dont j'éprouvai du soulagement. Une diète absolue et beaucoup de digitale furent pendant huit jours mon seul traitement; je me rétablis. Le médecin était M. Singer; il eut pour moi des attentions vraiment amicales. J'étais dans la plus grande impatience de partir, d'au- tant plus que la nouvelle des trois journées de Paris avait pénétré jusqu'à nous. L'empereur avait signé le décret de notre mise en liberté le jour même que cette révolution éclatait 1 Assu- rément il ne l'eiît pas révoqué maintenant; mais il n'était pas invraisemblable , les circonstances étant devenues cri- 232 MES PRISONS. tiques pour toute l'Europe , que l'on craignit des mouve- ments populaires aussi en Italie , et que rAutriche ne voulût pas alors nous laisser rentrer dans notre patrie. Nous étions bien persuadés que nous ne retournerions plus au Spielberg; mais nous avions peur que quelqu'un ne suggérât à l'empereur l'idée de nous déporter dans quelque ville de l'Empire , éloignée de la péninsule. J'affectai de paraître mieux portant que je ne l'étais en effet, et je priai que l'on hàtàt le départ. Cependant j'avais un désir bien ardent de me présenter à S. Exe. M. le comte de Pralormo , envoyé de la cour de Turin à celle d'Autriche, à la bonté duquel je savais être très- redevable. 11 s'était employé avec le plus généreux et le plus constant empressement pour obtenir ma délivrance. Mais la défense que je ne visse qui que ce fût n'admit point d'exception. Je fus à peine convalescent , qu'on nous fit la galanterie de nous envoyer une voiture pour quelques jours , afin que nous pussions nous promener un peu dans Vienne. Le commissaire était obligé de nous accompagner et de ne nous laisser parler à personne. Nous vîmes la belle église de Saint-Étienne , les délicieuses promenades de la ville, la villa voisine de Litchtenstein , et en dernier lieu la villa impériale de Scbœnbrûun. Tandis que nous étions dans les magnifiques avenues de Schœnbriinn, l'empereur vint à passer, et le commis- saire nous fit retirer, pour que la vue de nos chétives personnes ne l'attristât pas. -o-^-OC®>C>-^-o- MES PRISONS. 233 xc Nous partîmes enfia de Vienne , et je pus me traîner jusqu'à Bruck. Là mon asthme reprit toute sa violence. Nous demandâmes le médecin. C'était un certain M. Jiid- mann, homme de beaucoup de mérite. Il me lit faire une saignée , rester au lit , et continuer la digitale. Au bout de deux jours, je fis des instances pour que l'on continuât le voyage. Nous traversâmes l'Autriche et la Styrie , et nous arri- vâmes en Garinthie , sans qu'il y eût rien de nouveau ; mais à un village nommé Feldkirchen , à peu de distance de Klagenfurt, arrive un contre-ordre. Nous devions nous arrêter là jusqu'à nouvel avis. Je laisse à penser combien cet événement nous fut dés- agréable j j'avais en outre le chagrin d'être celui qui cau- sait tant de préjudice à mes deux compagnons. S'ils ne pouvaient rentrer dans leur patrie , ma fatale maladie en était la cause. Nous restâmes cinq jours à Feldkirchen , et là aussi le commissaire fit son possible pour nous récréer. 11 y avait un petit théâtre; il nous y conduisit. Il nous donna un jour le divertissement d'une chasse. Notre hôte et plu- sieurs jeunes gens du pays, avec le propriétaire d'une belle forêt , étaient les chasseurs , et nous , placés conve- nablement, nous jouissions du spectacle. Enfin arriva un courrier de Vienne, avec ordre au commissaire de nous conduire à notre destination. Je me 234 MES PRISONS. réjouis avec mes compagnons de cette heureuse nouvelle ; mais en même temps je tremblais de voir s'approcher le jour d'une découverte fatale , celle que je n'avais plus ni père ni mère , qui sait quels autres encore de ceux qui m'étaient chers ! Et ma tristesse croissait à mesure que nous approchions de l'Italie. De ce côté , l'entrée n'en est pas agréable à l'œil. Des superbes montagnes de l'Allemagne , on descend dans une plaine de lltalie qui , pendant un long espace , est stérile et triste ; de telle sorte que les voyageurs qui ne connais- sent pas encore notre péninsule , et qui passent par là , rient de la magnifique idée qu'ils s'en étaient faite , et s'i- maginent avoir été abusés par ceux qui la leur ont tant vantée. La laideur de ce pays contribuait à m'attrister. J*étais attendri en revoyant notre ciel , en rencontrant des faces humaines qui n'avaient pas les formes septentrionales , en entendant sortir de toutes les bouches des paroles de notre langue ; mais c'était une émotion qui m'invitait plus aux larmes qu'à la joie. Que de fois je pleurai dans la voiture , en me couvrant le visage avec les mains , et en feignant de dormir ! Que de fois, ayant une fièvre brûlante, je ne fermai pas l'œil de la nuit , tantôt donnant de toute mon àme les plus ardentes bénédictions à ma douce Italie , et remerciant le Ciel de lui être rendu ; tantôt me tourmentant de n'avoir pas de nouvelles de ma famille , et me créant des malheurs imaginaires ; tantôt pensant que, dans peu, je serais forcé de me séparer , peut-être pour toujours , d'un ami qui avait tant souffert avec moi , et qui m'avait donné tant de preuves d'amour fraternel ! Ah! de si longues années de tombeau n'avaient pas MES PRISONS. 235 éteint en moi l'énergie du sentiment; mais cette énergie était si faible pour la joie, et si grande pour la douleur! Que j'aurais voulu revoir Udine , et cette auberge où ces deux généreux amis avaient feint d'être des domes- tiques , et nous avaient furtivement serré la main ! Mous laissâmes cette ville à notre gauche , et nous pas- sâmes outre. -o-^-0<:®>J-- XCI Pordenone , Conegliano , Ospedaletto , Vicenza , Ve- rona et Mantoue , m'offraient tant de souvenirs ! Dans la première de ces villes était né un jeune homme de mérite , qui avait été mon ami , et qui avait péri dans les désastres de Russie. Conegliano était, au dire des secon- dini des Plombs , le pays où Zanze avait été conduite. A Ospedaletto s'était mariée une angélique et infortunée créature , qui alors u'j était plus , mais que j'avais long- temps révérée et que je révérais encore. Dans tous ces lieux enfin me revenaient des souvenirs plus ou moins chers, et à Mantoue plus que dans aucune autre ville. Il me semblait que c'était hier que j'y étais venu avec Lodovico, en 1815! hier que j'y étais venu avec Porro , en 1820! Les mêmes rues, les mômes places, les mêmes palais , et tant de changements dans la société ! tant de mes connaissances enlevées par la mort! tant d'exilées ! Une génération d'adultes que j'avais vus dans l'enfance ! 236 MES PRISONS. Et ne pouvoir pas courir à telle ou telle maison ! ne pouvoir parler de tel ou tel à personne ! Pour comble de douleur, 3Iantoue était le lieu où Maroncelli et moi de^ions nous séparer ! Nous y passâmes l'un et l'autre une nuit bien triste ! J'étais agité comme un homme qui est à la veille d'entendre sa condamnation. Le matin je me lavai le visage, et je regardai au miroir si on pouvait voir que j'avais pleuré. Je pris du mieux que je pus l'air calme et riant, j'adressai à Dieu une courte prière, encore dois-je avouer qu'elle était pleine de distraction ; et , entendant que Maroncelli remuait déjà ses béquilles et parlait au domestique, j'allai l'embrasser. Nous paraissions tous deux remplis de cou- rage pour cette séparation ; nous nous parlions avec un peu d'émotion, mais d'une voix forte. L'officier de gen- darmerie qui doit le conduire aux frontières de la Romagne est arrivé , il faut partir j nous ne savons presque que nous dire : un embrassement , un baiser, puis un embrassement encore... Il monte en voiture, disparaît ; je restai comme anéanti. Étant retourné dans ma chambre , je me jetai à genoux , fondis en larmes , et priai en sanglotant pour le pauvre mutilé , séparé de son ami. J'ai connu bien des hommes excellents , mais aucun plus affectueusement sociable que Maroncelli , aucun qui s'entendit mieux que lui à tous les égards de la politesse , qui fût plus exempt d'accès d'une humeur sauvage , qui se souvint plus constamment que la vertu se compose de l'exercice continuel de la tolérance , de la générosité et de la sagesse. — 0 toi ! mon compagnon de tant d'années de douleur, puisse le Ciel te bénir en quelque lieu que tu sois , et te donner des amis qui m'égalent en affection et me surpassent en bonté. Un embrasscment .un Isaiser.puis un emlDrassement encore. I MES PRISONS. 23' XCII Nous partîmes de Mantoue dans la même matinée, pour aller à Brescia , où on remit en liberté Andréa To- nelli , mon autre compagnon de captivité. Cet infortuné y apprit qu'il avait perdu sa mère. Ses larmes de désespoir me déchirèrent le cœur. Quoique je fusse accablé par tant de sujets de douleur, je ne pus m'empècher de rire dans l'occasion suivante. Sur une table de l'auberge était une afliche de théâtre j je la pris, et je lus : Francesca da Rimini^ opéra, etc. — De qui est cet opéra? dis-je à un domestique. — Qui l'a rais en vers et qui l'a mis en musique , c'est ce que je ne sais pas, répondit-il; mais, en somme, c'est toujours celte Francesca da Rimini que tout le monde connaît. — Tout le monde? vous vous trompez ; moi qui viens de l'Allemagne, comment puis-je connaître votre Fran- cesche ? Ce domestique (c'était un jeune homme à figure dédai- gneuse véritablement brescienne) me regarda d'un air de pitié méprisante. — Comment vous pouvez connaître? Monsieur, il ne s'agit pas de Francesche il ne s'agit que d'une seule et unique Francesca da Rimini, c'est-à-dire de la tragédie de M. Silvio Pellico. On l'a mise ici en opéra, en la gâtant un tant soit peu ; mais c'est égal , c'est toujours celle-là. 238 MES PRISONS. — Ah ! Silvio Pellico? Je crois avoir déjà entendu ce nom-là. N'est-ce pas ce mauvais sujet qui fut condamné à mort, puis au carcere cluro^ il y a huit ou neuf ans? Oh ! que n'ai- je jamais fait cette plaisanterie ! il re- garda autour de lui , puis ramena son regard sur moi en grinçant de ses trente-deux belles dents , et s'il n'eût entendu quelque bruit, je crois qu'il m'assommait. Il s'en alla en grommelant: — Mauvais sujet? Mais avant mon départ il découvrit qui j'étais. Il ne savait plus alors interroger, ni répondre, ni marcher; il ne savait plus que me regarder , se frotter les mains , et dire à tout le monde , hors de propos : — Sior sï ! sior si l On eût dit qu'il éternuait. Deux jours après, le 9 septembre, j'arrivai à Milan avec le commissaire. En approchant de cette ville , quand je revis la coupole du dôme, que je repassai dans l'avenue de Loretto, qui avait été autrefois mon habituelle et chère promenade ; quand je rentrai par la porte Orientale , et que je me re- trouvai au Cours, que je revis ces maisons, ces temples, ces rues , j'éprouvai à la fois les sentiments les plus doux et les plus pénibles. C'était un violent désir de m'ar- rêter quelque temps à Milan , d'y embrasser ceux de mes amis que j'y trouverais encore; un immense regret à la pensée de ceux que j'avais laissés au Spielberg, de ceux qui erraient sur la terre étrangère et de ceux qui n'étaient plus ; une vive reconnaissance en me rappelant l'amitié que m'avaient témoignée en général les Milanais ; un léger mouvement de mépris contre quelques-uns d'entre eux qui m'avaient calomnié, tandis qu'ils avaient toujours été l'objet de ma bienveillance et de mon estime. Nous allâmes loger à la Bella Venezia. C'état là que MES PRISONS. 239 tant de fois j'avais assisté , avec mes amis , à de joyeux banquets ; là que j'avais visité tant d'estimables étrangers ; là qu'une dame âgée et respectable , prévoyant les mal- heurs qui m'arriveraient si je restais à Milan, me sollicita en vain de la suivre en Toscane. 0 souvenirs pleins d'é- motions ! ô passé mêlé de tant de plaisirs et de douleurs , et qui avez fui si rapidement ! Les garçons de l'auberge découvrirent aussitôt qui j'étais. La nouvelle s'en répandit , et vers le soir je vis plusieurs personnes s'arrêter sur la place et regarder aux fenêtres. L'une d'elles (j'ignore qui elle était) parut me reconnaître, et me salua en élevant les deux bras. Hélas! où étaient les enfants de Porro, mes enfants? Pourquoi ne les vis-je pas? -o^-o<:)®x>-@-o- CXIII Le commissaire me conduisit à la police pour me pré- senter au directeur. Quelle sensation en revoyant cette maison , ma première prison î Que de douleurs elle me rappelait ! Ah ! je me ressouvins de toi avec tendresse , ô ]\[elchiorre Gioja! et des pas précipités que je te voyais faire de long en large entre ces étroites murailles , et des heures que tu passais immobile à ta petite table , écrivant tes nobles pensées , et des signes que tu me faisais avec ton mouchoir, et de la tristesse avec laquelle tu me regardais lorsque ces signes te furent interdits! Et je 240 MES PRISONS. pensai à ta tombe , ignorée peut-être du plus grand nombre de ceux qui t'aimèrent , comme elle est ignorée de moi ! et je priai pour le repos de ton àme ! Je me souvins aussi du petit muet , de la voix tou- chante de Madeleine, des palpitations que me donnait ma compassion pour elle , des voleurs mes voisins , du prétendu Louis XVII , du pauvre condamné qui se laissa prendre mon billet , et que je crus entendre hurler sous le bâton. Tous ces souvenirs , et bien d'autres , m'oppressaient comme un songe pénible ; mais j'étais bien plus oppressé encore en me rappelant les deux visites que mon pauvre père m'avait faites , dix ans auparavant , dans cette prison. Comme le bon vieillard se faisait illusion en espé- rant que je pourrais le rejoindre bientôt à Turin ! Aurait- il pu supporter l'idée de dix ans de prison pour son fils , et d'une telle prison ! Mais lorsque ses illusions se seront évanouies , aura-t-il eu , et ma mère aussi , la force de supporter une douleur si déchirante? Me sera-t-il donné de les revoir encore l'un et l'autre ? peut-être un seul des deux ? et lequel? 0 doute cruel et toujours renaissant! J'étais pour ainsi dire à la porte de la maison de mes parents, et je ne savais pas encore s'ils étaient en vie , s'il me restait même une seule personne de ma famille ! Le directeur de la police m'accueillit très-poliment , et permit que je restasse à la Bella Venezia , avec le com- missaire impérial, au lieu de me faire garder ailleurs. Il me défendit néanmoins de me montrer à personne , ce qui me détermina à partir le matin suivant. J'obtins seu- lement la permission de voir le consul piémoutais , pour lui demander des nouvelles de mes parents. Je serais allé MES PRISONS. 241 chez lui ; mais ayant été pris de la lièvre , et étant obligé de me mettre au lit , je le fis prier de venir me voir. Il eut la complaisance de ne pas se faire attendre : combien je lui en fus reconnaissant ! Il me donna de bonnes nouvelles de mon père et de mon frère aîné : quant à ma mère, à mon autre frère et âmes deux sœurs, je restai dans une cruelle incertitude. Rassuré en partie , mais pas assez encore , j'aurais voulu, pour soulager mon àme, prolonger beaucoup ma conversation avec le consul. Il ne m'épargna pas les témoignages de sa courtoisie , mais il dut cependant me quitter. Resté seul, j'aurais eu besoin de pleurer, et je ne le pouvais pas. Pourquoi la douleur me fait-elle quelquefois fondre en larmes , tandis que d'autres fois , et même le plus souvent, lorsqu'il me semble que les pleurs me se- raient d'un doux soulagement, les invoqué-je en vain? Cette impossibilité d'exhaler mon affliction augmenta ma fièvre ; j'avais un grand mal de tète. Je demandai à boire à Stundberger. Ce brave homme était un sergent de la police de Vienne, remplissant auprès du commissaire les fonctions de domestique. Il n'était pas vieux ; mais le hasard voulut qu'il me donna à boire d'une main tremblante. Ce tremblement me rappela Schiller, mon cher Schiller, lorsque, le premier jour de mon arrivée au Spielberg , je lui demandai , d'un ton d'orgueil impérieux , la cruche d'eau , et qu'il me la présenta. Chose étrange ! ce souvenir, joint aux autres, rompit la pierre de mon cœur, et les larmes jaillirent. 16 242 MES PRISOiNS. XCIV Le matin du 10 septembre, j'embrassai mon excellent commissaire , et je partis. Nous ne nous connaissions que depuis un mois , et il me semblait déjà que c'était pour moi un ami de beaucoup d'années. Son àme était pleine du sentiment du beau et de l'honnête. Il n'était ni scru- tateur , ni artificieux ; non qu'il manquât de l'esprit né- cessaire, mais parce qu'il avait en lui cette noble candeur qui se trouve dans les hommes droits. Quelqu'un , durant le voyage , dans un lieu où nous étions arrêtés , me dit secrètement : — Méfiez-vous de cet ange gardien ; s'il n'était de ceux des ténèbres , on ne vous l'aurait pas donné. — Cependant vous vous trompez, lui dis-je; j'ai la plus intime persuasion que vous vous trompez. — Les plus rusés , reprit-il , sont ceux qui paraissent les plus simples. — S'il en était ainsi , il ne faudrait plus croire à la vertu de personne. — Il y a de certaines positions sociales dans lesquelles on peut trouver une éducation élevée pour les manières , mais point de vertu ! point de vertu ! point de vertu ! Je ne pus répondre autre chose , sinon : — Exagération ! mon cher Monsieur , exagération 1 — Je suis conséquent, insista-t-d. Mais nous fûmes interrompus. Et je me soutins du cave à consequenliariis de Leibnitz. Malheureusement la plupart des hommes raisonnent MES PRISONS. 243 avec cette logique fausse et terrible : — IMoi , je suis le drapeau A , qui , j'en suis certain , est celui de la justice ; celui-là suit le drapeau B, qui, j'en suis certain encore, est celui de l'injustice : donc il est un méchant. Eh 1 non, ô logiciens furibonds ! quel que soit le drapeau que vous suiviez , ne raisonnez pas avec tant d'inhuma- nité ! Souvenez- vous que , partant d'une donnée défavo- rable quelconque (et où est la société ou l'individu qui n'en présente de telles?), et procédant avec une rigueur frénétique de conséquence en conséquence , il est facile , n'importe à qui , d'arriver à cette conclusion : — Hors de nous quatre, tous les hommes méritent d'être brûlés vifs. Et si l'on scrute de plus près, chacun des quatre dira : — Tous les hommes méritent d'être brûlés vifs , excepté moi. Ce rigorisme si commun est tout à fait antiphiloso- phique. Une défiance modérée peut être sage ; une dé- fiance outrée ne l'est jamais. Depuis l'avis qui m'avait été donné sur cet ange gardien , je m'appliquai à l'étudier avec plus d'attention que je ne l'avais fait auparavant, et je fus plus con- vaincu chaque jour que son caractère était inoffensif et généreux. Quand il y a un ordre social établi , qu'il soit plus ou moins bon , tous les emplois qui s'y rattachent, et qui ne sont pas déclarés infâmes par la conscience publique ; tous les emplois qui promettent une noble coopération au bien général, et dont les promesses sont crues par un grand nombre de personnes ; tous les emplois dans lesquels il serait absurde de nier qu'il y ait eu d'hon- nêtes gens, peuvent toujours être remplis par d'hon- nêtes gens. 244 MES PRISOINS. J'ai lu qu'un quaker ajant les soldats en horreur, en vit une fois un qui se jeta dans la Tamise pour sauver un malheureux qui se noyait , et qu'il dit : — Je serai toujours quaker , mais les soldats sont aussi de bonnes créatures. xcv Stundberger m'accompagna jusqu'à la voiture, où je montai avec le brigadier de gendarmerie auquel j'avais été confié. Il pleuvait et l'air était froid. — Que Monsieur s'enveloppe bien dans son manteau , me disait Stundberger , qu'il se couvre mieux la tète , qu'il tâche de ne pas arriver chez lui malade ; il lui faut si peu de chose pour se refroidir ! Combien je regrette de ne pouvoir lui offrir mes services jusqu'à Turin ! Et il me disait tout cela avec tant de cordialité et d'une voix si émue ! — Dorénavant, ajouta-t-il, Monsieur n'aura peut-être plus d'Allemands auprès de lui ; il n'entendra peut-être plus parler cette langue , que ies Italiens trouvent si dure , et peu lui importera probablement : Monsieur a eu tant de malheurs à supporter parmi les Allemands , qu'il n'aura pas trop d'envie de se ressouvenir de nous. Et moi, pourtant, de qui Monsieur oubliera bien vite le nom, moi, je prierai toujours pour lui. — Et moi pour toi, lui dis-je en lui serrant la main pour la dernière fois. MES PRISONS. 245 Le pauvre homme cria encore : Guten morgen ! gute reise! leben sie wohU (Bonjour , bon voyage ! portez-vous bien ! ) Ce furent les derniers mots allemands que j'en- tendis prononcer, et ils résonnèrent agréablement à mon oreille, comme s'ils eussent appartenu à ma propre langue. J'aime passionnément ma patrie, mais je ne hais au- cune autre nation. La civilisation , la richesse, la puis- sance , la gloire , sont diverses chez les diverses nations , mais dans toutes il y a des âmes qui obéissent à la haute vocation de l'homme : aimer , compatir et faire du bien. Le brigadier qui m'accompagnait me raconta qu'il avait été l'un de ceux qui arrêtèrent mon malheureux ami Confalonieri. 11 me dit comment il avait essayé de fuir, comment il avait manqué son coup , comment il avait été arraché des bras de sa femme, et comment les deux époux, malgré leur affliction, avaient supporté ce malheur avec dignité. La fièvre me brûlait en écoutant cette déplorable histoire, il semblait qu'une main de fer me serrât le cœur. Le conteur , homme sans façon , et qui se laissait aller à la conversation, ne s'apercevait pas que, bien que je n'eusse rien contre lui , je ne pouvais regarder sans fris- sonner les mains qui s'étaient jetées sur mon ami. Il déjeuna à Buffalora ; j'étais trop attristé , je ne pris rien. Autrefois, il y a déjà bien des années, quand j'allais à la campagne à Arluno avec les fils du comte Porro , je venais quelquefois me promener jusqu'à Buffalora, le long du Tésin. Je me réjouis de voir terminé le beau pont dont j'avais 246 MES PRISONS. vu les matériaux épars sur la rive lombarde. L'opinion commune était alors que ce travail ne se terminerait pas. Je tressaillis de joie en traversant de nouveau ce fleuve, et en touchant encore le sol piémontais. Ah! bien que j'aime toutes les nations , Dieu sait quelle est ma prédi- lection pour l'Italie ; mais , de tous les noms des contrées de cette Italie que j'aime tant, Dieu sait aussi combien est plus doux pour moi celui du Piémont , celui du pays de mes pères ! -o-^-0«gc>o-@-o- XCVI Vis-à-vis Buffalora est Saint-Martin. Là le brigadier lombard parla aux carabiniers piémontais, me salua ensuite , et repassa le pont. — Allons à jNovare, dis-je au voiturin. — Ayez la bonté d'attendre un moment , interrompit un carabinier. Je vis que je n'étais pas encore libre, et je m'en af- fligeai , craignant que l'on ne retardât mon arrivée à la maison paternelle. Après plus d'un quart d'heure parut un Monsieur qui me demanda la permission de venir à Aovare avec moi. Il avait manqué une autre occasion , et il n'y avait pas d'autre voiture que la mienne , et il était bien heureux que je lui permisse d'en profiter , etc. Ce carabinier déguisé était d'une humeur aimable , et MES PRISONS. 247 me tint bonne compagnie jusqu'à Novare. Quand nous fûmes arrivés dans cette ville , tout en feignant de vouloir nous faire descendre dans une auberge , il fit conduire la voiture à la caserne des carabiniers, et là on me dit qu'il y avait un lit pour moi dans la chambre d'un bri- gadier , et que je devais y attendre des ordres supé- rieurs. Je pensais pouvoir partir le lendemain. Je me mis au lit , et , après avoir causé un peu avec mon hôte le bri- gadier, je m'endormis profondément. Depuis longtemps je n'avais si bien reposé. Je m'éveillai vers le matin , et me levai promptement ; les premières heures me parurent longues. Je déjeunai, je causai , je me promenai dans ma chambre et sur la terrasse, je jetai un coup d'oeil sur les livres de mon hôte, et enfin on m'annonça une visite. Un officier fort aimable venait me donner des nouvelles de mon père , et me dire qu'il y avait à INovarc une lettre de lui, et qu'elle allait m'ètre bientôt apportée. Je lui sus un gré infini de son obligeance. Il se passa encore quelques heures qui me parurent éternelles , et la lettre enfin arriva. Oh ! quelle joie de revoir ces caractères chéris ! quelle joie d'apprendre que ma mère, mon excellente mère, vivait! que mes deux frères et ma sœur vivaient aussi. Hélas ! la plus jeune , cette Marietta qui s'était faite reli- gieuse de la Visitation , et de laquelle j'avais eu clandes- tinement des nouvelles dans ma prison , était morte depuis neuf mois. Il m'est doux de croire que je suis redevable de ma li- berté à tous ceux qui m'aiment , et qui ne cessaient d'in- 248 MES PRISONS. tercéder pour moi auprès de Dieu, et particulièrement à une sœur qui mourut avec les signes de la plus haute piété. Que Dieu la dédommage de toutes les angoisses que son cœur a souffertes à cause de mes malheurs ! Les jours se passaient, et la permission de partir de Novare n'arrivait pas. Enfin, le 16 septembre au matin, cette permission me fut donnée , et toute surveillance de carabinier cessa. Oh ! combien il y avait d'années qu'il ne m'était arrivé de pouvoir aller où je voulais sans être accompagné par des gardes ! Je touchai quelque argent , je reçus les politesses d'une personne de la connaissance de mon père , et je partis vers trois heures de l'après-midi. J'avais pour compa- gnons de voyage une dame , un négociant , un graveur et deux jeunes peintres, dont l'un était sourd-muet. Ces peintres venaient de Rome , et j'eus le plaisir d'apprendre qu'ils connaissaient la famille de 3Iaroncelli. 11 est si doux de pouvoir parler de ceux qu'on aime avec des personnes auxquelles ils ne sont pas indifférents ! Nous passâmes la nuit à Vercelli. L'heureux jour du 17 septembre se leva. On poursuivit le voyage. Oh! comme les voitures sont lentes! nous n'arrivâmes à Turin que le soir. Qui jamais, qui jamais pourrait décrire la conso- lation de mon cœur et de ces cœurs chéris, quand je revis , quand j'embrassai mon père , ma mère , mes frères?... Il y manquait ma bonne sœur Joséphine, que son devoir retenait à Chieri , mais , à la nouvelle de mon bonheur, elle se hâta de venir passer quelques jours en famille. Rendu à ces cinq objets de ma ten- dresse, j'étais et je suis de tous les mortels le plus digne d'envie. MES PRISONS. 249 Ah ! de mes malheurs passés et de ma félicité présente, comme de tout le bien et de tout le mal qui peut m'être réservé encore, que la Providence soit bénie ! Les hommes et les choses , qu'on le veuille ou qu'on ne le veuille pas , sont entre ses mains d'admirables instruments dont elle sait se servir pour des fins dignes d'elle. FIN DE MES PRISONS. DES DEVOIRS DES HOMMES DISCOURS A UN JEUNE HOMME AVANT-PROPOS. E discours est adressé à un seul jeune homme; mais je le publie, espérant qu'il pourra être utile à la jeunesse en général. Ce n'est point un traité scientifique , ce ne sont point des recherches aj)i)rofondies sur les devoirs. Il me semble que l'obligation d'être honnête et religieux n'a pas besoin d'être prouvée par d'ingé- nieux arguments. Celui qui ne trouve pas de telles preuves dans sa conscience ne les trouvera jamais dans un livre. Ce n'est ici qu'une simple énuméra- tion des devoirs que l'homme rencontre dans la vie, 25 4 AV AW T-PRO POS . une invitation à s'en occuper, et à les suivre avec une noble constance. Je me suis proposé d'éviter toute pompe de pensées et de style : le sujet me paraît exiger la plus parfaite simplicité. Jeunesse de ma patrie, je t'offre ce petit volume avec l'ardent désir qu'il t'excite à la vertu, et qu'il contribue à te rendre heureuse. DES DEVOIRS DES HOMMES DISCOURS A UN JEUNE HOMME --0-^€>~- riÉCESSITÉ ET PRIX DD DEVOIR. 'homme ne peut se soustraire à l'idée du devoir; il lui est impossible de ne pas sentir l'importance de cette idée. Le devoir est * inévitablement attaché à notre être; notre conscience nous en avertit dès que nous commen- çons à faire usage de la raison ; elle nous en avertit avec plus de force à mesure que la raison s'accroît, et toujours plus fortement selon qu'elle 256 DES DEVOIRS DES HOMMES. se développe davantage. Tout ce qui est hors de nous nous en avertit également , parce que tout est régi par une loi harmonique et éternelle ; tout a une destination , celle de montrer la sagesse et de suivre la volonté de cet Être , principe et fin de toute chose. L'homme aussi a une destination, une nature. Il faut qu'il soit ce qu'il doit être , ou sinon il perd l'estime des autres, il ne s'estime pas lui-même, et il n'est pas heu- reux. Sa nature est d'aspirer à la félicité, de comprendre et de prouver que pour y parvenir il faut être bon , c'est- à-dire être ce que demande son véritable bien , d'accord avec le système de l'univers, avec les vues de Dieu. Si dans le moment de la passion nous sommes tentés d'appeler notre bien ce qui s'oppose à l'ordre et au bien d'autrui, nous ne pouvons cependant pas nous le per- suader : la conscience nous crie le contraire ; et dès que la passion a cessé, tout ce qui s'oppose à l'ordre et au bien d'autrui nous fait toujours horreur. L'accomplissement du devoir est tellement nécessaire à notre bien , que même les douleurs et la mort, qui sem- blent être nos maux les plus immédiats , se changent en volupté pour l'àme de l'homme généreux qui souffre et meurt avec Tintention d'être utile à son prochain , ou de se conformer aux décrets adorables du Tout-Puissant. L'homme étant ce qu'il doit être est donc en même temps la définition du devoir et de la félicité. La religion exprime cette vérité d'une manière sublime, en disant qu'il est fait à l'image de Dieu. Son devoir et sa félicité sont d'être cette image, de ne vouloir pas être autre chose, de vouloir être bon parce que Dieu est bon, et qu'il lui a donné pour destination de s'élever à toutes les vertus et de devenir un avec lui. DES DEVOIRS DES HOMMES. 257 II AMODR DE LA VKRITS. Le premier de nos devoirs est l'amour de la vérité et notre foi en elle. La vérité, c'est Dieu. Aimer Dieu, c'est aimer la vérité. Fortifie- toi , mon ami, dans l'amour de la vérité; ne te laisse pas éblouir par la fausse éloquence de ces sophistes mélancoliques et furibonds qui s'étudient à jeter des doutes décourageants sur toutes choses. La raison ne sert à rien , et devient même nuisible , quand on l'emploie à combattre la vérité , à la décréditer, à soutenir de viles suppositions; lorsque, tirant des con- séquences désespérantes des maux dont la vie est semée , elle nie que la vie soit un bien ; lorsque , énumérant quel- ques désordres apparents dans l'univers , elle ne veut pas y reconnaître un ordre ; lorsque , frappée de l'évidence et de la mort des corps , elle a horreur de croire à l'exis- tence d'un moi tout spirituel et immortel; lorsqu'elle appelle songes les distinctions entre le vice et la vertu ; lorsqu'elle veut voir dans l'homme une brute , et rien de divin. Si l'homme et la nature étaient des choses si abomi- nables et si viles, pourquoi perdre le temps à philoso- pher ? 11 faudrait se tuer ; la raison ne pourrait conseiller autre chose. Puisque la conscience dit à tous de vivre (l'exception 17 25S DES DEVOIRS DES HOMMES. de quelques malades d'esprit ne prouve rien), puisque nous vivons pour aspirer au bien , puisque nous sentons que le bien de l'homme n'est pas de s'avilir et de se con- fondre avec les vers , mais de s'ennoblir et de s'élever à Dieu , il est évident qu'il n'y a pas de meilleur usage à faire de la raison que celui qui fournit à l'homme une haute idée de la dignité à laquelle il peut atteindre , et qui l'excite à y parvenir. Ceci étant reconnu , repoussons hardiment le scepti- cisme, le cynisme , et toutes les philosophies dégradantes ; imposons-nous la loi de croire le vrai , le beau et le bon. Pour croire , il faut vouloir croire ; il faut aussi aimer fortement la vérité. Cet amour seul peut donner de l'énergie à l'âme; celui qui se plaît à languir dans le doute , l'énervé. A la foi en tous les principes droits, joins la ferme volonté d'être toi-même toujours l'expression de la vérité dans toutes tes paroles et dans toutes tes actions. La conscience de l'homme n'a de repos que dans la vérité. Celui qui ment, lors même qu'il n'est pas décou- vert , trouve en lui sa punition ; il sent qu'il trahit un devoir et qu'il se dégrade. Pour ne pas contracter la vile habitude du mensonge , il n'y a pas d'autre moyen que de prendre l'invariable résolution de ne mentir jamais. Si l'on fait une seule exception à cette résolution , il n'y aura pas de raison pour n'en pas faire deux , pour n'en pas faire cinquante , pour n'en pas faire sans fin. C'est ainsi que tant d'hommes deviennent par degrés horriblement enclins à feindre , à exagérer, et même à calomnier. Les temps les plus corrompus sont ceux où l'on ment davantage : alors la défiance générale , la défiance entre DES DEVOIRS DES HOMMES. 259 le père et le fils ; alors cette prodigieuse multiplicité de protestations, de serments et de perfidies; alors dans la diversité d'opinions politiques , religieuses et même purement littéraires , cette propension continuelle à sup- poser des faits et des intentions dénigrantes au parti opposé; alors la persuasion qu'il est permis de déprimer, de quelque manière que ce soit , ses adversaires ; alors la fureur de trouver des témoignages contre autrui ; et quand on en a trouvé dont la légèreté et la fausseté sont mani- festes, de s'engager à les soutenir, à les amplifier, et à feindre de les croire valables. Ceux qui n'ont pas de sin- cérité dans le cœur voient toujours de la fausseté dans le cœur des autres. Si une personne qui ne leur plait pas dit quelque chose, ils prétendent qu'elle y met une mau- vaise intention; si elle prie, si elle fait l'aumône, ils remercient Dieu de n'être pas hypocrites comme elle. Quoique tu sois né dans un siècle où le mensonge et une excessive défiance sont choses si communes , pré- serve-toi également de ces vices. Sois disposé à croire généreusement à la véracité des autres; et s'ils ne croient pas à la tienne , ne t'en fâche pas ; qu'il te suffise qu'elle brille « Aux yeux de Celui qui voit tout. » -0-§>-0<:®X>-<^-0- 260 DES DEVOIRS DES HOMMES. III ESLIGION. Tenant pour certain que l'homme est supérieur à la brute , et qu'il a en lui quelque chose de divin , nous devons avoir la plus haute estime pour tous les sentiments qui servent à l'élever; et comme il est évident qu'aucun sentiment ne l'élève autant que celui qui le fait aspirer, malgré ses misères , à la perfection , à la félicité , à Dieu , il est obligé de reconnaître l'excellence de la religion et de la cultiver. Ne t'effraie pas de cette foule d'hypocrites et de rail- leurs qui auront l'audace de t'appeler hypocrite parce que tu seras religieux. Sans la force d'àme on ne possède aucune vertu , on n'accomplit aucun noble devoir : même pour être pieux il ne faut pas être pusillanime. Effraie-toi moins encore d'être associé , comme chré- tien , à tant d'esprits vulgaires incapables de comprendre toute la sublimité de la religion. Parce que les esprits vulf^aires mêmes peuvent et doivent être religieux , il ne s'ensuit pas que la religion soit une chose vulgaire. Parce que l'honnêteté est un devoir pour l'ignorant , l'homme instruit rougira-t-il d'être honnête ? Tes études et ta raison t'ont appris que le christianisme est la religion la plus pure , la plus exempte d'erreurs , la plus resplendissante de sainteté , et qui montre le plus le caractère divin. Il n'y en a pas qui ait autant contribue à avancer et à généraliser la civilisation , à abolir ou à DES DEVOIRS DES HOMMES. '261 adoucir l'esclavage , à faire sentir à tous les hommes leur fraternité devant Dieu, leur fraternité avec Dieu lui-même. Réfléchis à tout cela , et surtout à la solidité des preuves historiques de la religion : elles sont telles, qu'elles peuvent soutenir tout examen impartial. Et pour que les sophismes lancés contre la validité de ces preuves ne te fassent pas illusion , joins à cet examen le souvenir de cette foule de grands hommes qui les ont reconnues irrécusables , en remontant de quelques solides penseurs de notre temps, jusqu'au Dante, jusqu'à saint Thomas, jusqu'à saint Augustin, jusqu'aux premiers Pères de l'Église. Toutes les nations t'offrent des noms illustres qu'aucun incrédule n'ose mépriser. Le célèbre Bacon , tant vanté dans l'école empirique , bien loin d'être incrédule comme ses plus chauds panégy- ristes , professa toujours le christianisme. Grotius, malgré ses erreurs sur quelques points , était chrétien, et a écrit un traité de la Vérité de la Religion. Leibnitz fut l'un des plus ardents soutiens du christianisme. Newton ne crut pas au-dessous de lui de composer un traité sur la Concorde des Évangiles. Locke écrivit sur le Christia- nisme raisonnable. Notre Volta, qui était un très-grand ph} sicien et un homme d'une vaste instruction , fut toute sa vie un très- vertueux catholique. Tous ces grands esprits et tant d'autres sont assurément de quelque poids pour attester que le christianisme est en parfaite har- monie avec la raison , c'est-à-dire avec cette raison qui n'est pas rétrécie et bornée à une seule direction, mais qui multiplie ses connaissances et ses recherches , et qui n'est pas pervertie par l'amour du sarcasme et de l'irré- ligion. 262 DES DEVOIRS DES HOMMES. IV QOELQOES CITATIONS. Parmi les hommes renommés dans le monde, on en compte quelques-uns d'irréligieux , et un assez grand nombre pleins d'erreurs ou d'inconséquences par rapport à la foi; mais qu'est-ce que cela fait? Ils ont beaucoup alfirmé , et n'ont rien prouvé ni contre le christianisme en général , ni contre le catholicisme. Les principaux d'entre eux n'ont même pu éviter, dans quelques-uns de leurs écrits , de reconnaître la sagesse de cette religion , qu'ils haïssaient ou qu'ils suivaient si mal . Les citations suivantes, quoiqu'elles n'aient plus le mérite de la nouveauté . ne perdent rien de leur impor- tance , et il est bon de les reproduire ici. J.-J. Rousseau, dans son Emile, écrit ces mémorables paroles : « J'avoue que la majesté des Ecritures m'étonne ; la sainteté de l'Évangile parle à mon cœur... Voyez les livres des philosophes, avec toute leur pompe : qu'ils sont petits auprès de celui-là ! Se peut-il qu'un livre , à la fois si sublime et si simple , soit l'ouvrage des hommes ? Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Les faits de Socrate, dont personne ne doute , sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. En outre, ce serait reculer la difficulté sans la détruire; il serait jjlus incompréhensible que quelques hommes se fussent concertés pour forger ce livre , qu'il ne l'est qu'un DES DEVOIRS DES HOMMES. 2(J3 seul en ait fourni le sujet;... et l'Évangile a des carac- tères de vérité si grands , si lumineux , si parfaitement inimitables , que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. » Ce même Rousseau dit encore : « Fuyez ces hommes qui, sous prétexte d'expliquer la nature , sèment dans les cœurs de désolantes doc- trines;... renversant, détruisant, foulant aux pieds tout ce que les hommes respectent , ils ôtent aux affligés la dernière consolation de leur misère , aux puissants et aux riches, le seul frein à leurs passions; ils arrachent du fond des cœurs le remords du crime , l'espoir de la vertu , et se vantent encore d'être les bienfaiteurs du genre humain. « Jamais, disent-ils, la vérité n'est nui- sible aux hommes. » Je le crois comme eux, et c'est, à mon avis, une grande preuve que ce qu'ils enseignent n'est pas la vérité. » Montesquieu, quoiqu'il ne soit pas irréprochable en fait de religion , s'indigne néanmoins contre ceux qui attribuent au christianisme des imperfections qu'il n'a pas. « Bayle , dit-il , après avoir insulté à toutes les reli- gions, flétrit la rehgion chrétienne; il ose avancer que de véritables chrétiens ne formeraient pas un État qui pût subsister. Pourquoi non? Ce seraient des citoyens infiniment éclairés sur leurs devoirs , et qui auraient un très-grand zèle pour les remplir ; ils sentiraient très-bien les droits de la défense naturelle; plus ils croiraient devoir à la rehgion, plus ils croiraient devoir à leur patrie... Chose admirable! la religion chrétienne, qui ne semble avoir d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur dans celle-ci.» Et ailleurs : 264 DES DEVOIRS DES HOMMES. « C'est mal raisonner contre la religion que de rassembler dans un grand ouvrage une longue énumération des maux qu'elle a produits, si l'on ne donne en même temps celle des biens qu'elle a faits.... Si on voulait raconter tous les maux qu'ont produits dans le monde les lois civiles , la monarchie , le gouvernement répu- blicain, on dirait des choses épouvantables... Si nous nous souvenions des massacres continuels des rois et des capitaines grecs et romains , de la destruction des peuples et des villes par ces mêmes capitaines , des violences de Thimur et de Gengis-Kan , qui dévastèrent l'Asie , nous trouverions que Ton doit au christianisme un certain droit politique dans le gouvernement , et dans la guerre un certain droit des gens dont la nature humaine ne saurait être assez reconnaissante.» Le grand Byron, génie prodigieux, qui, si malheureu- sement , s'habitua à idolâtrer tantôt la vertu , tantôt le vice, tantôt la vérité, tantôt l'erreur, et qui cependant était tourmenté d'une soif ardente de la vérité et de la vertu , donna une preuve de la vénération dont il ne pou- vait se défendre pour la doctrine catholique , en voulant que sa fille fût élevée dans les principes de cette religion . On connaît la lettre où il dit , en parlant de cette résolu- tion , qu'il le voulut ainsi parce que , dans aucune Eglise, il ne lui apparaissait une aussi grande lumière de vérité que dans l'Eglise catholique. L'ami de Byron , et le plus grand poète , après lui , qui soit resté à l'Angleterre, Thomas Moore, après avoir vécu de longues années dans l'incertitude sur le choix d'une religion , fit de profondes études sur le christianisme , et reconnut que Ton ne pouvait être chrétien et bon logicien sans être catholique; il écrivit les recherches qu'il avait DES DEVOIRS DES HOMMES. ÎOS faites , et l'irrésistible conclusion à laquelle elles l'avaient forcé de venir. « Salut , s'écrie-t-il , salut , Église une et véritable ! Tu es l'unique chemin de la vie , et la seule dont les taber- nacles ne connaissent pas la confusion des langues ! Que mon àme se repose à l'ombre de tes saints mystères ; loin de moi également et l'impiété qui insulte à leur obscurité, et la foi imprudente qui voudrait sonder leur secret ! C'est contre l'une et l'autre que saint Augustin semble avoir écrit ces paroles : « Raisonne; moi, j'admire. Dis- pute; moi , je crois. « Je vois la sublimité, quoique je ne puisse atteindre à toute la profondeur. » RESOLDTIOI'I SUR LA RELIGION Que les considérations précédentes, et les preuves infi- nies qui existent en faveur du christianisme et de notre seule Église, te fassent répéter ces paroles , te fassent dire résolument : « Je veux rester insensible à tous ces arguments tou- jours spécieux, mais nullement concluants, avec lesquels ma religion est attaquée. Je vois qu'il n'est pas vrai qu'elle s'oppose aux lumières; je vois encore qu'il n'est pas vrai qu'ayant été bonne pour des siècles barbares , elle ne puisse l'être aujourd'hui , puisque après avoir convenu 266 DES DEVOIRS DES HOMMES. à la civilisation asiatique , à la civilisation grecque , à la civilisation romaine , aux gouvernements très-divers du moyen âge , elle convint aussi à tous les peuples qui , après le moyen âge , se civilisèrent de nouveau , et qu'elle convient encore aujourd'hui à des intelligences qui ne le cèdent en élévation à personne. Je vois que, depuis les premiers hérésiarques jusqu'à l'école de Voltaire et de ses partisans, et jusqu'aux saint-simoniens de nos jours, tous se sont vantés d'enseigner quelque chose de meilleur, sans qu'aucun Tait jamais pu. Donc? Donc, puisque je me glorifie d'être ennemi de la barbarie et ami des lu- mières, je me glorifie d'être catholique, je plains ceux qui me tournent en dérision, et qui affectent de me confondre avec les superstitieux et les pharisiens. » Après ces réflexions et cette protestation, sois consé- quent et ferme. Honore la religion de tout ton pouvoir, de toutes tes facultés intellectuelles et morales; pro- fesse-la également parmi les incrédules comme parmi les croyants ; et professe-la non pas seulement en remplis- sant froidement et matériellement les pratiques du culte , mais en animant par de nobles pensées l'observance de ces pratiques, en t'élevant par l'admiration jusqu'à la sublimité des mystères , sans chercher orgueilleusement à les expliquer, en te pénétrant des vertus qui en décou- lent, et n'oubliant jamais que la seule adoration dans la prière ne sert à rien , si nous ne nous proposons pas d'a- dorer Dieu dans toutes nos actions. 11 est quelques hommes aux yeux desquels resplendis- sent la beauté et la vérité de la religion catholique ; ils sentent qu'il n'est aucune philosophie qui soit plus qu'elle philosophique, plus qu'elle contraire à toute injustice, plus qu'elle encore amie de tout ce qui est avantageux à DES DEVOIRS DES HOMMES. 267 rhonime ; et néanmoins ils se laissent tristement aller au courant, ils vivent comme si le christianisme n'était que l'affaire du vulgaire , et que l'homme bien élevé ne dût point y participer. Ceux-là sont plus coupables que les véritables incrédules , et il y en a beaucoup. Moi, qui fus de ce nombre, je sais que l'on ne peut sortir sans effort de cet état. Si jamais tu y tombais , fais- le, cet effort; que les railleries du monde n'aient aucun pouvoir sur toi lorsqu'il s'agit de confesser un noble sentiment : le plus noble des sentiments est celui de l'amour de Dieu. Mais dans le cas où tu aurais à passer des fausses doc- trines ou de l'indifférence à la sincère profession de la foi , garde- toi de donner aux incrédules le scandaleux spectacle d'une ridicule bigoterie et de scrupules pusilla- nimes ; sois humble devant Dieu et devant tes semblables, mais sans oublier jamais ta dignité d'homme et sans être apostat de la saine raison. Celle d'où naît l'orgueil et la haine est la seule contraire à l'Évangile. -o-^-oc®>o-^:-<>- VI PHILANTHROPIE 00 CHARITE. Ce n'est que par la religion que l'homme sent le devoir d'une pure philanthropie , d'une pure charité. Ce mot charité est admirable; mais celui de philan- Ihropie, quoique beaucoup de sophistes en aient abusé, 268 DES DEVOIRS DES HOMMES. est aussi un saint mot. L'Apôtre s'en est seni pour ex- primer l'amour de l'humanité , et même il l'a appliqué à cet amour de l' humanité qui est en Dieu. On lit dans YÉpître à Titus, C. m : 6~z Sk i yur.n-Jj-rr^z xa'i i (pùavOpwTTiz sTzsfôMr, To-z «TcdT^po; r.arb-j ©ioû... (Ouaud parut la bonté et la philanthropie du Sauveur notre Dieu....) Le Tout-Puissant aimeles hommes, et ilveutque chacun de nous les aime. ]\ous l'avons déjà dit, il ne nous est donné d'être bons, d'être contents de nous, de nous es- timer, qu'à la condition de l'imiter dans ce généreux amour , en souhaitant vertu et félicité à notre prochain , et en lui faisant tout le bien que nous pouvons. Cet amour renferme presque tout le mérite de l'homme, et il fait même partie essentielle de l'amour que nous devons à Dieu , comme le montrent plusieurs passages sublimes des livres sacrés , et notamment ce- lui-ci : '< Le Roi dira à ceux qui seront à sa droite : « Venez , ô « bénis de mon Père , posséder le royaume qui vous est « préparé depuis la création du monde. J'ai eu faim, et '< vous m'avez donné à manger; j'ai eu soif, et vous « m'avez donné à boire ; j'étais étranger , et vous m'avez « accueilli; j'étais nu , et vous m'avez couvert ; j'étais ma- '< lade , et vous m'avez visité ; j'étais prisonnier , et vous « êtes venus à moi. > Alors les justes lui répondront: " Seigneur, quand est-ce donc que nous vous avons vu « ayant faim , et que nous vous avons nourri ; ayant soif, « et que nous vous avons donné à boire; étranger, et que « nous vous avons accueilU ; nu , et que nous vous avons • couvert ; malade ou captif , et que nous sommes allés à « vous? » Et le Roi , répondant , leur dira : « Oui , vous « dis-je , chaque fois que vous avez fait ces choses pour DES DEVOIRS DES HOMMES. 269 « un de mes frères, quelque petit qu'il fut, c'est à moi » que vous l'avez fait. « Formons-nous dans l'esprit un type élevé de l'homme, et travaillons à lui ressembler. Mais que dis-je ? Ce type, notre religion nous le donne; et quelle n'en est pas l'excellence ! Celui qu'elle offre à notre imitation est l'homme fort et patient au plus haut degré, l'ennemi irré- conciliable de l'oppression et de l'hypocrisie , le philan- thrope qui pardonne tout , excepté la perversité impéni- tente; celui qui peut se venger, et qui ne le veut pas ; celui qui fraternise avec les pauvres, et qui ne maudit pas les heureux delà terre, pourvu qu'ils se souviennent que les pauvres sont leurs frères ; celui qui n'apprécie pas les hommes selon le degré de leur science ou de leur prospérité, mais selon les sentiments de leur cœur et selon leurs actions: c'est l'unique philosophe en qui ne se trouve pas la plus petite tache; c'est l'entière manifes- tation de Dieu dans un être de notre espèce, c'est l'Homme-Dieu. Avec un si digne modèle présent à l'esprit, quelle vé- nération n'éprouvera-t-on pas pour l'humanité ? L'amour est toujours proportionné à l'estime; pour beaucoup aimer l'humanité, il faut l'estimer beaucoup. Celui , au contraire , qui ne fait de l'homiue qu'un type mesquin , ignoble , vague ; celui qui se complaît à consi- dérer le genre humain comme un troupeau de bêtes stu- pides et rusées , nées uniquement pour manger , se repro- duire, s'agiter, et retourner en poussière ; celui qui ne veut voir rien de grand dans la civilisation, dans les sciences, dans les arts, dans la recherche de la justice, dans notre perpétuelle tendance vers le beau , vers le bon , vers ce qui est divin : oh ! quelle raison aura-t-il celui- 270 DES DEVOIRS DES HOMMES. là , de respecter sincèrement son semblable , de l'aimer, de le pousser avec lui à la conquête de la vertu , de s'im- moler pour lui être utile ? Pour aimer l'bumanité, il faut savoir regarder ses faiblesses et ses vices sans se scandaliser. Partout où nous la voyons ignorante, pensons quelle haute faculté c'est, dans l'homme, de pouvoir échapper à tant d'ignorance en faisant usage de son intelligence ; pensons quelle haute faculté c'est, dans l'homme, de pouvoir, même au milieu de beaucoup d'ignorance, pra- tiquer de sublimes vertus sociales , le courage , la com- passion , la reconnaissance , la justice. Ceux qui ne cherchent jamais à s'éclairer, qui ne pra- tiquent jamais la vertu, ne sont que des individus , et non l'humanité. Sont-ils excusables? A quel point le sont- ils? Dieu le sait. Qu'il nous suffise de savoir qu'il ne sera demandé compte à chacun que de la somme qu'il aura reçue. VII ESTIME DE L'HOMME. Regardons dans l'humanité ceux qui, attestant par leurs actes sa grandeur morale, nous montrent ce que nous devons ambitionner de devenir. ?sous ne pourrons peut- être pas les égaler en renommée ; mais ce n'est pas là l'important. Nous pourrons toujours les égaler en mérite DES DEVOIRS DES HOMMES. 271 intérieur, c'est-à-dire en cultivant de nobles sentiments, du moment que nous ne sommes pas des êtres incomplets ou imbéciles , et que notre vie , douée d'intelligence , peut s'étendre au delà de l'enfance. Quand nous sommes tentés de mépriser l'humanité, en voyant de nos yeux ou en lisant dans Thistoire ses nom- breuses turpitudes, considérons les vénérables mortels que l'on y voit aussi briller. L'irascible mais généreux Byron me disait que c'était là l'unique moyen qu'il eût trouvé de se défendre de la misanthropie. « Le premier grand homme, me disait-il, qui me vienne alors à l'esprit , c'est toujours Moïse : Moïse relevant un peuple de l'avilissement où il est plongé , Moïse sauvant ce peuple de l'opprobre , de l'idolâtrie et de l'esclavage , lui dictant une loi pleine de sagesse , admirable lien entre la religion des patriarches et la religion des temps civilisés , qui est celle de l'Évangile. Les vertus et les institutions de 3[oïse sont le moyen dont s'est servie la Providence pour tirer de ce peuple de .grands hommes d'État, d'intrépides guerriers, de généreux citoyens, de saints zélateurs de la justice , ap- pelés à prophétiser la chute des superbes et des hypo- crites, et la civilisation future de toutes les nations. « Lorsque j'attache ainsi ma pensée au souvenir de quelques grands hommes , et surtout à celui de mon Moïse, continuait Byron, je répète toujours avec en- thousiasme ce vers sublime du Dante : Oh! comme en les voyant je m'élève en moi-mf-rae: et je reprends alors bonne opinion de cette cliair d'Adam et des àraes qu'elle renferme. » 272 DES DEVOIRS DES HOMMES. Ces paroles du grand poëte anglais laissèrent dans mon âme une empreinte ineffaçable , et j'avoue que plus d'une fois je me suis bien trouvé d'avoir fait comme lui, lorsque l'horrible tentation de la misanthropie venait m'assaillir. Les hommes magnanimes morts et vivants suffisent pour donner un démenti à quiconque se fait une idée basse de la nature de l'homme. Combien n'en vit-on pas dans l'antiquité romaine ! combien dans la barbarie du moyen âge et dans les siècles de la civilisation moderne ! Là , les martyrs de la vérité ; ici , les bienfaiteurs des affligés ; ailleurs , les Pères de l'Église , admirables par la hauteur de leur philosophie et leur ardente charité ; partout, de vaillants guerriers , des défenseurs de la justice , des res- taurateurs des lumières , de savants poètes , des savants dans les sciences , de savants artistes ! Il ne faut pas que l'éloignemeut des temps , ou les ma- gnifiques destinées de ces personnages, nous fassent ima- giner qu'ils étaient presque d'une espèce différente de la nôtre. IVon : à l'origine, ils n'étaient pas plus des demi- dieux que nous ; c'étaient des fils de la femme ; ils ont souffert , ils ont pleuré comme nous ; ils durent , comme nous , lutter contre les mauvaises inclinations , rougir quelquefois d'eux-mêmes , et se travailler pour se vaincre. Les annales des nations , et les autres monuments qui nous sont restés , ne nous rappellent qu'une faible partie des mortels sublimes qui parurent sur la terre , et il en est toujours des milliers et des milliers qui , sans avoir aucune célébrité, honorent, par les productions de leur esprit et par leurs bonnes actions , le nom d'homme et la fraternité qu'ils ont avec tous les nobles cœurs , la fra- ternité, répétons-le, qu'ils ont avec Dieu! DES DEVOIRS DES HOMMES. 273 Rappeler rexcellence et le grand nombre des bons , ce n'est pas se faire illusion, ce n'est pas regarder l'huma- nité seulement de son beau côté , et nier qu'elle renferme aussi un grand nombre d'insensés et de pervers. Les in- sensés et les pervers abondent , il est vrai ; mais ce qu'il faut relever, le voici : « Que l'homme peut être admirable par sa raison ; qu'il peut ne pas se pervertir ; qu'il peut même en tout temps , quel que soit le degré de son instruction , quelle que soit sa fortune , s'élever par de hautes vertus ; que , par de telles considérations , il a droit à l'estime de toute créature intelligente. » En lui accordant l'estime qui lui est due, en le voyant aspirer à cette perfection infinie, en le voyant appartenir au monde immortel des idées plus qu'à ces quatre jours durant lesquels, semblable aux plantes et aux bêtes, il ap- paraît assujetti aux lois du monde matériel; en le voyant encore capable au moins de se détacher de ce troupeau de brutes , et de leur dire : Je suis au-dessus de vous toutes , au-dessus de toutes les choses terrestres qui m'en- vironnent ! nous sentirons croître notre sympathie pour lui. Ses misères, ses erreurs même, nous inspirenmt une pitié plus grande dès que nous nous rappellerons quelle est la grandeur de son être. Nous nous aflligerous devoir que le roi des créatures s'avilit; nous nous effor- cerons, tantôt de jeter religieusement un voile sur ses fautes , tantôt nous lui tendrons la main pour qu'il se re- lève de la fange , et pour qu'il remonte à la hauteur d'où il est tombé ; nous nous réjouirons chaque fois que nous le verrons se ressouvenir de sa dignité, se montrer invin- cible au milieu des douleurs et des opprobres, triom- 18 274 DES DEVOIRS DES HOMMES. plier des épreuves les plus difficiles , et par la glorieuse puissance de sa volonté se rapprocher de son divin modèle. -o^y-od§po-Sr°- VIII AMODR DE LA PATRIE. Elles sont nobles toutes les affections qui unissent les hommes entre eux et qui les portent à la vertu. Le cy- nique, qui a tant de sophismes contre tout sentiment généreux , a coutume de faire ostentation de sa philan- thropie pour déprécier l'amour de la patrie. Il dit : « 3Ia patrie , c'est le monde ; le petit coin où je suis né n'a aucun droit à ma prédilection , puisqu'il n'a rien qui l'élève au-dessus de tant d'autres pays , où les hommes sont ou également bons ou même meilleurs ; l'amour de la patrie n'est autre chose qu'une sorte d'é- goisme commun parmi un certain nombre d'hommes pour les autoriser à haïr le reste de l'humanité. » Mon ami, ne sois pas le jouet d'une philosophie aussi vile. Son caractère est de rabaisser l'homme, de nier ses vertus , d'appeler illusion , sottise ou perversité , tout ce qui tend à l'élever. Accumuler de magnifiques paroles pour blâmer toute noble tendance , toute excitation au bien de la société, c'est un art facile, mais méprisable. Le cynisme tient l'homme dans la fange j la vraie phi- DES DEVOIKS DES HOMMES. 275 losophie est celle qui aspire à l'en tirer ; elle est religieuse, et honore l'amour de la patrie. Sans doute , nous pouvons dire aussi du monde entier qu'il est notre patrie. Tous les peuples sont des fractions d'une vaste famille, qui, par sa grande étendue, ne peut être régie par un même gouvernement, quoiqu'elle ait Dieu pour souverain maître. Considérer toutes les créa- tures de notre espèce comme une famille , nous rend bien- veillants pour l'humanité en général. l^Iais cette vue n'en détruit pas d'autres également justes. C'est encore un fait que l'humanité se divise par nations : chaque nation est cette agrégation d'hommes que la même rehgion , les mêmes lois , les mêmes mœurs , la même langue, la même origine, la même gloire, les mêmes plaintes et les mêmes espérances, tous ces élé- ments enfin, ou seulement la plupart de ces éléments, unissent par une sympathie particulière. Appeler un commun égoisme cette sympathie et cet accord d'intérêts entre les membres d'une nation , ce serait comme si la manie de la satire prétendait avilir l'amour paternel et l'amour filial, en les peignant comme une conjuration entre chaque père et ses enfants. Souvenons-nous toujours que la vérité a plusieurs faces; qu'il n'est pas un sentiment vertueux qui n'ait besoin d'êlre cultivé. L'un d'eux , en devenant exclusif, peut-il devenir nuisible ? qu'il ne devienne pas exclusif, et il ne sera pas nuisible. L'amour de l'bumanité est excellent, mais il ne doit pas exclure l'amour du sol natal. L'amour du sol natal est excellent aussi , mais il ne doit pas exclure l'amour de l'humanité. Honte à l'àme vile qui n'applaudit pas à la multiplicité d'aspects et de motifs que peut avoir, parmi les hommes , 276 DES DEVOIRS DES HOMMES. cet instinct sacré qui les porte à fraterniser dans un échange d'honneurs, de secours et de pohtesse ! Deux voyageurs européens se rencontrent dans une autre partie du globe j Tun sera né à Turin, l'autre à Londres. Ils sont Européens; cette communauté de nom établit entre eux un certain lien d'amour, je dirais presque un certain patriotisme , d'où naît un louable empresse- ment à se rendre de bons offices. Voici d'autre part quelques personnes qui ont peine à se comprendre ; elles ne parlent pas habituellement la même langue : vous ne croyez pas qu'il puisse y avoir du patriotisme entre elles, vous vous trompez. Ce sont des Suisses , celui-ci d'un canton italien , celui-là d'un canton français , cet autre d'un canton allemand. L'identité du lien politique qui les protège supplée au manque d'une langue commune, leui' inspire une mutuelle affection , et les fait contribuer, par de généreux sacrifices, au bien d'une patrie qui n'est pas une nation. Vois en Italie ou en Allemagne un autre spectacle : ce sont des hommes vivant sous des lois différentes , et par cette raison devenus des peuples différents , quelquefois contraints à guerroyer les uns contre les autres. Mais ils parlent ou du moins ils écrivent tous la même langue; ils honorent les mêmes aïeux ; ils se glorifient de la même littérature; ils ont des goûts semblables , un besoin réci- proque d'amitié , d'indulgence , de consolation. Ces motifs les rendent, entre eux, plus charitables, plus portés à rivaliser d'obligeance. L'amour de la patrie, qu'il s'applique à un vaste pays ou à un petit, est toujours un sentiment noble. Il n'est aucune partie d'une nation qui n'ait ses propres gloires , des princes qui lui donnèrent une puissance relative , plus DES DEVOIRS DES HOMMES. 277 OU moins considérable; des faits historiques mémorables ; de bonnes institutions ; des villes importantes ; quelque trait dominant qui honore son caractère; des hommes illustres par leur courage , par leur habileté en politique , ou par leur capacité dans les arts et dans les sciences. Chacun trouve là de bonnes raisons pour aimer avec quelque prédilection la province , la ville , le village où il est né. Mais il faut prendre garde, soit que l'amour de la patrie s'étende au plus grand cercle, ou qu'il soit restreint au plus petit , de ne pas le faire consister dans le vain orgueil d'être né en tel ou tel lieu , et par là couver de la haine contre les autres villes , les autres provinces et les autres nations. Un patriotisme iUibéral, envieux, inhu- main , au lieu d'être une vertu , est un vice. -»^-&<:®>o-^-(>- IX LE VRAI PATRIOTE. Pour aimer la patrie avec un sentiment véritablement élevé, nous devons commencer par lui donner en nous des citoyens dont elle n'ait pas à rougir, et dont elle puisse même s'honorer. Se moquer de la religion et des bonnes mœurs , et aimer dignement sa patrie, c'est chose incom- patible, aussi incompatible que d'avoir une juste estime •278 DES DEVOIRS DES HOMMES. pour une femme que l'on aime , et de ne pas se croire obligé de lui être fidèle. Si un homme méprise les autels, la foi conjugale, la décence , la probité , et qu'il s'écrie : « Patrie ! patrie ! » ne le crois pas : c'est un hypocrite de patriotisme , c'est un très-mauvais citoyen. îl n'y a de bon patriote que l'homme vertueux, l'homme qui comprend , qui aime tous ses devoirs , et qui se fait une étude de les remplir. Il ne se confond jamais ni avec l'adulateur des puis- sants , ni avec le frondeur haineux de toute autorité : la servilité et l'irrévérence sont pareillement des excès. S'il a des emplois civils ou militaires dans le gouver- nement , son but n'est pas sa propre richesse , mais bien l'honneur et la prospérité du prince et du peuple. S'il est simple citoyen , l'honneur et la prospérité du prince et du peuple sont également son plus ardent désir, et , loin de rien faire qui leur soit contraire , il y contribue de tout son pouvoir. Il sait que dans toutes les sociétés il y a des abus , et il désire qu'on les corrige; mais il abhorre la fureur de ceux qui voudraient les corriger par la rapine et par de sanglantes vengeances, parce que, de tous les abus, ceux-ci sont les plus terribles et les plus funestes. Il n'invoque et ne suscite aucune dissension civile; il modère au contraire les exagérés, autant qu'il le peut, par son exemple et par ses discours. Toujours disposé à l'in- dulgence et à la paix , il ne cesse d'être agneau que lorsque la patrie en péril a besoin d'être défendue. Alors c'est un lion qui combat, triomphe ou meurt. DES DEVOIRS DES HOMMES. 279 X AMOOR FILIAL. La carrière de tes actions commence dans ta famille. C'est dans la maison paternelle qu'est la première lice de la vertu. Que dire de ceux qui prétendent aimer la patrie, qui font ostentation d'héroïsme, et qui manquent au plus grand des devoirs , à la piété filiale ? Il n'y a pas d'amour de la patrie , pas le plus petit germe d'héroïsme, là où est une noire ingratitude. A peine l'intelligence de l'enfant s'ouvre-t-ellc à l'idée des devoirs , que la nature lui crie : « Aime tes parents ! » L'instinct de l'amour filial est si fort, qu'il semblerait qu il n'est besoin d'aucun soin pour le nourrir toute la vie. Cependant , comme nous l'avons déjà dit , tous nos bons instincts doivent être sanctionnés par notre volonté, sans quoi ils se détruisent. Il faut que la piété envers nos parents soit exercée par nous avec une ferme résolution. Comment celui qui se pique d'aimer Dieu, d'aimer l'humanité, d'aimer la patrie, n'aurait-il pas la plus grande vénération pour ceux à qui il doit d'être créature de Dieu, homme, citoyen? Un père , une mère , sont naturellement nos premiers amis; de tous les hommes, ce sont ceux à qui nous devons le plus; les nœuds les plus sacrés nous obligent envers eux à la reconnaissance , au respect , à l'amour, à l'indulgence, aux plus aimables démonstrations de ces sentiments. "280 DES DEVOIRS DES HOMMES. La graude intimité dans laquelle nous vivons avec les personnes qui nous tiennent de plus près ne nous accou- tume que trop facilement , hélas ! à les traiter avec une extrême négligence , et à faire trop peu de frais pour être aimables et pour embellir leur existence. Gardons-nous d'un pareil tort. Celui qui veut se rendre aimable doit apporter, dans toutes ses affections , une cer- t aine volonté d'exactitude et de bonne grâce qui leur don ne toute la perfection qu'elles peuvent avoir. Attendre, pour se montrer observateur empressé des égards de la politesse , que l'on soit hors de chez soi , et en attendant manquer de respect et d'aménité envers ses parents, c'est de la déraison, c'est une faute. Les belles manières demandent une étude assidue, et cette étude doit commencer au sein même de la famille. « Quel mal y a-t-il , disent certaines gens , de vivre en toute liberté avec ses parents ? Ils savent bien que leurs enfants les aiment, même sans que ceux-ci affectent une amabilité extérieure , sans qu'ils s'imposent de dissimuler leurs ennuis et leurs impatiences.» Toi qui désires t'élever au-dessus du vulgaire, ne raisonne pas ainsi. Si vivre en toute liberté veut dire être grossier (c'est en effet de la grossièreté), il n'est pas de parenté, si intime qu'elle soit, qui la justifie. Celui qui n'a pas le courage de s'efforcer dans sa maison, comme il le fait ailleurs, d'être agréable aux autres , d'acquérir quelque vertu , pour honorer l'homme en lui-même , et Dieu dans l'homme , est une àme pusilla- nime. Pour se reposer de la noble fatigue d'être bon, aimable, délicat, il n'est d'autre temps que le sommeil. L'amour filial n'est pas seulement un devoir de grati- tude, c'est encore un devoir d'indispensable convenance. DES DEVOIRS DES HOMMES. 2S1 Dans le cas rare où quelqu'un aurait des parents peu bien- veillants , peu en droit d'exiger l'estime , la seule qualité d'auteurs de ses jours leur donne un caractère si respec- table, qu'il ne pourrait sans infamie, je ne dirai pas les rabaisser, mais même les traiter avec négligence. En pareil cas , les égards qu'il aura pour eux auront plus de mérite , mais n'en seront pas moins une dette payée à la nature, à l'édification de ses semblables, à sa propre dignité. Malheur à celui qui se fait le censeur sévère de quelques défauts de ses parents ! Et par qui commencerons-nous donc à exercer la charité , si nous la refusons à notre père , à notre mère ? Exiger, pour les respecter, qu'ils soient sans défauts, qu'ils soient la perfection humaine , c'est orgueil et injus- tice. Nous qui désirons pourtant tous être respectés et aimés, sommes -nous toujours irréprochables? Quand même un père et une mère seraient bien loin de cet idéal de sagesse et de vertu que nous voudrions , soyons ingé- nieux à les excuser, à cacher leurs torts aux yeux d'au- trui, à apprécier leurs bonnes qualités. C'est en agissant ainsi que nous nous améliorerons nous-mêmes, que nous nous donnerons un caractère aimant , généreux , capable de reconnaître les mérites des autres. Mon ami , ouvre souvent ton àme à cette pensée triste, mais féconde en sentiments de compassion et d'indul- gence : « Ces tètes blanches qui sont là , devant moi , qui sait si bientôt elles ne dormiront pas dans la tombe? » Ah! tant que tu as le bonheur de les voir, honore-les, et donne-leur les consolations nécessaires aux maux de la vieillesse , qui sont si nombreux ! Leur âge ne les porte que trop déjà à la tristesse; ne 282 DES DEVOIRS DES HOMMES. contribue jamais à les attrister ; que tes manières et ta conduite envers eux soient toujours si aimables , que ta vue seule les ranime et les réjouisse. Chaque sourire que tu rappelleras sur leurs lèvres antiques , chaque contente- ment que tu réveilleras dans leur cœur, sera pour eux le plus salutaire des plaisirs , et tournera à ton avantage. Les bénédictions qu'un père et une mère donnent à un fils reconnaissant sont toujours sanctionnées de Dieu. XI RESPECT AUX VIEILLARDS ET AOZ ANCETRES. Honore dans toutes les personnes âgées l'image de tes parents et de tes aïeux. La vieillesse inspire de la véné- ration à tous les cœurs bien nés. Dans l'antique Sparte, il y avait une loi qui ordonnait aux jeunes gens de se lever à l'arrivée d'un vieillard, de se taire quand il parlait , de lui céder le pas quand ils le rencontraient. Ce que, chez nous, la loi n'ordonne pas, que la décence nous le fasse faire, ce sera mieux encore. Il y a dans ce respect une telle beauté morale , que ceux-là même qui oublient de le pratiquer sont contraints de l'applaudir dans les autres. Un vieillard athénien cherchait une place aux jeux olympiques , et tous les gradins de l'amphithéâtre étaient occupés. Quelques jeunes Athéniens lui firent signe de DES DEVOIRS DES HOMMES. 283 s'approcher, et lorsque , cédant à leur invitation , il par- vint à grand'peine jusqu'à eux, au lieu d'un accueil res- pectueux , il ne trouva que d'indignes risées. Repoussé d'un côté à l'autre , le pauvre vieillard arriva vers celui où étaient assis les Spartiates. Ceux-ci, fidèles à la cou- tume sacrée de leur pays, se lèvent modestement, et le font asseoir au milieu d'eux. Alors ces mêmes Athéniens qui l'avaient si effrontément bafoué furent pénétrés d'es- time pour leurs généreux rivaux, et les plus vifs applaudis- sements s'élevèrent de toutes parts. Les larmes coulaient des yeux du vieillard , et il s'écriait : « Les Athéniens savent ce qui est honnête , les Spartiates le font ! » Alexandre de Macédoine (et ici je lui donnerais volon- tiers le titre de Grand) , dans le temps même que les plus éclatants succès semblaient conspirer à l'enorgueillir, savait néanmoins s'humilier devant la vieillesse". Arrêté une fois dans sa course triomphale par une quantité extraordinaire de neige, il fit brûler quelques morceaux de bois , et , assis sur son banc royal, il se chauffait , lors- qu'il vit parmi ses guerriers un homme accablé par Tàge et tout tremblant de froid. Il s'élança vers lui , et de ses mains invincibles, qui avaient renversé l'empire de Darius, il prit le vieillard transi, et le porta sur son propre siège. « Il n'y a de méchant que l'homme sans respect pour la vieillesse, pour les femmes et pour le malheur, » disait Parini ; et Parini usait de toute l'autorité qu'il avait sur ses disciples pour les rendre respectueux envers la vieillesse. Un jour qu'il était irrité contre un jeune homme dont on lui avait rapporté quelque tort grave, il lui arriva de le rencontrer dans une rue au moment où ce jeune homme soutenait un vieux capucin , et reprenait 284 DES DEVOIRS DES HOMMES. avec dignité quelques misérables qui l'avaient heurté. Parini se mit à gronder avec lui, et, jetant ses bras autour du cou du jeune homme , il lui dit : « Il y a un moment , je te croyais un pervers ; maintenant que je suis témoin de ta piété pour les vieillards, je te crois de nouveau capable de beaucoup de vertu.» La vieillesse est surtout respectable dans ceux qui ont supporté les ennuis de notre enfance et de notre jeunesse , dans ceux qui contribuèrent de tout leur pouvoir à nous former l'esprit et le cœur. Ayons de l'indulgence pour leurs défauts, et apprécions généreusement les peines que nous leur avons coûtées, l'affection qu'ils eurent pour nous , et la douce récompense qu'ils attendent de la con- tinuation de notre amour. Non , celui qui se consacre de tout cœur à l'éducation de la jeunesse n'est pas assez payé par le pain que si justement on lui donne; ce sont des soins de père et de mère , et non ceux d'un merce- naire. Ils ennoblissent celui qui en fait son habitude ; ils accoutument à aimer, et donnent le droit d'être aimé. Portons un respect filial à tous nos supérieurs , parce qu'ils sont nos supérieurs. Portons un respect filial à la mémoire de tous les hommes qui ont bien mérité de la patrie ou de l'humanité. Que leurs écrits , leurs images et leurs tombes nous soient sacrés ! Quand nous considérons les siècles passés et les traces de barbarie qu'ils nous ont laissées , quand nous gérais- sons sur beaucoup de maux présents , et qu'ils se mon- trent à nous comme les conséquences des passions et des erreurs des temps passés , ne cédons pas à la tentation de blâmer nos aïeux. Faisons -nous conscience d'être pieux dans nos jugements sur eux. Ils entreprenaient des guerres que maintenant nous déplorons ; mais n'étaient- DES DEVOIRS DES HOMMES. 285 ils pas justifiés par la nécessité , ou par d'innocentes illu- sions que nous ne pouvons apprécier à une aussi grande distance? Ils eurent recours à des interventions étran- gères qui leur devinrent funestes ; mais la nécessité ou d'innocentes illusions ne les justifiaient-elles pas encore? Ils fondèrent des institutions qui ne nous plaisent pas ; mais est-il bien sûr qu'elles ne convinssent pas à leur temps , qu'elles ne fussent pas la meilleure combinaison de la science humaine avec les éléments sociaux que leur offrait l'époque ? La critique doit être éclairée , mais non cruelle , envers nos pères j non calomniatrice , non dénuée de révérence , envers ceux qui ne peuvent sortir du tombeau et nous dire : — Enfants, la raison de notre conduite, la voici! On sait le mot célèbre du vieux Caton : « C'est chose difficile que de faire comprendre aux hommes qui vien- dront dans un autre siècle ce qui justifie notre vie.» XII AMOUR FRATERNEL. Tu as des frères et des sœurs ; fais en sorte que l'a- mour que tu dois à tes semblables commence à se réaliser en toi , dans toute sa perfection , d'abord envers les au- teurs de tes jours , puis envers ceux qui te sont unis par 286 DES DEVOIRS DES HOMMES. la plus étroite des fraternités, celle d'être nés des mêmes parents que toi. Pour bien pratiquer la divine science de la charité envers tous les hommes , il faut en faire l'apprentissage en famille. Quelle douceur n'y a-t-il pas dans cette pensée : Nous sommes enfants de la même mère ! Quelle douceur encore d'avoir trouvé , à peine venus au monde , les mêmes objets à vénérer avec prédilection ! L'identité du sang et la ressemblance de beaucoup d'habitudes , entre frères et sœurs , font naître tout naturellement une forte sympa- thie , qui ne pourrait être détruite que par un horrible égoïsme. Si tu veux être bon frère , garde-toi de ce ^ice ; pro- pose-toi chaque jour d'être généreux dans tes relations fraternelles ; que chacun de tes frères , que chacune de tes sœurs voie que ses intérêts te sont aussi chers que les tiens. Si l'un d'eux fait une faute, sois indulgent pour lui , non-seulement comme tu le serais pour un autre , mais plus encore. Eéjouis-toi de leurs vertus; imite-les, et excite-les par ton exemple ; fais qu'ils bénissent le sort de t' avoir pour frère. Ils sont infinis les motifs de douce reconnaissance, de soins affectueux , de tendres craintes , qui contri- buent sans cesse à alimenter l'amour fraternel ; mais il faut néanmoins y réfléchir ; autrement Us passent souvent inaperçus. Commandons- nous de les sentir. Les sentiments exquis ne s'acquièrent qu'avec une ferme volonté. De même que nul ne devient savant en poésie ou en peinture sans l'étude, nul aussi ne comprend l'excellence de l'amour fraternel , ou de quelque autre DES DEVOIRS DES HOMMES. 287 affection noble, sans une constante volonté de la com- prendre. Que l'intimité domestique ne te fasse pas oublier d'être poli avec tes frères. Sois plus aimable encore avec tes sœurs. Leur sexe est doué d'une grâce puissante. Elles se servent ordinaire- ment de ce don céleste pour éga\er la maison et en bannir la mauvaise humeur , pour adoucir les reproches pater- nels ou maternels qu'elles entendent quelquefois. Honore en elles la suavité des vertus de la femme ; réjouis-toi de l'influence qu'elles exercent sur ton àme pour Tadoucir. Puisque la nature les a faites plus faibles et plus sensibles que toi , sois d'autant plus attentif à les consoler si elles ont de l'affliction , à ne pas les affliger toi-même, à leur témoigner constamment respect et amour. Ceux qui contractent, entre frères et sœurs, des habi- tudes malveillantes et grossières, restent malveillants et grossiers avec tout le monde. Que le commerce de famille soit tout à fait beau , tendre , saint ; et quand l'homme sortira de sa maison , il portera dans ses relations avec le reste de la société ce besoin d'estime, d'affections nobles, cette foi dans la vertu, qui est le fruit d'un exercice jour- nalier de sentiments élevés. -o-^~C<®>'>- .^-o- 288 DES DEVOIRS DES HOMMES. XIII Outre ton père , ta mère , et les autres parents qui sont les amis les plus immédiats que la nature t'ait donnés ; outre ces maîtres qui ont si bien mérité ton estime , et que tu te plais à nommer tes amis , il t'arrivera d'éprou- ver une sympathie particulière pour d'autres dont les vertus te seront moins connues , et principalement pour les jeunes gens à peu près de ton âge. Quand dois-tu céder à cette sympathie, ou quand dois-tu la réprimer? La réponse n'est pas douteuse. Nous devons de la bienveillance à tous les hommes , mais nous ne devons porter cette bienveillance jusqu'à l'amitié que pour ceux qui méritent notre estime. L'amitié est une fraternité , et , dans son sens le plus élevé , elle est le beau idéal de la fraternité. C'est un accord suprême de deux ou trois âmes, jamais d'un grand nombre, qui sont devenues nécessaires l'une à l'autre , qui ont trouvé l'une dans l'autre la plus grande disposition à se com- prendre , à s'entr'aider , à s'interpréter noblement , à s'exciter au bien. « De toutes les sociétés, dit Cicéron, aucune n'est plus noble , aucune n'est plus stable , que celle qui est formée par des hommes de bien, unis par la conformité des mœurs et par l'amitié : Omnium societalum. nulla prœstantior est, nulla firmior, quam quiim viri boni moribus similes sunl, familiaritate conjuncti. {De Off., lib. I, cap. 18.) » DES DEVOIRS DES HOMMES. 289 Ne déshonore pas le nom sacré d'ami , en le donnant à l'homme qui n'a que peu ou pas de vertu. Celui qui hait la religion , celui qui ne prend pas le plus grand soin de sa dignité d'homme, celui qui ne sent pas qu'il doit honorer sa patrie par son esprit et par sa moralité , celui qui est fds irrespectueux et frère malveillant, fùt-il l'être le plus merveilleux par le charme de son extérieur et de ses manières , par l'élo- quence de sa parole, par la multiplicité de ses connais- sances et même par quelque hrillant élan aux actions généreuses , celui-là ne doit pas t'engager à te faire son ami. Te témoignàt-il la plus vive affection , ne lui accorde pas ton intimité : l'homme vertueux a seul les qualités nécessaires à un ami. Avant de reconnaître un homme pour vertueux, la seule possibilité qu'il ne le soit pas doit te tenir, à son égard , dans les bornes d'une politesse générale. Le don du cœur est une trop grande chose ; se presser de le jeter est une imprudence coupable, c'est une indignité. Quiconque se lie avec des compagnons pervers se per- vertit lui-même , ou du moins fait rejaillir honteusement sur lui leur infamie. Mais heureux celui qui trouve un digne ami ! Aban- donné à ses propres forces , souvent sa vertu languissait; l'exemple et l'approbation de son ami la redoublent. Peut-être s'effrayait-il d'abord , se sentant enclin à beau- coup de défauts et n'ayant pas la conscience de son mé- rite; l'estime d'un homme qu'il aime le relève à ses propres yeux. Il éprouve encore une secrète honte de ne pas posséder toutes les vertus que lui suppose l'indul- gence d'un autre; mais son courage s'accroît pour tra- vailler à se corriger. Il se réjouit que ses bonnes qualités 19 290 DES DEVOIRS DES HOMMES. ne soient pas échappées à son ami ; il lui en est reconnais- sant; il ambitionne d'en acquérir d'autres; et, grâce à l'amitié, on voit quelquefois s'avancer vigoureusement vers la perfection un homme qui en était loin et qui en serait resté loin. Ne veuille pas à toute force avoir des amis : il vaut mieux en manquer, que de devoir se re- pentir de les avoir choisis avec précipitation : mais quand tu en as trouvé un, honore-le d'une haute amitié. Ce noble sentiment a été sanctionné par tous les phi- losophes; il l'est par la religion. Nous en trouvons de beaux exemples dans l'Écriture : « L'àme de Jonathas s'unit à l'âme de David... Jonathas l'aima comme son âme.... » Mais, ce qui est mieux en- core, l'amitié fut consacrée par le Rédempteur lui-même ! Il tint sur son sein la tète de Jean , qui dormait, et, du haut de la croix, avant d'expirer, il prononça ces divines paroles , toutes d'amour filial et d'amitié : « Mère , voici votre fils ! Disciple , voilà ta mère ! » Je crois que l'amitié (j'entends l'amitié élevée , la vé- ritable amitié, celle qui est fondée sur une grande estime) est presque nécessaire à l'homme , pour le retirer de ses vils penchants. Elle donne à l'àme quelque chose de poé- tique, de sublime, de fort, sans lequel il lui serait difficile de s'élever au-dessus du terrain fangeux de l'égoïsme. Mais une fois cette amitié conçue et promise , il faut en graver les devoirs dans ton cœur. Ils sont en grand nombre ! Il ne !?'agit de rien moins que de te rendre pen- dant toute ta vie digne de ton ami ! Quelques-uns conseillent de ne se lier d'amitié avec personne , parce que cela occupe trop le cœur, distrait l'esprit, et produit les jalousies; mais moi, je suis de l'avis d'un excellent philosophe , saint François de Sales , DES DEVOIRS DES HOMMES. 291 qui, dans sa Philothée, appelle cela « un mauvais con- seil. » Il accorde qu'il peut bien être prudent d'empêcher les affections particulières dans les cloîtres ; « mais dans le monde, dit-il, il est nécessaire qu'ils s'unissent, ceux qui veulent combattre sous la bannière de la vertu , sous la bannière de la croix.... Les hommes qui vi\ent dans le siècle , où il y a tant de pas difficiles à franchir pour aller à Dieu , sont semblables à ces voyageurs qui , dans les chemins rudes ou glissants, se tiennent les uns aux autres pour se soutenir, pour marcher avec plus de sûreté. » Au fait , les méchants se donnent la main pour faire le mal : les bons ne devraient-ils pas se la donner pour faire le bien? XIV LES ETODES. Dès que tu le peux , c'est un devoir sacré pour toi de cultiver ton esprit; cela te rendra plus apte à honorer Dieu , ta patrie , tes parents , tes amis. Cette folle opinion de Rousseau , que le sauvage est le plus heureux des mortels , que l'ignorance est préférable au savoir, est démentie par l'expérience. Tous les voya- geurs ont trouvé le sauvage très- malheureux; nous voyons tous que l'ignorant peut être bon , mais que celui 292 DES DEVOIRS DES HOMMES. qui est instruit peut l'être également , et qu'il doit l'être même avec plus de perfection. Le savoir n'est nuisible que lorsqu'il se joint à l'or- gueil. Quand il s'allie à la modestie, il porte l'àme à aimer Dieu et le genre humain plus profondément. Tout ce que tu apprends , applique-toi à l'apprendre avec le plus de profondeur possible. Les études super- ficielles ne produisent que trop souvent des hommes médiocres et présomptueux , qui , ayant secrètement la conscience de leur nullité , n'en sont que plus passionnés pour se liguer avec des êtres ennuyeux qui leur ressem- blent , pour crier par le monde qu'ils sont grands et que les véritables grands sont petits. De là naissent les que- relles continuelles des pédants contre les esprits supé- rieurs , et des vains déclamateurs contre les bons phi- losophes j de là cette erreur qui porte quelquefois la multitude à révérer ceux qui crient le plus et qui savent le moins. Notre siècle ne manque pas d'hommes de grand savoir, mais le nombre des savants superficiels l'emporte honteu- sement. Dédaigne d'être compté parmi eux ; dédaigne-le, non par vanité , mais par le sentiment du devoir, par amour pour ta patrie, par une haute estime de l'intel- ligence humaine que tu as reçue du Créateur. Si tu ne peux devenir profond dans plusieurs sciences, parcours-en légèrement quelques-unes, afin d'en acquérir seulement ces notions qu'il n'est pas permis d'ignorer; mais fais un choix parmi ces diverses sciences, con- centres-y toute la force de tes facultés, et surtout ta volonté, pour ne rester en arrière de personne. Voici en outre un très-bon conseil de Sénèque : « Si tu veux que la lecture laisse en toi des impressions durables , DES DEVOIRS DES HOMMES. 293 borne-toi à quelques auteurs pleins d'un esprit sage , et nourris-toi de leur substance. Etre partout, c'est n'être jamais en un lieu particulier. Une vie passée en voyages fait connaître beaucoup d'hôtes et peu d'amis; il en est de même de ces lecteurs précipités qui , sans prédilection pour aucun livre , en dévorent un nombre infini. » Quelle que soit l'élude à laquelle tu t'affectionneras principalement, préserve-toi d'un défaut assez commun , celui de devenir tellement l'admirateur exclusif de ta science, qu'elle te fasse mépriser celles auxquelles tu n'auras pas pu t'appliquer. Les vulgaires dédains de certains poètes contre la prose , de certains prosateurs contre la poésie , des natu- ralistes contre les métaphysiciens, des mathématiciens contre ceux qui ne le sont pas , et vice versa, ne sont que des puérilités. Toutes les sciences, tous les arts , tous les moyens de faire sentir le vrai et le beau, ont droit à l'hommage de la société , et principalement à celui de l'homme cultivé. Il n'est pas vrai que les sciences exactes et la poésie s'excluent. Buffon fut un grand naturaliste , et son style brillant est animé d'une merveilleuse chaleur poétique. Mascheroni était bon poète et bon mathématicien. En cultivant la poésie et les autres sciences du beau , prends garde d'ôter à ton esprit la faculté de se poser froidement sur des calculs , ou sur des méditations lo- giques. Si l'aigle disait : « Ma nature est de voler, je ne puis considérer les objets qu'en volant, » ce serait ridi- cule ; car il peut considérer bien des choses sans déployer ses ailes. D'un autre côté , si les études d'observation te deman- dent du sang-froid, ne t'habitue pas à croire pour cela 294 DES DEVOIRS DES HOMMES. que l'homme est parfait quand il a éteint tout le feu de son imagination , et tué en lui tout sentiment poétique . Ce sentiment bien réglé , au lieu d'affaiblir la raison , ne fait que la renforcer en certains cas. Dans les études comme dans la politique , méfie-toi des partis et de leurs systèmes. Examine ces systèmes pour les connaître , pour les comparer à d'autres et pour les juger, mais non pour être leur esclave. A quoi aboutirent ces disputes entre les enthousiastes et les détracteurs éga- lement furieux d'Aristote , de Platon et d'autres philo- sophes ; ou bien celles entre les enthousiastes et les dé- tracteurs de l'Arioste et du Tasse? Ces grands maîtres, tour à tour idolâtrés et vilipendés , restèrent ce qu'ils étaient, ni dieux ni esprits médiocres; ceux qui s'agi- taient pour les peser dans de fausses balances furent tournés en dérision , et le monde , qu'ils ont assourdi de leurs débats, n'a rien appris. Efforce-toi , dans toutes les études que tu fais , d'unir un discernement calme à la pénétration , la patience de l'analyse à la force de la synthèse; mais surtout aie la volonté de ne pas te laisser abattre par les obstacles , et de ne pas te laisser enorgueillir par les triomphes ; c'est- à-dire aie la volonté de t' éclairer de la manière que Dieu le permet, avec hardiesse, mais sans arrogance. DES DEVOIRS DES HOMMES. 295 XV CHOIZ D'DN ETAT. Le choix d'un état est de la plus haute importance. Nos pères disaient que , pour le bien faire , il fallait invo- quer l'inspiration de Dieu. Je ne sache pas que, même aujourd'hui, on puisse dire autrement. Réfléchis avec une religieuse et sérieuse attention à ton avenir présumé parmi les hommes, et prie. Lorsque tu auras entendu dans ton cœur la voix divine qui te dira, non un jour seulement, mais des semaines, des mois entiers , et toujours avec une plus grande puis- sance de persuasion : « A'oici l'état que tu dois choisir ! » obéis-lui avec une volonté ferme et courageuse. Entre dans cette carrière que tu auras choisie , et va en avant ; mais en y portant les vertus qu'elle exige. Moyennant ces vertus , tout état est excellent pour qui y est appelé. Le sacerdoce, qui épouvante celi;i qui l'a embrassé légèrement et avec un cœur avide de plaisirs , fait les délices et l'honneur de l'homme pieux et recueilli ; la vie monastique elle-même, que tant de gens dans le monde regardent comme insupportable et d'autres comme méprisable , fait les délices et l'honneur du philosophe religieux qui ne se croit pas inutile à la société parce qu'il n'exerce sa charité qu'au profit de quelques autres moines et de quelques pauvres cultivateurs. La toge , que beaucoup portent comme un poids énorme , à cause des soins patients qu'elle exige , est légère à l'homme chez qui 296 DES DEVOIRS DES HOMMES. domine le zèle de défendre , par son savoir, les droits de son semblable. Le noble métier des armes a un charme infini pour celui qui est animé de courage , et qui sent qu'il n'y a pas d'action plus glorieuse que celle d'exposer ses jours pour sa patrie. Chose admirable ! tous les états , depuis le plus élevé jusqu'à celui de l'humble artisan, tous ont leur douceur et une véritable dignité. Il suffit de vouloir nourrir en soi les vertus qui appartiennent à chacun d'eux. C'est parce que peu de personnes seulement nourris- sent ces vertus , que l'on entend si souvent maudire la profession que l'on a embrassée. Toi , lorsque tu auras choisi avec prudence une car- rière , n'imite pas ces gens qui se lamentent éternelle- ment. Ne te laisse agiter ni par un vain repentir, ni par une velléité de changer. Toute voie dans cette vie a ses épines. Dès que tu auras posé le pied dans l'une de ces voies, poursuis-la; rétrograder, c'est faiblesse. Excepté dans le mal, il est toujours bien de persévérer. Celui-là seul qui persévère dans son entreprise peut espérer d'ar- river à quelque distinction. XVI FREIN ADZ INQDIÉTDDES. Beaucoup persévèrent dans la carrière qu'ils ont choi- sie , et s'y affectionnent ; mais ils s'irritent de voir que DES DEVOIRS DES HOMMES. 297 telle autre profession rapporte de plus grands honneurs, une plus grande fortune ; ils s'irritent , parce qu'il leur semble qu'ils ne sont pas assez estimés, assez récom- pensés; ils s'irritent, parce qu'ils ont trop de rivaux, et parce que tous ne consentent pas à rester au- dessous d'eux . Chasse loin de toi de telles inquiétudes : celui qui se laisse dominer par elles a perdu sa part de félicité sur la terre; il devient orgueilleux et quelquefois ridicule en s'appréciant lui-même plus qu'il ne vaut, et il devient injuste en estimant toujours moins qu'ils ne valent ceux à qui il porte envie. Il est certain que , dans la société humaine , les mérites ne sont pas toujours récompensés dans de justes propor- tions. Celui qui excelle en quelque chose a souvent trop de modestie pour se faire connaître, et souvent aussi il est tenu dans l'obscurité ou dénigré par des gens audacieux et médiocres , qui ambitionnent de le surpasser en for- tune. Le monde est ainsi , et il n'y a pas d'espérance qu'il change en cela. Il ne te reste donc qu'à sourire à cette nécessité et à t'y résigner. Grave bien dans ton esprit cette forte vérité : L'important , c'est d'avoir du mérite , et non d'avoir un mérite récompensé par les hommes. S'ils le récompen- sent , c'est très-bien ; sinon le mérite s'accroît en le con- servant, quoiqu'il ne soit pas récompensé. La société serait moins vicieuse , si chacun cherchait à mettre un frein à ses inquiétudes et à ses ambitions : non en devenant insouciant d'augmenter sa prospérité, non en devenant paresseux ou apathique, ce seraient d'autres excès; mais en ne portant en soi que de nobles ambitions et non des ambitions frénétiques ni envieuses , mais en se limitant au point que l'on ne peut franchir, mais en se 298 DES DEVOIRS DES HOMMES. disant : « Si je ne suis pas arrivé à ce degré d'élévation dont je me croyais digne , dans ma position inférieure je suis toujours le même homme, et j'ai toujours la même valeur intrinsèque. » Un homme n'est pardonnable de s'inquiéter pour ob- tenir la rétribution de ses œuvres , que lorsqu'il s'agit de son nécessaire et de celui de sa famille. Au delà du né- cessaire , tous les accroissements de prospérité qu'il est permis de rechercher, il faut les désirer avec calme. S'ils nous viennent, que Dieu soit béni, ce nous sera un moyen de rendre notre vie plus douce et d'être utile aux autres. S'ils ne viennent pas , que Dieu soit également béni : on peut vivre dignement, même sans beaucoup de douceurs ; et si l'on ne peut être utile aux autres , la conscience n'en fera aucun reproche. Fais tout ce qui est en ton pouvoir pour être citoyen utile et pour engager les autres à l'être aussi , puis laisse aller les choses comme elles vont. Gémis des injustices et des malheurs dont tu es témoin , mais ne deviens pas ours pour cela ; ne te laisse pas aller à la misanthropie , ou , ce qui serait pis encore , à cette fausse philanthropie qui , sous prétexte du bien des hommes, est dévorée de la soif du sang , et qui contemple la destruction comme un admirable édifice , comme Satan contemple la mort. Celui qui est ennemi de toute réforme possible des abus de la société est un pervers ou un insensé ; mais celui qui devient cruel par amour pour la réforme est également un pervers ou un insensé , et même à un plus haut degré. Sans le calme de l'esprit, la plupart des jugements humains sont faux ou méchants. Le calme de l'esprit seul te rendra fort dans la souffrance , fort et persévérant dans tes actions, juste, indulgent, aimable avec tous. DES DEVOIRS DES HOMMES. 299 XVII REPENTIR ET RETOUR AD BIEN. En te recommandant de bannir l'inquiétude , je t'ai dit de ne pas te laisser aller à la paresse , surtout dans le dessein de devenir chaque jour meilleur. Il s'abuse, l'homme qui dit : Mon éducation morale est faite, et mes œuvres l'ont affermie. Nous devons sans cesse apprendre à nous faire une règle pour le jour présent et pour les jours à venir; entretenir sans cesse la ferveur de notre vertu par de nouveaux actes ; avoir sans cesse mémoire de nos fautes et nous en repentir. Oui , nous en repentir ! Rien de plus vrai que ce que dit l'Église : que notre vie doit être toute de repentir et d'aspiration à nous amender. Le christianisme n'est pas autre chose. Et Voltaire lui-même, dans un de ces mo- ments où il n'était pas dévoré de la fureur de s'en moquer, écrivit : « La confession est une chose excellente; c'est n un frein pour le péché , inventé dans l'antiquité la plus « reculée ; la confession était en usage dans la célébration « de tous les mystères antiques. Nous n'avons fait qu'imi- « ter et sanctifier cette sage coutume ; elle est très-eflicacc " pour ramener les âmes ulcérées de la haine au pardon. » Il serait honteux que ce dont Voltaire ne craint pas de convenir ici ne fût pas senti par celui qui s'honore d'être chrétien. Prêtons l'oreille à la voix de notre conscience , rougis- sons des actions qu'elle nous reproche, confessons-les 300 DES DEVOIRS DES HOMMES. pour nous en purifier, et ne cessons jamais , jusqu'à la fin de notre vie , d'avoir recours à cette sainte piscine. Si cela ne se pratique pas avec une volonté endormie ; si l'on ne se contente pas de condamner du bout des lèvres les fautes dont on se souvient; si au repentir se joint un véritable désir de s'amender, en rie qui voudra ; mais rien ne peut être plus salutaire , plus sublime, plus digne de l'homme. Lorsque tu te reconnais coupable d'une faute, n'hésite pas à la réparer. Ce n'est qu'en la réparant que tu auras la conscience satisfaite. Le retard apporté à la réparation enchaîne l'àme au mal par un lien chaque jour plus fort , et l'habitue à se mésestimer. Et malheur à l'homme lors- qu'il se mésestime intérieurement ! Malheur à lui lorsqu'il feint de s'estimer, en sentant dans sa conscience une cor- ruption qui n'y devrait pas être ! Malheur à lui lorsqu'il croit qu'il n'y a pour cette corruption d'autre remède que de la dissimuler! Il est déchu du rang des êtres nobles; c'est un astre tombé, un malheur de la création. Si quelque jeune impudent t'accuse de faiblesse parce que, comme lui, tu ne t'obstines pas à persévérer dans tes fautes , réponds-lui qu'il y a plus de force à résister au vice qu'à s'y laisser entraîner ; réponds-lui que l'arro- gance du pécheur n'est qu'une force factice , puisqu'il est certain qu'il la perd au lit de la mort , s'il n'est pas dans le délire ; réponds- lui que la force que tu désires est pré- cisément celle de dédaigner les moqueries, lorsque tu abandonnes la mauvaise voie pour suivre celle de la vertu. Quand tu as commis une faute , ne mens jamais pour la nier ou pour l'atténuer : le mensonge est une hideuse faiblesse. Avoue que tu as failli ; c'est là qu'est la magna- nimité , et la honte que te coûtera cet aveu te vaudra les éloges des gens de bien. à DES DEVOIRS DES HOMMES. 301 S'il t'arrive d'offenser quelqu'un , aie la noble humilité de lui en faire tes excuses. Comme toute ta conduite mon- trera que tu n'es pas un lâche, personne pour cela ne t'accusera de lâcheté. S'obstiner dans l'insulte et en venir au duel ou à une éternelle inimitié , plutôt que de se ré- tracter honorablement, ce sont des forfanteries d'hommes orgueilleux et féroces , ce sont des infamies que vaine- ment on s'efforce de parer du nom brillant d'honneur. Il n'j a d'honneur que dans la vertu , et il n'y a de vertu qu'à la condition de se repentir continuellement du mal et de s'en proposer la réparation. -o^-od^PO-^-o- XVIII Lorsque tu auras pris parmi les carrières sociales celle qui te convient, et qu'il te semblera avoir donné à ton caractère assez de fermeté dans les bonnes habitudes pour pouvoir être dignement homme , alors et pas plus tôt , si ton intention est de te marier, applique-toi à choisir une femme qui mérite ton attachement. Mais avant de renoncer au célibat , réfléchis bien si tu ne devrais pas le préférer. Dans le cas où tu n'aurais pas su dompter assez ton penchant à la colère , à la jalousie , au soupçon , à l'im- patience , à une domination dure , pour espérer être ai- 302 DES DEVOIRS DES HOMMES. mable avec une compagne , aie la force de renoncer aux douceurs du mariage. Tu ne prendrais une femme que pour la vouer au malheur, et t'y vouer toi-même. Dans le cas où tu ne rencontrerais pas une personne qui reunît toutes les qualités qui te sembleraient néces- saires pour te rendre heureux , et pour qu'elle mît en toi toute sa tendresse, ne te laisse pas entraîner à prendre une femme : ton devoir est de rester célibataire, plutôt que de jurer un amour que tu n'aurais pas. Mais , soit que tu prolonges seulement le célibat , soit que tu y restes pour toujours, honore-le par les vertus qu'il prescrit, et sache en apprécier les avantages. Oui, cet état a ses avantages ; et, dans quelque condition que l'homme se trouve , il doit les reconnaître et les ap- précier ; autrement il s'y croira malheureux ou dégradé , et diminuera en lui le courage d'agir avec dignité. La manie de se montrer furieux des désordres sociaux , et l'opinion qu'il faut peut-être les exagérer pour en amener la réforme , porte souvent des hommes d'une élo- quence véhémente à tourner l'attention des autres sur les scandales que donnent beaucoup de célibataires , et à crier que le célibat est contre nature , que c'est une énorme calamité , et la cause la plus puissante de la dépra- vation des peuples. Ne te laisse pas exalter par ces hyperboles. 11 n'est que trop vrai que le célibat a ses scandales ; mais parce que les hommes ont des bras et des jambes , et qu'il en résulte quelquefois aussi le scandale qu'ils se donnent des coups de poing et des coups de pied, cela ne veut pas dire que les bras et les jambes soient une très-mauvaise chose. Ceux qui entassent les considérations sur l'immoralité prétendue inséparable du célibat, devraient aussi énu- DES DEVOIRS DES HOMMES. 303 mérer les maux qui résultent de la décision au mariage sans y avoir de l'inclination. Aux courtes folies des noces succèdent l'ennui , l'hor- reur de ne plus être libre. On s'aperçoit que le choix fut trop précipité, que les caractères sont incompatibles. ])u regret réciproque , ou de celui de l'un des époux , naissent les grossièretés , les offenses , les cruelles et journalières amertumes. La femme , l'être le plus doux et le plus géné- reux des deux, est ordinairement la victime de ce funeste désaccord , ou en en souffrant jusqu'à la fin de ses jours , ou, ce qui est pis encore, en se dénaturant, en perdant sa bonté , en ouvrant son cœur à des affections dans les- quelles elle croit trouver une compensation au manque d'amour conjugal, et qui ne lui apportent que l'ignominie et le remords. De ces malheureux mariages naisseni des enfants qui pour première leçon ont l'indigne conduite de leur père ou de leur mère , ou de tous les deux à la fois ; des enfants que , pour cela , l'on aime peu ou que l'on aime mal ; auxquels on donne peu ou point d'éducation ; qui n'ont aucun respect pour leurs parents , aucune ten- dresse pour leurs frères , aucune notion des vertus do- mestiques , qui sont la base des vertus civiles. Toutes ces choses sont si fréquentes , qu'il suffit d'ou- vrir les yeux pour les voir : personne ne me taxera d'exa- gération. Je ne nie pas les maux qui naissent du célibat ; mais quiconque réfléchira aux autres maux dont je parle ne les jugera certainement pas moindres , et dira avec moi , d'une infinité d'époux : Oh ! que n'ont-ils jamais })ro- noncé ce fatal serment ! Une grande partie des mortels est appelée au mariage ; mais le célibat est aussi dans la nature. S'affliger de 304 DES DEVOIRS DES HOMMES. voir des individus s'y dévouer est ridicule. Le célibat, quand il est choisi pour de bonnes raisons, et qu'il est gardé avec bonneur, n'a rien de méprisable; il est même très- digne de respect, comme toute espèce de sacrifice raisonnable fait dans de bonnes vues. En affran- chissant des soins d'une famille, le célibat laisse à ceux-ci plus de temps et plus de vigueur pour se livrer à de hautes études ou aux sublimes ministères de la rehgion ; à ceux-là , plus de moyens d'être utiles à des parents qui ont besoin de leur aide ; à d'autres enfin , une plus grande liberté d'affections, qu'ils peuvent répandre sur beau- coup de pauvres. Et tout cela ne serait pas un bien ? Ces réflexions ne sont point inutiles. Pour abandonner le célibat , ou pour l'embrasser, il faijt savoir ce que l'on abandonne ou ce que l'on embrasse. Les déclamations partiales bouleversent le jugement. XIX EONMEDR Ali FEMMB. Le vil et railleur cynisme est le génie du vulgaire ; comme Satan , il forge sans cesse des calomnies contre le genre humain , pour le porter à rire de la vertu et à la fouler aux pieds. Il recueille tous les faits qui désho- norent l'autel, et, dissimulant ceux qui l'honorent, il DES DEVOIES DES HOMMES. 305 s'écrie : Qu'est-ce que Dieu? qu'est-ce que l'influence bienfaisante du sacerdoce et de l'instruction religieuse? ciiimères de fanatiques ! Il recueille tous les faits qui déshonorent la politique , et s'écrie : Qu'est- ce que les lois? qu'est-ce que Tordre civil? qu'est-ce que l'honneur? qu'est-ce que le patriotisme? tout cela est guerre de ruse et de force du côté de ceux qui gouvernent ou qui aspirent à gouverner, imbécillité du côté de ceux qui obéissent ! 11 recueille tous les faits qui déshonorent le célibat, le mariage , la paternité, la maternité , la position de fils , de parent, d'ami; il crie avec une joie infâme : « J'ai dé- couvert que tout cela n'est qu'égoïsme , imposture , fureur des sens, aversion et mépris réciproque 1 » Les fruits de cette sagesse infernale et menteuse sont pré- cisément l'égoïsme , l'imposture , la fureur des sens , l'a- version et le mépris réciproque. Comment le génie honteux du vulgaire , qui est le pro- fanateur do toute chose excellente, ne serait-il pas sou- verainement l'ennemi de la vertu de la femme , et ardent à l'avilir? Dans tous les siècles il s'est efforcé de la peindre mé- prisable , de ne voir en elle qu'envie, artifice, incon- stance, vanité; de lui dénier le feu sacré de l'amitié, l'incorruptibilité de l'amour, et il considéra toute femme de mérite comme une exception. IMais les tendances généreuses de l'humanité protégè- rent la femme. Le christianisme la releva en défendant la polygamie, les attachements déshonuètes, et en pré- sentant , après l'Homme- Dieu , une femme pour première créature humaine supérieure à tous les saints et aux anges même. La société moderne ressentit l'influence de ce noble 20 306 DES DEVOIRS DES HOMMES. esprit. Au milieu des temps barbares , la chevalerie s'em- bellit du culte élégant de l'amour; et nous, chrétiens civilisés , enfants de la chevalerie , nous ne tenons pour bien élevé que l'homme qui honore le sexe de la douceur, des vertus domestiques et des grâces. Néanmoins l'antique adversaire des nobles affections et de la femme est resté dans le monde , et plût à Dieu qu'il n'eût pour prosélytes que des âmes grossières et des es- prits communs ! Mais il déprave quelquefois de brillants génies, et cette dépravation arrive toujours là où cesse la religion, qui seule sanctifie l'homme. On a vu des philosophes (c'est du moins le nom qu'ils se donnaient) qui , dans certains moments , se montraient remplis d'un zèle ardent pour l'humanité, et qui, en d'autres, possédés par l'irréligion, dictaient des écrits obscènes , s'acharnant à exciter l'ivresse des sens par des poèmes et des romans scandaleux , par des raisonne- ments, des anecdotes et des fictions de tout genre. On a vu le plus enchanteur des écrivains. Voltaire (cette àme qui fit preuve de quelques bonnes qualités , mais corrompue par de basses passions , et par l'effréné , l'ignoble désir de faire rire) , composer gaiement un long poème où il tourne en dérision l'honneur des femmes et l'héroïne la plus sublime qu'ait eue sa patrie , la magna- nime et infortunée Jeanne d' 4.rc. Madame de Staël , avec raison, appelait ce livre un crime de lèse-nation. D'hommes obscurs ou célèbres, d'auteurs morts ou vivants , de l'impudence de quelques femmes même qui se sont rendues indignes de la modestie de leur sexe, de mille côtés enfin s'élèvera souvent autour de toi ce génie du vulgaire, qui dit : Méprise la femme l Rejette cette infâme tentation , ou toi-même, fils de la DES DEVOIRS DES HOMMES. 307 femme, tu seras méprisable. Détourne tes pas de ceux qui, dans la femme, n'honorent pas leur mère. Foule aux pieds les livres qui la dégradent en prêchant la licence. Reste digne, ])ar ta noble estime pour la dignité de la femme, de protéger celle qui te donna le jour, de protéger tes sœurs , de protéger un jour peut-être celle qui acquerra le titre sacré de mère de tes enfants. o-^-Oc@r>o-^-o- XX DIGNITE DANS LF.S AFFECTIONS Honore la femme, mais crains les séductions de sa beauté, et plus encore les séductions de ton cœur. Heureux si tu ne t'affectionnes ardemment qu'à celle que tu voudras et que tu pourras choisir pour la com- pagne de toute ta vie ! Garde ton cœur libre de toute chaîne , plutôt que de le livrer à une femme de peu de mérite. Un homme qui n'aurait pas de sentiments élevés pourrait être heu- reux avec elle; et toi , tu ne le pourrais pas. H te faut ou une perpétuelle liberté, ou une compagne qui réponde à la généreuse idée que tu te lais de l'humanité , et parti- culièrement du sexe. Ce doit être une de ces âmes rares qui comprennent excellemment la beauté de la religion et la noblesse d( s sentiments; mais prends garde de ne pas la créer telle 308 DES DEVOIRS DES HOMMES. dans ton imagination , tandis qu'en réalité elle serait tout autre. Si tu trouves une telle femme , si tu la vois animée d'un véritable amour pour Dieu , si tu la crois capable d'un noble enthousiasme pour toute vertu , si tu la vois attentive à faire tout le bien qu'elle peut, si tu la vois l'ennemie irréconciliable de toute action moralement basse, si elle joint à tous ces mérites un esprit cultivé, sans aucune ambition de le faire paraître ; si même , avec cet esprit , elle est la plus humble des femmes ; si toutes ses paroles et toutes ses actions respirent la bonté, une élégance naturelle, des sentiments élevés, une volonté ferme d'être attachée à ses devoirs , l'attention de n'af- fliger personne et de consoler ceux qui sont affligés, de ne se servir de ses charmes que pour ennoblir les pensées des autres , oh ! alors aime-la d'un grand amour, d'un amour digne d'elle ! Qu'elle soit pour toi comme un ange tutélaire , qu'elle soit pour toi la vivante expression de la loi divine , pour t' éloigner de toute bassesse , pour te pousser à toute action louable. Dans tout ce que tu entreprends, songe à mériter son approbation, songe à faire en sorte que sa belle àme se réjouisse de t'avoir pour ami; songe à l'ho- norer non pas seulement devant les hommes , cela n'im- porte guère , mais devant Dieu , qui voit tout. Si cette femme possède une àme aussi élevée, aussi fidèle à la religion , ta vive affection pour elle ne sera ni un excès ni une idolâtrie. Tu l'aimeras précisément parce que ses volontés seront en parfaite harmonie avec celles de Dieu. En admirant les unes tu admireras les autres , ou plutôt ce seront toujours celles de Dieu que tu admi- reras, au point que, s'il était po.ssible que ses volontés DES DEVOIRS DES HOMMES. 309 devinssent contraires à celles de Dieu , ton délicieux enchantement s'évanouirait, et tu n'aimerais plus cette femme. Ce noble sentiment est regardé comme chimérique par beaucoup d'esprits vulgaires , ceux qui n'ont aucune idée d'une femme d'un cœur élevé. Plains leur vile sagesse. Ces attachements si purs , et qui nous excitent si puissam- ment à la vertu, ne sont pas impossibles j ils existent, bien qu'ils soient rares ; et les hommes devraient dire : Ou ceux-là , ou aucun. -(>-§>-CX®X>Hg-o- XXI ATTACHEMENTS BLAMABLES. Mais prends garde, je te le répète , que ton admiration pour une femme ne lui attribue une vertu qu'elle n'a pas. Ce serait alors ce qu'on appelle un amour romanesque, un amour ridicule et nuisible ; ce serait une indigne pro- digalité de ton cœur devant une vaine idole. Oui , la femme estimable , et même estimable au su- prême degré , existe sur la terre j mais elles sont aussi en grand nombre celles que l'éducation , le mauvais exemple et leur propre légèreté ont gâtées; celles qui ne sauraient s'élever à apprécier seulement les vœux de riiomme vertueux; celles qui trouvent plus de charme à être recherchées pour leur beauté et le brillant de leur 310 DES DEVOIRS DES HOMMES. esprit, qu'à mériter d'être aimées pour la noblesse de leurs seutiments. Des femmes si imparfaites sont ordinairement très-dan- gereuses , et plus dangereuses que celles qui sont complè- tement avilies. Elles séduisent non-seulement par leurs grâces et leurs artifices , mais souvent aussi par quelques vertus , par l'espérance qu'elles font naître que , chez elles , le bon l'emportera sur le mauvais. IN'accueille pas cette espérance quand tu verras dans ces femmes beau- coup de vanité ou d'autres défauts graves; juge-les sévè- rement , non pour en dire du mal ou pour exagérer leurs torts , mais pour les fuir à temps , si tu crains de t' engager dans des liens peu dignes de toi. Plus tu seras aimant par caractère et disposé à révérer la femme de mérite , plus tu dois te faire une loi de ne pas te contenter d'une vertu médiocre dans une femme , pour lui donner le titre d'amie. Les jeunes gens sans mœurs et les femmes qui leur res- semblent se moqueront de toi, t'appelleront orgueilleux, sauvage, bigot. ?i'importe; méprise leurs jugements. jN'e sois jamais orgueilleux, ni sauvage, ni bigot; mais ne prostitue jamais tes affections; sois ferme à conserver ton cœur libre , ou à n'en faire hommage qu'à la femme qui aura plein droit à ton estime. Celui qui aime une femme de haute vertu ne perd pas son temps à la courtiser servilement , à la repaitre d'adu- lations et de vains soupirs. Elle ne le souffrirait pas ; elle rougirait d'être recherchée par un homme oisif, un Céla- don ; elle ne saurait apprécier que l'affection d'un homme simple et digne , moins empressé de lui parler de ses sen- timents que de lui plaire par de louables principes , par de louables actions. DES DEVOIRS DES HOMMES. 311 La femme qui souffre à ses pieds un homme puérile- ment esclave , prêt à se plover bassement à ses mille caprices , uniquement occupé d'une élégance affectée et de fades compliments , laisse bien voir qu'elle a une idée peu élevée de lui et d'elle-même. Et celui qui se plait à une telle vie, celui qui aime sans un noble but, sans le but de devenir meilleur eu rendant hommage à une grande vertu , celui-là prodigue misérablement son esprit et son cœurj il lui sera difficile de conserver assez d'énergie pour faire jamais quelque chose de bon dans ce monde. Je ne parle pas des femmes de mauvaises mœurs : l'homme honnête en a horreur, et c'est une grande ignominie que de ne pas les fuir. Quand une femme t'aura paru digne de fixer ton cœur, ne t'abandonne pas aux soupçons, à la jalousie, à l'in- discrète prétention d'être follement idolâtré. Choisis bien , et puis aime sans te tourmenter par tes foreurs et sans tourmenter celle que tu auras choisie , sans te troubler parce qu'elle ne fermera pas les yeux sur l'amabilité des autres , sans exiger qu'elle ait des spasmes de tendresse pour toi. Sois-lui dévoué pour être juste, pour payer un tribut d'admiration et de noble servage à un grand mérite, pour t'élever jusqu'à une créature qui te semble si subhme, et non pour qu'elle porte sa tendresse pour toi au delà de ce qu'il lui est possible de t'en témoigner. Les jaloux , ceux qui frémissent de rage de n'être pas assez aimés , sont de véritables tyrans. Plutôt que de devenir méchant pour un plaisir quelconque , tu dois renoncer à ce plaisir ; plutôt que de devenir un tyran , ou de tomber par amour dans quelque autre excès , re- nonce à l'amour. 312 DES DEVOIRS DES HOMMES. XXII RESPECT Da ADX JEDiiES FILLSE E.T AOX FEMMES DES AUTRES . Soit que tu restes célibataire ou que tu te maries , res- pecte la pureté virginale et le mariage. Rien n'est plus délicat que l'innocence et la réputation d'une jeune fille. Xe te permets envers aucune la moindre liberté de manières ou de paroles qui pourrait altérer la pureté de ses pensées ou troubler son cœur. Ne te per- mets , ni en parlant à une jeune fille ni loin d'elle, aucun mot qui puisse la faire soupçonner par autrui de légèreté d'esprit ou de facilité à se passionner. Les plus petites apparences suffisent pour ternir l'honneur d'une jeune fille , pour éveiller contre elle la calomnie , pour lui faire manquer peut-être un mariage qui l'eût rendue heureuse. Si tu te sens épris d'une jeune personne, et que tu ne puisses aspirer à sa main , ne lui découvre pas tes senti- ments; cache-les-lui, au contraire, avec grand soin. Se sachant aimée , elle pourrait s'éprendre pour toi , et de- venir ainsi victime d'une passion malheureuse. Si tu t'aperçois que tu as inspiré de l'amour à une jeune personne que tu ne veuilles pas ou que tu ne puisses pas épouser, respecte également son repos et les convenances de sa position ; cesse entièrement de la voir. S'applaudir d'avoir éveillé chez une innocente et infortunée créature un délire qui ne peut lui amener que l'affliction et la honte, c'est la plus perverse des vanités. Ne sois pas moins sur tes gardes avec les femmes ma- DES DEVOIRS DES HOMMES. 313 riées. La folle passion que tu concevrais pour une d'elles , ou celle que concevrait une d'elles pour toi, pourrait vous entraîner à un grand malheur, à une grande igno- minie. Tu y perdrais moins qu'elle; mais c'est précisé- ment parce qu'une femme a bien plus à perdre lorsqu'elle s'expose à mériter le mépris de son mari et le sien propre , que , si tu es généreux, tu dois redouter pour elle un tel danger. iNe t'y laisse pas exposé un seul instant; renonce à un sentiment que Dieu et les lois condamnent. Ton cœur et celui de la femme que tu aimerais saigne- raient en se séparant ; mais qu'importe ? La vertu coûte des sacrifices ; celui qui ne sait pas les accomplir est un lâche. Entre une femme mariée et un homme autre que son mari , il ne peut y avoir innocemment d'autre intime relation que l'échange d'une juste estime, fondée sur la connaissance de vertus réelles , sur la conviction que , des deux côtés, il y a, avant tout autre amour, l'amour iné- branlable de ses propres devoirs. Aie horreur, comme d'une insigne immoralité , de ravir à un mari l'affection de sa femme. S'il est digne d'être aimé d'elle, ta perfidie est un crime atroce; si ce n'est pas un mari estimable , ses fautes ne t'autorisent pas à dé- grader l'infortunée qui est sa compagne. Pour la femme d'un mauvais mari , il n'y a pas de choix : elle doit se ré- signer à le supporter et à lui rester fidèle. Celui qui , sous prétexte de la consoler, l'entraîne à un attachement cou- pable, est un égoïste cruel. Quand même il ne céderait qu'à l'inspiration de la pitié, c'est une pitié illusoire, funeste , condamnable. En inspirant de l'amour à cette femme , tu augmenterais son malheur ; tu joindrais au tourment qu'elle éprouve d'avoir un mari peu aimable, 314 DES DEVOIllS DES HOMMES. celui de le haïr toujours plus , en t'aimant et en s'exagé- rant tes qualités; tu y ajouterais peut-être tous les tour- ments de la jalousie de son mari et le remords déchirant de sa faute. La femme malheureuse dans le mariage ne saurait avoir de paix qu'en se conservant irréprochahle. Celui qui lui en promet une autre ment, et l'entraîne dans la douleur. A l'égard des femmes qui te seront chères à cause de leurs vertus , prends garde, autant qu'à l'égard des jeunes personnes , que ton amitié pour elles ne fasse naître d'in- jurieux soupçons. Sois circonspect dans la manière dont tu en parleras aux hommes accoutumés à juger basse- ment. Ils accordent toujours leurs suppositions avec la perversité de leur cœur. Infidèles interprètes de ce qu'on leur dit , ils donnent un mauvais sens aux choses les plus simples, aux actions les plus innocentes; ils voient des mystères là où il n'y en a aucun. Nul soin n'est surperflu pour conserver sans tache la réputation d'une femme. Après sa vertu , cette réputation est son plus bel orne- ment. Celui qui n'est pas très-jaloux de la lui conserver, celui qui a la bassesse de se complaire à voir les autres supposer dans une femme de la faiblesse pour lui , est absolument un misérable , qui mériterait d'être chassé de toute bonne compagnie. -o-g>-o<(gpo- C-^ DES DEVOIRS DES HOMMES. 315 XXIII Si l'inclination de ton cœur et les convenances te dé- terminent pour le mariage , marche ù l'autel avec de saintes pensées, avec la forme résolution de rendre heu- reuse celle qui te confie le soin de ses jours, celle qui ahandonne le nom de ses pères pour prendre le tien, celle qui te préfère à tout ce qu'elle eut de cher jusque alors , et qui , par toi , espère donner la vie à d'autres créatures intelligentes appelées à posséder Dieu. Triste preuve de l'incoustauce humaine! La plupart des mariages se font par amour, de solennelles pensées les accompagnent, ils sont sanctionnés par une pleine vo- lonté de les bénir jusqu'à la mort, et, au bout de deux ans, quelquefois même au bout de peu de mois , le couple uni cesse de s'aimer, se supjiorte avec peine , s'offense par des reproches réciproques , et néglige mutuellement de se rendre aimable. D'où vient cela? C'est d'abord parce que ceux qui se marient se sont trop peu connus avant leur union. Sois circonspect dans ton choix, assure-toi des bonnes qualités de celle que tu aimes, ou tu es perdu. Cette désaffection provient, secondement de la lâcheté que l'on met à céder aux tentations de l'inconstance ; de ce qu'on n'a pas l'at- tention de se dire chaque jour à soi-même : La résolu- lion que j'ai prise était celle que je devais prendre; je veux être inébranlable à la maintenir. 316 DES DEVOIRS DES HOMMES. Ici , comme dans toutes les autres circonstances de la vie , prends garde combien est grande dans l'homme la facilité de passer du bien au mal ; prends garde que ce qui le rend méprisable n'est jamais causé que par le manque d'une volonté forte , et que la faiblesse de carac- tère est la cause la plus puissante des turpitudes et des malheurs dont la société est remplie. Un mariage ne peut être heureux qu'à la condition que chacun des deux époux se prescrira pour premier devoir cette invariable résolution : « Je veux aimer et honorer toujours le cœur auquel j'ai donné pouvoir sur le mien. » Si le choix a été bon , si l'un des deux cœurs n'était déjà perverti, il n'est pas vrai qu'il puisse se pervertir et devenir ingrat , alors que l'autre le comble de douces attentions et d'un généreux amour. On n'a jamais vu un mari qui ne s'est rendu coupable ni d'indignes traitements , ni du moins d'indignes négli- gences ou d'autres torts envers sa femme, cesser d'en être aimé s'il lui a été cher. L'àme de la femme est naturellement douce , recon_ naissante, disposée à aimer au suprême degré l'homme qui est constant à l'aimer et à mériter son estime. Mais comme elle est douée d'une grande sensibilité , elle s'ir- rite aisément du manque d'amabilité de son mari et de tous les torts qui peuvent le dégrader, et cette irritation peut la porter à une invincible antipathie et à tous les égarements qui en sont la suite. L'infortunée sera alors grandement coupable ; mais son mari sera certainement la cause de ses fautes. Que cette persuasion ne s'efface jamais en toi : aucune femme qui fut bonne le jour de son mariage, ne perd sa DES DEVOIRS DES HOMMES. 317 bonté dans la société d'un époux qui continue à avoir des droits à sa tendresse. Pour avoir des droits inviolables à l'amour d'une épouse, il ne faut pas démériter à ses yeux; il faut que l'intimité conjugale n'ôte rien au mari du respect et de l'amabilité qu'il lui montrait avant de la conduire à l'au- tel ; il faut qu'il ne devienne ni sottement son esclave , et se rende ainsi incapable de la reprendre , ni qu'il lui fasse sentir despotiquement son autorité en la reprenant avec aigreur ; il faut que tout donne à la femme une haute idée du bon sens et de la droiture de son mari; il faut qu'elle puisse se glorifier d'être sa compagne et de vivre sous sa dépendance; il faut que cette dépendance ne lui soit i)as imposée par l'orgueil de son mari , mais qu'elle la veuille par affection et par le sentiment de leur véri- table dignité à tous deux. L'excellence du choix que tu pourras faire, et la cer- titude que tu auras des éminentes vertus d'une femme, ne doivent pas te porter à croire qu'une attention conti- nuelle de ta part à te rendre aimable à ses yeux soit moins nécessaire; ne dis pas : Elle est si parfaite^, qu'elle me pardonne tous mes torts ; je n'ai pas besoin de m'étudier à lui être plus cher, elle m'aime toujours également. Quoi ! parce que sa bonté est si grande , tu serais moins attentif à lui plaire? Ne te fais pas illusion; c'est préci- sément parce qu'elle est douée d'une àme exquise , que l'insouciance, le manque d'égards et la brusquerie lui causeront plus d'amertume et de dégoût. Plus est grande la noblesse de ses manières et de ses sentiments , plus est grand chez elle le besoin de trouver cette noblesse égale en toi. Si elle ne la trouve pas , si elle te voit passer d'une aimable courtoisie à une insultante négligence , par vertu 318 DES DEVOIRS DES HOMMES. elle s'efforcera longtemps de t'aimer malgré ton indignité, mais ses efforts seront vains. Elle te pardonnera, mais elle ne t'aimera plus, et sa vie sera brisée. Quand tu as donné à une femme le titre sacré d'épouse, tu dois te consacrer à son bonheur, comme elle doit se consacrer au tien ; mais cette obligation est pour toi plus grande , parce que la femme étant plus faible que toi , tu lui dois toute sorte de bons exemples et de secours. -o-^»_OC(gp.o- <^o- XXIV AWCDR PATEF-I:EL. — AiTCDR DE L'EIJFAIICE ET DS LA JEUNESG Donner à la patrie de bons citoyens , et donner à Dieu lui-même des âmes dignes de lui , telle sera ta mission si tu as des enfants. Mission sublime! Qui s'en ciiarge et la trahit est le plus grand ennemi de la patrie et de Dieu. 11 est inutile d'énumérer les vertus d'un bon père : tu les auras toutes si tu as été bon fils et bon mari. Les mau- vais pères furent tous des fds ingrats et d'ignobles maris. Mais avant d'avoir des enfants , et lors même que tu ne devrais jamais en avoir, ennoblis ton àme par le doux sen- timent de l'amour paternel : tout homme doit le nourrir dans son cœur et l'étendre sur tous les enfants et tous les jeunes gens. Regarde avec un grand amour cette partie nouvelle de la société , regarde-la avec un grand respect. DES DEVOIRS DES HOMMES. 319 Quiconque méprise ou afflige injustement l'enfance, s'il n'est pervers, le deviendra. L'homme qui ne met pas la plus grande attention à respecter l'innocence d'un enfant, à ne pas lui enseigner le mal, à veiller à ce que d'autres ne le lui enseignent pas, à faire en sorte qu'il ne s'entlammc que du seul amour de la vertu, peut être la cause que cet enfant devienne un monstre. Mais pour- quoi substituer de faibles paroles aux simples et terribles paroles prononcées par l'adorable ami des enfants, le Rédempteur: « Quiconque, dit -il, accueille un petit « enfant en mon nom , m'accueille moi-même j mais qui- « conque aura scandalisé une de ces petites créatures qui « croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu'on lui « eût attaché une meule au cou , et qu'on l'eût précipité " au plus profond de la mer. » Considère comme tes enfants tous ceux qui sont beau- coup moins âgés que toi, et sur lesquels, par cette raison, ton exemple et tes conseils peuvent avoir de l'autorité; traite-les avec ce mélange de zèle et d'indulgence qui est propre à les éloigner du mal et à les pousser au bien. L'enfance est imitatrice par nature : si les adultes qui entourent un enfant sont pieux , dignes , aimables , l'en- fant aura le désir d'être tel, et il le sera. Si ces adultes sont irréligieux , abjects , malveillants , l'enfant sera aussi méchant qu'eux. Montre-toi bon, même avec les enfants et les jeunes gens que tu ne vois pas fréquemment , et avec lesquels tu ne parleras peut-être qu'une seule fois en ta vie. Dis- leur, si l'occasion s'en présente, quelque parole féconde en vertu. Cette parole et l'honnêteté de ton regard pour- ront les arracher à une basse pensée , et leur donner le désir de mériter l'estime des gens de bien . 320 DES DEVOIRS DES HOMMES. Si un jeune homme de belle espérance met en toi sa confiance, sois pour lui un ami généreux ; soutiens-le par de fermes et sages conseils ; ne le flatte jamais ; applaudis à ses actions louables ; mais , par un blâme énergique , détourne-le de celles qui sont indignes. Si tu vois un jeune homme tourner au vice, lors même que tu n'aurais aucune intimité avec lui, ne dédaigne pas, quand tu en as l'occasion , de lui tendre la main pour le sauver. Le jeune homme qui prend la mauvaise route n'aurait besoin quelquefois que d'un cri, d'un signe, pour en avoir honte, et rétrograder pour prendre la bonne voie. Quelle sera l'éducation morale que tu donneras à tes enfants? Tu l'ignorerais , si tu n'en acquérais toi-même une très- bonne. Acquiers-la, et tu la donneras telle. -o^-o<(gpo-^-< XXV DES RICHESSES. La religion et la philosophie estiment la pauvreté lors- qu'elle est accompagnée de la vertu , et la mettent fort au-dessus de l'amour inquiet des richesses. Elles accor- dent néanmoins qu'un homme riche peut égaler en mérite le meilleur d'entre les pauvres. Il ne faut pour cela qu'une chose : c'est qu'il ne soit pas l'esclave de ses richesses , qu'il ne les recherche ou DES DEVOIRS DES HOMMES. 321 ne les conserYC pas pour en faire un mauvais usage ; il faut , au contraire , qu'il ne les désire que pour l'utilité de ses semblables. Honneur à toutes les conditions honnêtes de l'huma- nité, et conséquemment honneur aux riches, pourvu qu'ils fassent tourner leur prospérité au bien d'un grand nombre, pourvu que les jouissances et le faste ne les ren- dent ni paresseux ni superbes. Pour toi , qui resteras vraisemblablement dans la con- dition où tu es né , également éloigné de la grande opu- lence et de la pauvreté, ne donne jamais accès en ton àme à cette basse haine dont souvent sont rongés les hommes d'une fortune médiocre et les pauvres contre les riches. Cette haine prend d'ordinaire la gravité du langage philosophique. Ce sont de véhémentes déclama- tions contre le luxe, contre l'injuste disproportion des fortunes , contre l'arrogance des heureux puissants ; c'est un désir magnanime en apparence d'égalité et de soula- gement des nombreuses misères humaines. Que tout cela ne te fasse pas illusion , lors même que tu entendrais ces déclamations par des personnes de quelque renommée , ou qu'il t'arriverait de les lire dans les écrits éloquents de cent pédants qui mendient par leurs adulations les applaudissements de la foule ; car dans ces fureurs il y a plus d'envie , d'ignorance et de calomnie, que de zèle pour la justice. L'inégalité des fortunes est inévitable , et il en dérive des biens et des maux. Tel qui maudit les riches se met- trait volontiers à leur place : autant vaut laisser dans l'opulence ceux qui s'y trouvent. Il est très-peu de riches qui ne dépensent pas leur or, et en le dépensant ils coo- pèrent tous , de mille manières , avec plus ou moins de 21 322 DES DEVOIRS DES HOMMES. mérite, et même quelquefois sans mérite, au bien public. Ils donnent de l'essor au commerce , au perfectionnement du goût, à l'émulation des arts, et aux espérances infinies de quiconque veut écbapper à la pauvreté par le moyen de l'industrie. Ne voir dans les riches qu'oisiveté, mollesse, inutilité, c'est une sotte exagération. Si l'or rend les uns paresseux, il pousse les autres à de nobles actions. Il n'est pas dans le monde de ville civilisée où les riches n'aient fondé et n'entretiennent quelque important établissement de bienfaisance ; il n'est aucun lieu où , par association et individuellement , ils ne soient les soutiens des malheu- reux. Regarde-les donc sans colère comme sans envie, et ne répète pas les propos dénigrants du vulgaire ; ne sois envers eux ni dédaigneux ni rampant, parce que tu ne voudrais pas que celui qui est moins riche que toi te montrât du dédain ou de la bassesse. Sois sagement économe de ta fortune ; fuis également Tavarice qui endurcit le cœur et appauvrit l'intelligence, et la prodigalité qui conduit à de honteux emprunts et à de fâcheux embarras. Il est permis de chercher à augmenter ses richesses , mais ce doit être sans une basse avidité, sans inquiétudes immodérées, sans oublier jamais que le véritable bonheur et la vraie félicité ne dépendent pas d'elles, mais bien de la noblesse de l'àme , devant Dieu et devant les hommes. Si ta prospérité s'accroît, que ta bienfaisance s'accroisse en proportion. A la richesse peuvent s'unir toutes les vertus, mais la richesse égoïste est une véritable infamie. Quiconque a beaucoup doit beaucoup donner; on ne peut échapper à un devoir si sacré. DES DEVOIRS DES HOMMES. 323 Ne refuse pas tes secours au mendiant, mais que ce ne soit pas là ta seule aumône : la haute et intelligente charité est celle qui procure aux pauvres un moyen d'existence plus honnête que la mendicité , c'est-à-dire celle qui donne aux diverses professions , distinguées ou communes, du travail et du pain. Songe quelquefois que des événements imprévus pour- raient te dépouiller de l'héritage de tes pères et te jeter dans la misère. De pareils renversements n'arrivent que trop souvent sous nos yeux ; aucun riche ne peut dire : « Je ne mourrai ni dans l'exil ni dans le malheur. » Jouis de tes richesses avec cette généreuse indépen- dance de l'or que les philosophes de l'Église nomment, avec l'Evangile, pauvreté d'esimt. Voltaire, dans ses moments de raillerie, a feint do croire que la pauvreté d'esprit recommandée par l'Évan- gile était la sottise. Mais c'est au contraire la vertu de con- server, même dans l'opulence, un esprit humhle et ami de la pauvreté , capable de la supporter si elle vient , ca- pable de la respecter chez autrui ; vertu qui exige toute autre chose que de la sottise, vertu qui ne peut avoir sa source que dans l'élévation de l'àme et dans la sagesse. « Veux-tu cultiver ton âme? dit Sénèque; vis pauvre, ou comme si tu étais pauvre. » Dans le cas où tu tomberais dans la misère , ne perds pas courage , travaille pour vivre et sans en avoir honte. Celui qui est dans le besoin peut être aussi estimable que celui qui vient à son aide. Mais alors sache renoncer de bonne grâce aux habitudes delà richesse; ne donne pas le ridicule et pitoyable spectacle du pauvre orgueilleux , ne voulant pas s'assujettir à la pratique des vertus qui conviennent éminemment à la pauvreté : une humilité 324 DES DEVOIRS DES HOMMES. digne , une stricte économie , une patience invincible au travail , une aimable sérénité d'esprit en dépit de la for- tune adverse. XXVI RESPECT AU UALHEtJR. — BIENFAISANCE. Honneur à toutes les honnêtes conditions de la vie hu- maine , et par conséquent honneur aux pauvres î pourvu cependant qu'ils fassent servir leur malheur à leur amé- lioration morale , pourvu qu'ils ne se croient pas auto- risés par leurs souffrances à la malveillance et au vice. Ne sois pas toutefois trop rigoureux en les jugeant; aie même pitié de ceux qui se laissent quelquefois emporter par Fimpalieuce et la colère ; songe qu'il est bien dur pour l'infortuné qui souffre toute sorte de misères , dans un chemin ou dans une cabane, de voir passer à quelques pas de lui des hommes parfaitement nourris et parfaite- ment vêtus. Pardonne-lui s'il a la faiblesse de te regarder avec envie , et secours- le dans ses besoins , parce qu'il est homme. Eespecte le malheur dans tous ceux qui en souffrent les atteintes , lors même qu'ils ne seraient pas réduits à une indigence absolue , lors même qu'ils ne te demande- raient aucun secours. Traite avec une affectueuse compassion quiconque vit dans la peine et le travail , et dont l'état est inférieur au DES DEVOIRS DES HOMMES. 325 tien. Ne lui fais pas seatir, par l'arrogance de tes ma- nières, la différence de ta fortune avec la sienne. Ne Thurailie pas par des paroles dures, quand même il te déplairait par quelque grossièreté ou par d'autres défauts. Eien n'est consolant pour l'infortuné comme de se voir traité avec de bienveillants égards par ceux qui sont au- dessus de lui ; son cœur se remplit de reconnaissance ; il comprend alors pourquoi le riche est riche , et il lui par- donne sa prospérité, parce qu'il l'en juge digne. Le maître méprisant et brutal est toujours haï , quel que soit le salaire qu'il donne à ses serviteurs. C'est une grande immoralité que de se faire haïr par ses inférieurs : T parce qu'alors on est méchant soi- même ; T parce qu'au lieu de soulager leurs peines , on les augmente; 3" parce qu'on les accoutume à servir déloyalement , à abhorrer la dépendance , à maudire la classe entière de ceux qui sont plus riches qu'eux. Comme il est juste que chacun jouisse de tout le bonheur qu'il lui est possible d'obtenir, celui qui est dans une position élevée doit faire en sorte que ses inférieurs ne trouvent pas la leur insupportable , et que même ils s'y attachent en voyant qu'elle n'est pas méprisée , et que le riche y mêle d'honnêtes consolations. Sois libéral de tout genre de secours envers ceux qui en ont besoin : de ton argent et de ta protection , quand tu le peux ; de tes conseils , quand l'occasion est oppor- tune ; de tes bons procédés et de tes bons exemples , toujours. Mais c'est surtout quand tu vois le mérite opprimé qu'il faut faire tous tes efforts pour le relever, et , si tu ne peux y parvenir, tâcher du moins de le consoler et de lui rendre honneur. 326 DES DEVOIRS DES HOMMES. Rougir de montrer de l'estime à l'iionnète homme malheureux est la plus indigne de toutes les bassesses. Tu ne la trouveras que trop communément ; n'en sois que plus attentif à éviter la contagion. Lorsqu'un homme est dans le malheur, le plus grand nombre incline à lui donner tort, à supposer que ses en- nemis ont des raisons pour le vilipender et pour le tour- menter. S'ils lancent une calomnie pour se justifier et le dififamer, cette calomnie, eût-elle toute Tinvraisemblance possible, est accueillie sur-le-champ, et cruellement ré- pétée. Rarement le petit nombre de ceux qui travaillent à la détruire est écouté. Il semblerait que la majorité des hommes soit heureuse lorsqu'elle peut croire au mal. Aie horreur de cette lâche tendance. Partout où re- tentit l'accusation , ne dédaigne pas d'écouter la défense ; et s'il ne s'en élève aucune , sois toi-même assez généreux pour en chercher une quelconque. N'ajoute foi à la faute que quand elle est manifeste , et prends garde que tous ceux qui haïssent proclament comme manifeste plus d'une faute qui ne l'est pas. Si tu veux être juste, ne hais point ; la justice des gens haineux n'est que la rage des pharisiens. Dès que le malheur a frappé un homme , eùt-il été ton ennemi, eùt-il été le dévastateur de ta patrie, ce serait une lâcheté que d'insulter à sa misère en le contemplant avec l'orgueil du triomphe. Si l'occasion l'exige , parle de ses torts, mais avec moins de véhémence que tu ne l'eusses fait dans le temps de sa prospérité ; parles-en même avec une pieuse attention à ne pas les exagérer, à ne pas les séparer des mérites qui brillèrent aussi dans cet homme. La pitié envers les malheureux, et même envers les coupables, est toujours belle. La loi peut avoir le droit DES DEVOIRS DES HOMMES. 327 de les condamner; l'homme n'a jamais celui de se réjouir de leur douleur, ni de les peindre sous des couleurs plus noires que la réalité. L'habitude de la pitié te fera quelquefois obliger des ingrats : que l'indignation ne te fasse pas inférer de là que tous les hommes le sont, ne te lasse pas d'être bon. Parmi beaucoup d'ingrats , il y a aussi l'homme recon- naissant, digne de tes bienfaits, qui ne seraient pas tom- bés sur lui si tu ne les eusses répandus sur plusieurs. Les bénédictions de celui-là seul te dédommageront de Tin- gratitude de dix autres. Quand , d'ailleurs , tu ne devrais jamais trouver de la reconnaissance, la bonté de ton cœur te récompensera. Il n'y a pas de douceur plus grande que celle d'être com- patissant et de chercher à soulager les maux d'autrui. Elle surpasse de beaucoup la douceur de recevoir des secours , parce qu'il n'y a pas de vertu à en recevoir, et qu'il y en a beaucoup à en donner. Sois délicat dans tes bienfaits à l'égard de tous , mais plus encore à l'égard des personnes respectables, envers les femmes timides et honnêtes , envers ceux qui sont no- vices dans le cruel apprentissage de la pauvreté , et qui souvent dévorent leurs larmes en secret, plutôt que de prononcer cette parole pleine d'angoisse : J'ai besoin de pain ï Indépendamment de ce que tu donneras en ton nom , sans que lune de tes mains sache ce que Vautre donne , comme dit l'Evangile, unis-toi aussi à d'autres âmes généreuses pour multiplier les moyens de faire du bien , pour fonder de bonnes institutions et maintenir celles qui existent déjà. C'est encore un mot de la religion que celui-ci : Vro- 328 DES DEVOIRS DES HOMMES. videnles bona non tantum coram Deo, sed eliam coram omnibus hominibus (Y eiWez à faire le bien non-seulement devant Dieu , mais encore devant les hommes). 11 y a d'excellentes choses qu'un individu , seul , ne peut faire , et qui ne se peuvent faire en secret. Aime les sociétés de bienfaisance , et , si tu en as le moyen , favo- rise-les; ranime-les lorsqu'elles s'engourdissent, cor- rige-les lorsqu'on fausse leur but. Ne te décourage pas par les railleries que les avares et les oisifs prodiguent toujours à ces âmes actives qui travaillent sans cesse pour l'humanité. XXVÏI ESTIME DD SAVOIR. Lorsque ton emploi ou les soins domestiques ne te lais- sent plus grand temps à consacrer aux livres , défends-toi d'un penchant vulgaire auquel cèdent ordinairement ceux qui ont peu étudié ou qui n'étudient plus, c'est-à-dire d'abhorrer tout le savoir qu'ils n'ont pas acquis, de rire de ceux qui font grand cas d'un esprit cultivé , de désirer l'ignorance presque comme un bien social. Méprise le faux savoir, il est nuisible; mais estime le vrai savoir, qui est toujours utile. Estime-le, soit que tu le possèdes ou que tu n'aies pu y atteindre. Aspire toujours à faire par toi-même quelque progrès, ou en continuant à cultiver plus spécialement une science. DES DEVOIRS DES HOMMES. 329 OU du moius en lisant de bons livres en divers genres. Cet exercice de l'intelligence est important à un homme d'une condition distinguée, non-seulement pour le plaisir honnête et l'instruction qu'il peut en retirer, mais encore parce que la réputation d'homme instruit, ami des lumières , lui acquerra uue plus grande influence pour exciter les autres à faire le bien. L'envie n'est déjà que trop portée à décréditer l'homme droit; si elle a quelque raison ou quelque prétexte pour l'appeler ignorant ou fauteur d'ignorance, les meilleures choses mêmes qu'il fera seront vues d'un mauvais œil par le vulgaire , qui les dénigrera et les entravera à toute force. La cause de la religion, de la patrie, de l'honneur, exige des défenseurs forts , avant tout , d'intentions ver- tueuses, ensuite de science et d'urbanité. C'est un grand malheur quand les méchants peuvent dire avec fonde- ment à des hommes de bien ; Vous n'êtes pas instruits , et vous n'êtes pas aimables. Mais, pour obtenir ce crédit de la science, ne feins jamais de posséder des connaissances que tu n'as pas. Toutes les impostures sont honteuses, et l'ostentation de paraître savoir ce que l'on ignore l'est aussi. En outre, il n'est pas d'imposteur dont bientôt le masque ne tombe, et alors il est perdu. Tout le prix que nous attachons au savoir ne doit pas cependant nous en rendre idolâtres. Désirons-le pour nous et pour les autres ; mais s'il nous est difficile d'en acquérir beaucoup , consolons-nous , et montrons-nous ingénument tels que nous sommes. La multiplicité des connaissances est bonne ; mais , après tout , ce qui vaut encore mieux pour l'homme , c'est la vertu ; et heureu- sement celle-ci peut s'allier avec l'ignorance. 330 DES DEVOIRS DES HOMMES. Si donc tu sais beaucoup, ne méprise pas pour cela l'ignorant. Il en est de la science comme des richesses, on doit la désirer pour être plus utile aux autres ; mais celui qui ne la possède pas , pouvant néanmoins être bon citoyen , a droit au respect. Répands les idées éclairées sur la classe peu instruite. Mais quelles sont ces idées? Ce ne sont pas celles qui ren- draient les hommes superficiels, sentencieux et méchants ; ce ne sont pas ces déclamations outrées qui plaisent tant dans le commun des drames et des romans , où toujours les hommes du dernier rang sont représentés comme des héros , et ceux des classes élevées , comme des scélérats ; où l'on peint la société sous de fausses couleurs , afin de la faire abhorrer ; où le savetier vertueux parle insolem- ment au seigneur, où le seigneur vertueux épouse la fille du savetier, où les brigands même sont représentés comme admirables , pour faire exécrer ceux qui ne les admirent pas. Les idées éclairées qu'il faut répandre sur les classes inférieures sont celles qui les préservent des erreurs et des exagérations ; celles qui , sans vouloir eu faire de lâches adorateurs de ceux qui sont plus instruits ou plus puissants qu'eux , développent en eux une noble dispo- sition au respect , à la bienveillance, à la gratitude; celles qui les éloignent des idées furieuses et absurdes d'anar- chie ou de gouvernement plébéien ; celles qui leur ensei- gnent à exercer avec une religieuse dignité les obscurs mais honorables emplois auxquels la Providence les a appelés j celles qui leur démontrent la nécessité des iné- galités sociales, bien que, si nous sommes vertueux, nous redevenions tous égaux devant Dieu. DES DEVOIRS DES HOMMES. 331 XXVIII AMABILITE. Sois aimable pour tous ceux avec qui tu auras quelque relation. Cette amabilité, eu te donnant des manières bienveillantes, te disposera véritablement à aimer. Celui qui prend un air bourru, soupçonneux, méprisant, est disposé aux sentiments malveillants. Ainsi la grossièreté produit deux maux graves : elle gâte le cœur de celui qui s'y abandonne, et elle irrite ou afflige le prochain. Mais ne t'étudie pas à être aimable dans tes manières seulement ; fais en sorte que Tamabilité se trouve dans toutes tes pensées, dans toutes tes volontés, dans toutes tes affections. L'homme qui ne prend pas soin de délivrer son esprit des idées ignobles, et qui leur donne souvent accès, se laisse souvent aussi entraîner par elles à des actions blâmables. On entend des hommes , même au-dessus d'une basse condition , se plaire à de grossières plaisanteries , et tenir des discours obscènes. Ne les imite point; que ton langage n'ait pas une élégance recherchée ; mais qu'il soit exempt de toute trivialité grossière, de toutes ces exclamations communes que les gens mal élevés sèment dans leurs dis- cours , de toutes ces plaisanteries avec lesquelles on n'ol- fensc que trop souvent les mœurs. C'est dès ta jeunesse que tu dois commencer à t'habi- tuer à cette délicatesse de langage ; celui qui ne la possède 332 DES DEVOIRS DES HOMMES. pas avant Adngt-cinq ans ne l'acquiert plus. Ne recherche pas l'élégance , je te le répète , mais des paroles honnêtes , élevées , propres à donner aux autres une douce gaieté , des consolations, la bienveillance, le désir de la vertu. Applique-toi aussi à rendre ton langage agréable par un bon choix d'expressions et par la justesse des modu- lations de ta voix. Celui qui parle agréablement charme ceux qui l'écoutent , et, par cette raison , lorsqu'il cherche à les entraîner au bien ou à les éloigner du mal, il aura plus de pouvoir sur eux. C'est un devoir pour nous de perfectionner tous les instruments que Dieu a mis à notre disposition pour l'utilité de nos semblables , et par consé- quent de perfectionner aussi le moyen d'exprimer nos pensées. L'excessive inélégance dans la manière de parler, de lire, de se présenter, de gesticuler, provient moins, le plus souvent , de l'incapacité de mieux faire que d'une honteuse paresse. On ne veut songer ni à l'obligation où l'on est de se perfectionner, ni au respect qui est dû aux autres. Mais en te faisant à toi-même un devoir de l'amabilité , et en te souvenant que ce devoir nous est imposé parce que nous devons faire en sorte que notre présence, loin d'être une calamité pour personne, soit pour tous un plaisir et un bienfait, ne t'irrite pas cependant contre les gens grossiers; souviens-toi que les pierres précieuses sont quelquefois couvertes de fange. Il serait mieux sans doute que la fange ne les souillât pas ; mais , dans cet humble état même, elles n'en sont pas moins des pierres précieuses. L'un des grands mérites de l'amabilité est de supporter de pareilles gens avec un infatigable sourire , comme aussi DES DEVOIRS DES HOMMES. 333 la nombreuse bande des ennuyeux et des sots. Quand on n'a pas l'occasion de leur être utile, il est permis de les éviter, mais jamais de manière à leur faire comprendre qu'ils déplaisent : ce serait les affliger, ou s'attirer leur haine. XXIX RECOriNAISSiKCE. Si nous sommes obligés envers tous les hommes à des sentiments affectueux et à de bienveillantes manières, combien n'en devons-nous pas avoir pour ces êtres géné- reux qui nous ont donné des preuves d'amour, de com- passion , d'indulgence ! A commencer par nos parents , que personne , après nous avoir généreusement prêté secours d'actions ou de conseils , n'ait à nous reprocher notre peu de mémoire de ses bienfaits. Envers les autres personnes , nous pouvons quelque- fois être sévères dans nos jugements et peu prodigues d'amabilité , sans commettre une faute grave ; mais envers celui qui nous fut utile il ne nous est plus permis de né- ghger la plus petite attention pour ne le pas offenser, pour ne lui causer aucune sorte de déplaisir, pour ne porter aucune atteinte à sa réputation , et pour nous montrer, au contraire, prompts à le défendre et à le consoler. Beaucoup de gens , lorsque celui qui leur a fait du bien 334 DES DEVOIRS DES HOMMES. prend ou semble prendre une trop haute idée de ce qu'il a fait pour eux , s'en irritent comme d'une impardon- nable indiscrétion , et prétendent que cela les délie de l'obligation de la reconnaissance. Beaucoup de gens, parce qu'ils ont la bassesse de rougir d'un bienfait reçu, sont ingénieux à supposer qu'il a eu lieu par intérêt , par ostentation, ou par quelque autre indigne motif , et pensent excuser ainsi leur ingratitude. Beaucoup d'autres, aussi- tôt qu'ils sont en position , s'apprêtent à rendre le bienfait pour se débarrasser du poids de la reconnaissance , et ils croient ensuite pouvoir sans crime se soustraire à tous les égards qu'elle impose. Toutes les subtilités pour justifier l'ingratitude sont vaines ; l'ingrat est un être vil ; et , pour ne pas tomber dans une semblable bassesse, il faut que la reconnais- sance ne soit pas mesquine; il faut absolument qu'elle surabonde. Si le bienfaiteur s'enorgueillit des avantages que tu lui dois , s'il n'a pas envers toi la délicatesse que tu lui vou- drais , s'il ne t'est pas clairement prouvé que des motifs généreux l'aient porté à t'être utile , il ne t'appartient pas de le condamner. Jette un voile sur ses torts vrais ou possibles , et ne considère que le bien que tu as reçu de lui. Considère ce bien , lors même que tu l'aurais rendu , et rendu au centuple. Il est permis quelquefois d'être reconnaissant , sans pu- blier le bienfait reçu ; mais chaque fois que ta conscience te dit qu'il y a une raison de le publier, qu'aucune basse honte ne t'arrête; confesse-toi l'obligé de la main amie qui t'a secouru. « Il y a souvent de l'ingratitude à remercier sans « témoin, » dit l'excellent moraliste Blanchard. DES DEVOIRS DES HOMMES. 335 Celui-là seul est bon qui se montre reconnaissant de tous les bienfaits, même des plus petits ; la reconnaissance est l'àme de la religion, de l'amour filial, de l'amour pour ceux qui nous aiment, de l'amour pour la société humaine , à qui nous sommes redevables de tant de pro- tection et de douceurs. En cultivant la reconnaissance de tout le bien que nous recevons de Dieu ou des hommes , nous acquérons plus de force et de calme pour supporter les maux de la vie , et une plus grande disposition à l'indulgence et au dévouement pour aider nos semblables. -o-§V-(>c®X>-^-o- XXX HUMILITE, MAliSDETDDE, PiRBON. L'orgueil et la colère ne s'accordaut pas avec l'amabi- lité , il s'ensuit qu'on ne saurait être aimable si l'on n'a l'habitude de l'humilité et de la mansuétude. « S'il est un « sentiment qui détruise le mépris insultant pour les « autres , » dit 3Ianzoui dans son excellent livre sur la Morale catholique, « c'est assurément l'humilité. Le mé- « pris pour autrui naît de la comparaison que l'on fait de « soi-même avec les autres , et de la préférence que l'on « se donne : or comment ce mépris pourra-t-il jamais « prendre racine dans un cœur accoutumé à considérer « et à déplorer ses propres misères , à reconnaître qu'il 336 DES DEVOIRS DES HOMMES. « tient de Dieu tout son mérite , à reconnaître que , si « Dieu ne le retient , il pourra se laisser entraîner à tous « les excès ? » Réprime sans cesse tes emportements , ou tu devien- dras dur et orgueilleux. Une juste colère n'est opportune que dans des cas fort rares. Celui qui la croit juste à tout propos cache sous le masque du zèle sa propre méchanceté. Ce défaut est épouvantablement commun . Parle à vingt personnes séparément, tu en trouveras dix-neuf qui exha- leront devant toi leur indignation prétendue généreuse envers celui-ci ou celui-là. Toutes sembleront enflammées de fureur contre l'iniquité , comme si , seules au monde , elles avaient le cœur droit. Le pays où elles sont est tou- jours le plus mauvais de la terre ; le temps où elles vivent est toujours le plus triste; les institutions qu'elles n'ont pas fondées sont toujours les plus mauvaises ; celui qu'elles entendent parler de religion et de morale est toujours un imposteur; si un riche ne prodigue pas l'or, c'est un avare ; si un pauvre souffre et demande , c'est un dissi- pateur ; s'il leur arrive de rendre un service à quelqu'un , celui-là est toujours un ingrat. Médire de tous les indi- vidus qui composent la société , excepté , par égard , de quelques amis , paraît en général une volupté inappré- ciable. Ce qui est pis encore , c'est cette colère , tantôt lancée sur les absents , tantôt déversée sur ceux qui nous entou- rent , et qui plaît ordinairement à celui qui n'en est pas l'objet immédiat. On prendrait volontiers l'homme em- porté et mordant pour un homme généreux, qui, s'il gouvernait le monde , serait un véritable héros. On s'ac- coutume au contraire à regarder l'homme doux avec une pitié dédaigneuse , presque comme un imbécile ou un lâche. DES DEVOIRS DES HOMMES. 337 Ainsi ces vertus de l'humilité et de la mansuétude ne mènent pas à la gloire ; mais sache t'y tenir, car elles sont au-dessus de toute gloire. Ces universelles manifesta- tions de colère et d'orgueil prouvent seulement un défaut d'amour et de véritable générosité , et l'universelle ambi- tion de paraître meilleur que les autres . Prends l'invariable résolution d'être humble et doux , mais sache montrer que ce n'est en toi ni imbécillité ni lâcheté. Et de quelle manière? Est-ce en perdant quel- quefois patience , et en montrant les dents aux méchants ? en flétrissant par des paroles ou par des écrits ceux qui se sont servis des mêmes moyens pour te calomnier? Non : dédaigne de répondre à tes calomniateurs , et , à l'excep- tion de quelques circonstances particulières qu'il est im- possible de déterminer, ne perds pas patience avec les méchants; ne les menace pas, ne les flétris pas. La dou- ceur, quand elle est vertu et non impuissance de sentir avec énergie, a toujours raison. Elle humilie plus l'or- gueil des autres que ne l'humilierait la plus foudroyante éloquence de la colère et du mépris. Montre en même temps que ta mansuétude n'est ni imbécillité ni lâcheté , en conservant ta dignité devant les méchants, en n'applaudissant pas à leur iniquité, en ne recherchant pas leurs suffrages , en ne t'éloignant pas de la religion et de l'honneur par la crainte de leur blâme. Familiarise-toi avec l'idée d'avoir des ennemis , mais n'en sois pas troublé. Il n'est personne, quelque bienfai- sant , quelque sincère , quelque inoffensif qu'il soit , qui n'en compte plusieurs. Il est des malheureux chez qui l'envie est tellement naturalisée , qu'ils ne peuvent vivre sans lancer des sarcasmes et de fausses accusations contre celui qui jouit de quelque réputation. 22 338 DES DEVOIRS DES HOMMES. Aie le courage d'être doux , et de pardonner de bon cœur à ces infortunés qui te nuisent ou qui voudraient te nuire. « Pardonne non pas sept fois , dit le Sauveur, mais « soixante-dix fois sept, » c'est-à-dire toujours. Les duels et toutes les vengeances sont d'indignes dé- lires. La rancune est un mélange d'orgueil et de bassesse. En pardonnant un outrage , on peut d'un ennemi se faire un ami , et ramener un homme pervers à de nobles sen- timents. Oh! qu'il est beau, qu'il est consolant ce triom- phe ! combien il surpasse en grandeur toutes les horribles victoires de la vengeance ! Et quand un homme qui t'aurait offensé etàqui tu aurais pardonné refuserait de se réconcilier avec toi, quand il vivrait et mourrait en t'insultant , qu'aurais-tu perdu à être bon ? jN'en aurais-tu pas retiré la plus grande des satisfactions , celle d'être resté magnanime ? XXXI Toujours du courage ! Sans cette condition il n'y a pas de vertu. Courage pour vaincre ton égoïsme et devenir bienfaisant; courage pour vaincre ta paresse et pour- suivre toutes les études honorables; courage pour dé- fendre ta patrie et protéger, dans toutes les circonstances, ton semblable ; courage pour résister au mauvais exemple DES DEVOIRS DES HOMMES. 339 et à l'injuste dérision; courage pour souffrir les mala- dies , les peiues et les angoisses de tout genre , sans te lamenter lâchement ; courage pour aspirer à une perfec- tion , à laquelle on ne peut atteindre sur la terre , mais à laquelle néanmoins il faut aspirer, selon la sublime parole de l'Évangile, si nous ne voulons perdre toute noblesse d'àme ! Quelque chers que te soient ton patrimoine , ton hon- neur, ta vie, sois toujours prêt à les sacrifier à ton devoir, s'il exige de tels sacrifices. Ou cette abnégation de soi- même, et ce renoncement à tous les biens de la terre plutôt que de les conserver à la condition d'être inique ; ou bien l'homme non-seulement n'est pas un héros , mais il peut devenir un monstre! « ^lul, en effet, ne peut être juste, « dit Cicéron , s'il craint la mort, la douleur, l'exil et le « besoin , ou s'il préfère à la justice le contraire de ces « épreuves.» (Cic, de Off., 1. II, c. 9.) Vivre le cœur détaché des prospérités périssables , semble à plusieurs un précepte trop sauvage , et qu'on ne peut suivre. Il est constant néanmoins que si, dans l'oc- casion, on ne sait pas être indifférent à ces prospérités, on ne saura vivre ni mourir dignement. Le courage doit élever rame pour entreprendre d'ac- quérir toute vertu; mais prends garde que ce courage ne dégénère en orgueil et en férocité. Ceux qui croient ou qui feignent de croire que le cou- rage ne peut s'aUier aux sentiments doux; ceux qui s'ha- bituent aux rodomontades , aux querelles , à la soif des désordres et du sang, abusent de la force physique et morale que Dieu leur a donnée pour être utiles à la société et lui servir d'exemple. Et ce sont ordinairement les moins braves dans les grands dangers ; pour se sauver, 340 DES DEVOIRS DES HOMMES. ils trahiraient leur père et leurs frères. Les premiers à déserter dans une armée sont ceux qui se raillaient de la pâleur de leurs camarades , et qui insultaient grossière- ment à l'ennemi. -o-§>-oc®>o~(^-o- XXXII HAOTE IDÉE DE LA VIS , ET FORGE D'AME POUR MOURIR. Beaucoup de livres parlent des obligations morales d'une manière plus étendue et avec plus d'éclat : pour moi , ô jeune homme , je n'ai voulu t'offrir qu'un manuel qui te les rappelât toutes brièvement. J'ajoute maintenant : Que le poids de ces obligations ne t'épouvante pas ; il n'est insupportable qu'aux paresseux. Ayons de la bonne volonté, et nous découvrirons dans chacun de nos devoirs une mystérieuse beauté qui nous invitera à les aimer ; nous sentirons une merveilleuse puissance qui augmentera nos forces à mesure que nous gravirons le sentier ardu de la vertu ; nous trouverons que l'homme est bien plus grand qu'il ne le parait , pour peu qu'il veuille , et veuille fortement , atteindre le but sublime de sa destination , qui est de se purifier de toutes les inclinations viles , de cultiver au plus haut degré les meilleures , et de s'élever ainsi à l'immortelle possession de Dieu. Aime la vie ; mais ne l'aime pas pour des plaisirs vul- gaires et pour de misérables ambitions. Aime- la pour ce DES DEVOIRS DES HOMMES. 341 qu'elle a d'important, de grand, de divin! Ai me- la , l)arce qu'elle est l'arène du mérite , parce qu'elle est chère au Tout-Puissant , qu'elle lui est glorieuse , qu'elle nous est à nous glorieuse et nécessaire ! Aime-la en dépit de ses douleurs , et même pour ses douleurs , puisque ce sont elles qui l'ennoblissent, puisque c'est par elles que ger- ment, croissent et se fécondent dans l'esprit de l'homme les pensées généreuses et les généreuses volontés ! Rappelle-toi que cette vie , à laquelle tu dois une si haute estime, te fut donnée pour peu de temps. Ne la dissipe pas en plaisirs frivoles. >'e donne au délassement que ce qui est nécessaire à ta santé et au soulagement des autres. Ou plutôt ne te délasse qu'en faisant de nobles actions , c'est-à-dire en servant tes semblables avec une magnanime fraternité, et en servant Dieu avec amour et avec une obéissance filiale. Et enfin , en aimant ainsi la vie , pense à la tombe qui t'attend : se dissimuler la nécessité de mourir est une fai- blesse qui diminue notre zèle pour le bien. JN'e hàtc pas par ta faute ce moment solennel ; mais ne cherche pas à l'éloigner par lâcheté. Expose tes jours pour le salut des autres, s'il est nécessaire, et surtout pour le salut de ta patrie. Quel que soit le genrede mort qui t'est destiné, sois prêt à recevoir cette mort avec une fermeté digne , et à la sanctifier de toute la sincérité, de toute l'énergie de la foi. En observant tout ceci , tu seras homme et citoyen , dans le sens le plus sublime de ces mots ; tu seras utile à la société , et tu feras ton propre bonheur. FIN DES DEVOIRS DES HOMMES. ILDEGARDE CHANT Héroïque ILDEGAUDë Pars bona, mulicr l)ona Eccli. XXVI, 3 ES regards , ô mon Camille , se tournent sans cesse vers le château du superbe irnand , dis-moi pourquoi ? — Je l'ai beaucoup aimé , chère épouse ; quand, ainsi qu'aujourd'hui, une neige abon- dante couvre le sol, je me retrace toujours les Kju^'^ plaisirs de notre enfance , où , tantôt avec la pcr- "^^^ mission de son père et du mien, tantôt nous 1 Mon Ildegarde esl l'un de ces petits poèmes que j'avais con(;us dans des années bien éloignées, et auxquels je donnai le nom de Canliquat. Celui-ci > déjà achevé en grande partie, était honoré des bienveillants suffrages de noire Monli et de Byron. Il fut perdu , avec mes autres essais , dans des cir- constances douloureuses. J'ai tâché de le refaire, dix ans après, quoique je sache qu'il est difficile de retrouver dans un âge avancé les heureuses inspira- tions de la jeunesse. 346 ILDEGARDE. échappant furtivement, nous nous rencontrions sur les bords du Pellice glacé. Là, nous glissions , nous passions des heures entières à rire , à nous agacer, à nous battre ; souvent nous tombions sur la glace ; puis , le front couvert de sang et de meurtrissures , nous retournions au logis, gais et triomphants. Si alors l'un de nous portait sur son visage l'empreinte d'une chute: — As-tu pleuré? lui demandait son père. — Aon, répondait le blessé ; et le vieillard , à cette réponse , l'attirait dans ses bras, le caressait, en louant l'amour du danger et le joyeux mépris des maux qui ne blessent que le corps et ne peuvent rien sur une ànie courageuse. Un jour, c'était comme en ce moment, la neige de décembre tombait à gros flocons , nous étant tous deux échappés aux regards de nos parents et de nos domes- tiques , nous descendîmes chacun notre coUine , puis nous nous réunîmes aux glaces chéries. Après avoir bien glissé, bien folâtré, après avoir joué, en poussant de grands cris de joie, répétés au loin par les échos , à qui lancerait mieux de petites boules de neige durcies par nos mains vers les différents buts que présentaient les hauteurs et les abîmes , nous nous embrassâmes , moins pressés par la fatigue que par la faim, et chacun de nous remonta son coteau , aspirant au souper. En nous quittant ainsi , nous nous retournions de temps en temps pour nous regarder, et lorsque, par- venus à une grande distance l'un de l'autre, nous ne pouvions plus nous apercevou', nous nous saluions encore par des cris affectueux. Ces cris, on les entendait des deux châteaux; aussi ma mère, incertaine s'ils étaient poussés par la joie ou par la douleur, se levait en trem- blant , et se montrait au balcon de la tour. Ah ! ce soir-là , ILDEGARDE. 347 Cil effet, les adieux d'irnaud s'étaient échangés tout à coup en cris d'effroi : — Au loup! au loup! répétait -il avec l'accent de la détresse. Je l'entends, je me repré- sente le péril de mon ami ; une sueur froide m'inonde ; frémissant d'inquiétude , je redescends rapidement la colline, traverse la glace du Pellice, puis, gravissant les monts opposés, j'appelle: — Mon Irnand!.. mon Irnand !.. Il s'était réfugié sur un orme , et en un clin d'oeil il fut près de moi ; mais le loup , revenant sur ses pas , s'avance vers nous. Tous deux nous montons sur l'arbre, et fort longtemps nous sommes forcés de garder cet abri, car l'animal ne cessait pas de rôder autour de nous. Oh ! comme en ce moment mon tendre compagnon me serrait dans ses bras , en me reprochant ma témé- rité! — Je n'ai tant crié au loup , me répétait-il sans cesse , que dans l'espoir que tu fuierais , que tu éviterais cette funeste rencontre , et , au lieu de cela , pour secourir ton ami, tu viens risquer inutilement une vie si chère, tu viens t'exposer à être broyé avec lui sous d'horribles dents ! Il pleurait en parlant ainsi; et moi aussi je pleurais, je baisais ses yeux charmants baignés de larmes. Oh ! que ces émotions étaient profondes et délicieuses pour tous deux! comme nous nous sentions unis par l'amitié! et avec quelle sincérité nous attestions qu'il nous serait doux de mourir l'un pour l'autre ! Enfin, du haut de notre arbre, nous voyions çà et là descendre des collines des torches ardentes. C'était le père d'Irnand , c'était mon père , qui , suivis de leurs serviteurs , venaient à la recherche de leurs cliers enfants 348 ILDEGARDE. égarés. A leur approche le loup se sauva. Alors nous descendîmes joyeux de l'arbre hospitalier, et, en gam- badant sur la neige , nous courûmes au devant de nos pères , racontant avec un intarissable babil , moi , la peur que j'avais eue pour mon Irnand bien-aimé; lui, ma témérité , et la preuve qu'elle lui donnait de ma coura- geuse amitié. Oh! que nous fûmes heureux durant cette soirée ! comme Irnand se montrait fier de moi , et moi de lui ! quels éloges nos parents prodiguaient à notre aflfection fraternelle ! C'est ainsi que s'écoulèrent les jours fortunés de notre enfance, embellis par mille petits incidents qui nous fournissaient de nouvelles preuves de notre fidélité réci- proque , de notre généreuse amitié !.. Et ce lien si étroit , qui unissait les deux âmes les plus sincères, le temps devait les briser ! . . Ici, un gémissement échappa au chevalier Camille. — Cher époux , lui dit Ildegarde à la noire chevelure, à la taille majestueuse, pardonne-moi, je te prie, une question : Ne fût-ce pas chez toi, peut-être, une faute d'orgueil?.. As-tu noblement tenté quelque démarche de réconciliation auprès de ce guerrier que Dieu et les anges semblent bénir ? — 0 ma bien-aimée , tu connais mal le cœur de ton Camille, car une lune entière n'a pas encore parcouru les cieux depuis notre union j mais que ton visage ne se couvre pas pour cela de rougeur, compagne chérie , assurément je ne veux pas t'adresser un reproche : avec le temps tu apprendras quelle puissance les affections exercent sur mon àme. Tu me demandes si j'ai fait quelque démarche? Hélas ! dix fois j'ai sacrifié ma di- gnité pour reconquérir cet amij tout a été inutile; il ILDEGARDE. 349 n'est plus ce qu'il e'tait autrefois : un funeste orgueil le tyrannise, et,... tu le vois, je ne puis continuer sans frémir... Irnand n'a plus pour moi que du mépris!... En recueillant ces mots, Ildegarde perd tout à coup ses vives couleurs : c'est une monstruosité à ses yeux qu'il puisse exister quelqu'un au monde qui ait conçu du mépris pour le bon Camille , pour ce héros si illustre par ses chevaleresques exploits ; et , le pressant dans ses bras, elle jette des regards indignés sur le château d'Ir- nand ; puis , les ramenant avec tendresse sur son époux chéri , elle semble lui dire , par ce muet langage : Si quelqu'un ose te mépriser, que l'estime de ton Ildegarde soit pour toi un dédommagement. Du reste , les causes réelles de l'inimitié des deux braves chevaliers sont demeurées inconnues ; car les troubadours italiens les racontent d'une manière diverse dans leurs chants. Les uns, prenant la défense d'Irnand, disent qu'il partit très-jeune pour l'Allemagne, et qu'il dévoua son bras à un des aspirants au trùne impérial. Les autres , se montrant plus favorables pour Camille , assurent qu'il s'enthousiasma pour un prétendant, mais qui était illégitime. Camille et Irnand espérèrent s'en- traîner dans le parti que chacun d'eux avait embrassé : l'un des deux , on ne sait lequel , offensa son ami jusqu'à l'injure; dès lors la fureur des factions embrasa leurs cœurs naguère si tendrement unis , et y nourrit un mépris insultant. L'iniquité de la cause de ses adversaires , leurs atroces barbaries paraissaient si incontestables à Irnand , qu'il ne pouvait se persuader qu'une pensée honnête put animer aucun de ceux qui s'étaient attachés à un parti aussi odieux. De son côté , Camille trouvait que l'infamie 350 ILDEGARDE. de l'autre cause était flagrante. On ignore quel esl celui en qui l'affection fraternelle s'affaiblit le plus tôt , ou si quelque autre germe de haine n'est pas venu exciter leur animosité ; mais on les vit tous deux , dans leurs camps , s'animer comme des lions. Cependant les horreurs de la guerre et les vicissitudes de la fortune donnaient lieu , dans l'un et l'autre parti , à d'éclatantes actions, à de grandes vertus; et, forcés cent fois de s'admirer, Camille et Irnand se disaient intérieurement : Mon ami est un misérable, et pourtant c'est toujours un héros ! Mais déjà ces années de sang ont passé , déjà bien des illusions se sont flétries dans l'àme ardente et guerrière des deux chevaliers, et la concorde, hélas! n'est pas venue rapprocher leurs vaillantes mains. Comme Camille , Irnand goûte le bonheur auprès d'une épouse chérie, qui déjà lui a donné plusieurs enfants. Elle porte le doux nom d'Éline. L'atmosphère du Piémont , où elle vit , n'est pas celle de sa patrie : elle est de sang romain, et son père, constant ennemi des rebelles , a terminé sa vie avec gloire sur un champ de bataille. iNée avec une àme ardente , un esprit aimable, mais enthousiaste , Eline , loin de supposer qu'Irnand puisse être injuste dans la haine qu'il porte à Camille , se représente ce dernier, qu'elle ne connaît pas , comme indigne de toute réconciliation et fomentant sans cesse quelque trahison nouvelle. Aussi , lorsque son mari s'abandonne à des frémissements de fureur contre son voisin , jamais elle ne dit un mot tendant à le calmer. Étrange bizarrerie du cœur humain ! Irnand , bien qu'il fût plus fier que Camille, bien qu'il fût enclin à ILDr.GARDE. 351 d'injurieux soupçons, n'avait pas de moments plus doux que ceux où , se retraçant son heureuse enfance , il se rappelait telle ou telle noble parole , telle ou telle géné- reuse action de cet ami qui lui est maintenant devenu si odieux. Dans ces moments, et ils se reproduisaient fré- quemment , il se plaisait à se représenter quels délices l'amitié pourrait encore leur offrir à tous deux ; mais il avait à peine deviné le désir secret de son cœur, que , se reprochant une indulgence excessive , il recommençait à s'exaspérer et à s'imposer plus d'obstination dans sa haine, dans son mépris. Irnand avait vu d'ailleurs chez tant de chevaliers de honteux changements de principes ! Les uns , d'abord partisans du prince légitime , s'étaient ensuite perfide- ment réunis à son adversaire; les autres, après avoir élevé jusqu'aux nues un guerrier téméraire qui prétendait au trône, insultaient à sou malheur depuis sa chute. A cette époque l'impudence de semblables apostasies ne se renouvelait que trop : aussi les âmes plus élevées s'en indignaient ; et , dans la crainte de paraître par- jures, elles persistaient aveuglément dans l'obéissance jurée, quelque périlleuses que dussent être les consé- quences de leur obstination. Lors donc qu'Irnand regarde du haut de son do- maine le château de Camille , et qu'il se rappelle combien de fois dans ces salles, dans ces galeries, sur ces mu- railles, sur le versant de ces coteaux, sur cette crête escarpée, dans ce délicieux vallon, il s'est entretenu, avec cet ami si cher, de ses saintes joies, de ses saintes douleurs , il s'irrite tout à coup ; et , frappant son front avec vivacité : — Loin de moi, dit-il, ces souvenirs in- sensés î C'est un opprobre que d'honorer d'un soupir 352 ILDEGARDE. ces jours trompeurs qui me montraient le traître si aimable. Moins dominé par l'orgueil , Camille avait usé de l'in- tervention conciliatrice de plusieurs dames et barons , raaislrnand était demeuré sourd aux paroles des uns et des autres ; quant à la douce Ildegarde , à laquelle pesait surtout cette discorde barbare , elle tremblait sans cesse que les deux furieux ne courussent aux armes. — Mon bien-aimé , disait- elle à son époux , ces dames et ces barons , dont tu me parles , ne se sont peut être montrés que de froids médiateurs. Oh! qu'il eût été digne de Camille de se présenter lui-même, avec une touchante confiance , devant cet ennemi irrité ! — Que dis-tu ? moi innocent , moi me jeter lâchement à ses pieds ! . . — 0 mon ami , ta compagne pourrait-elle jamais te conseiller une lâche action? Te voir aller vers ce guerrier, non en suppliant , mais avec une noble assurance , c'est là tout mon désir. D'après le portrait que tu me traces de lui ordinairement , il serait incapable de violer l'hos- pitalité en insultant celui qui demanderait l'entrée de son château. Pendant quelques jours , Camille hésite s'il doit suivre ce pieux conseil , puis il dit à Ildegarde : — ]Non, chère épouse, je ne puis m'humilier à ce pointj cependant je ne veux pas renoncer à l'espoir d'une récon- ciliation. Écoute : jamais je n'ai envoyé à cet esprit superbe un messager qui fût chargé de lui porter direc- tement les paroles d'un homme d'honneur. Peut-être dédaigne-t-il les médiateurs étrangers ; peut-être qu'en voyant devant lui un de mes écuyers , en entendant les paroles amies que ce dernier lui dira de ma part , se lais- ILDEGARDE. 353 sera-t-il attendrir, et qu'il ne voudra pas aussi se laisser vaincre en générosité. Cette épreuve, Camille la tenta j puis il attendit le retour de son messager. Impatient, il parcourait avec agitation les diverses salles de son château , et chaque moment lui semblait un retard insupportable. — Ce furieux dédaignerait- il donc de recevoir mon envoyé! se disait -il: ou bien, soupçonnant dans ma démarche quelque but perfide ou la basse flatterie d'un esprit intimidé, oserait-il me répondre par une atroce insulte, en violant par des chaînes ou par la mort le caractère sacré de mon ambassadeur ?. . . Misérable ! mal- heur à toi , s'il eu était ainsi ! Mon cœur a pu descendre jusqu'à la mansuétude; mais fais un signe, et tu le verras remonter à la haine, à une haine terrible, plus grande que la tienne, à une haine éternelle !... Qu'ai -je dit? >'on, jamais cette âme, livrée à un immense or- gueil, ne descendra à une insigne bassesse. Et moi, comment ai-je pu être assez abject pour oser lui prêter une action aussi honteuse ?. . . Ah ! plutôt il se sera attendri ; il comblera mon écuyer de mille marques honorables de bienveillance; il le pressera de questions affectueuses ; peut-être même voudra-t-il le suivre ici ; peut-être n'est-il retenu quelques instants encore que par des affaires pressantes... Oh ! je n'ai su être ma- gnanime qu'à demi : comme me le conseillait lldegarde moi-même , et non un messager, je devais aller chez Irnand. A ma vue, il n'aurait pas eu besoin de longs discours ; il se serait jeté dans mes bras , et, sans expli- cations inutiles, douloureuses, nous nous serions encore appelés amis 1 . . . Agité par des pensées si diverses , Camille , voulant 23 354 ILDEGARDE. cacher son trouble à lldegarde, fuit sa douce rencontre. Il marche à grands pas , il s'assied , il se relève ; poussé tour à tour par la colère et par l'affection , il se dirige avec anxiété d'une fenêtre à l'autre; puis, sortant par la grande porte de fer du château , il ne voit même pas le chien qui s'approche de lui , secouant la queue et abais- sant humblement la tète, dans l'espoir d'obtenir une caresse de la main de son maître. Enfin , des créneaux de la terrasse , Camille , dont le sang bouillait , croit apercevoir son écuyer : — C'est lui ! c'est lui! dit-il. Alors il ne peut plus se contenir; traversant le pont à la hâte , il descend précipitamment la colline ; une incroyable curiosité le pousse au devant de son envoyé. — Pourquoi as-tu tant tardé? lui crie-t-il. — Seigneur , répond le fidèle héraut en redoublant ses pas , à peine fus-je introduit dans la demeure de votre ennemi... Camille pâlit en entendant ce nom d'ennemi. Son écuyer continue : — A peine fus-je introduit , que je lui exposai vos sen- timents. — De quelle manière ? — Comme vous me l'aviez prescrit. « Chevalier, lui •« dis-je, après les agitation? d'une longue lutte, mon '( maître cède au besoin de vous rappeler son amitié, et « de faire disparaître, autant qu'il dépend de lui, cette n froideur qu'ont fait naître entre votre cœur et le sien « de déplorables circonstances...» Je voulais poursuivre, mais le superbe Irnand m'in- terrompit par un rire amer, et s'écria : ILDEGARDE. 355 « Ce n'est pas de la froideur, c'est un sang abominable « qui sépare nos deux cœurs ! » J'achevai néanmoins d'exposer vos desseins généreux , et d'abord il parut vaincu par de puissantes émotions. Mais toujours il apprêtait son sourire sardonique , affec- tait de me lancer des regards de colère et de mépris. Peut-être attendait -il de ma bouche des discours plus humbles encore. Assurément je ne voulais pas qu'il me prêtât l'intention de le braver, et je sus conserver sur mon front et dans ma voix tous les signes du respect; toutefois je sus aussi y conserver de la noblesse , et il s'imagina que je le raillais. « Tes yeux sont trop hardis, jeune homme, dit-il en m'interrompant , baisse-les ! " — INon, lui répondis-je; un messager de Camille ne « connaît pas la crainte. ■^ — Le téméraire t'a-t-il donc envoyé pour m'insulter , « s'écria-t-il en hurlant ; pour soumettre ma patience à « une lâche épreuve? pour essayer si je voudrais ternir « ma réputation sans tache en touchant ta vile peau de « mon épée, ou en y imprimant mes fouets? Ketirc-toi, « imbécile amateur de coups et d'outrages; va dire à ton « maître que Thomme qui se repent de sa félonie, que « l'homme désireux de retrouver l'amitié d'un soldat li- « dèle, ne met point d'équivoque dans ses discours, et « qu'il dit franchement : Le chemin que j'ai suivi était « le chemin de la honte. » De telles paroles , continua l'écuyer, m'enflammèrent d'indignation; j'avais votre honneur à défendre, et je m'écriai avec transport : « 3Ion maître ne marchera ja- « mais , et n'a jamais marché dans une voie honteuse ! » Il m'interrompit; et, comme pour me couvrir des 356 ILDEGARDE. torrents de son éloquence impétueuse, il retraça dans tous ses détails l'iiistoire déplorable de la guerre du trône. A l'entendre, ce fut là une conjuration d'il- lustres scélérats , qui étaient convenus entre eux , par un contrat infâme , de jouer, de dépouiller le peuple , aux pieds duquel ils rampaient. Et vous,... je frémis de le redire... — Moi? Eh bien 1 dis. . . — Il vous appelait un homme vil, stipulant avec les autres dans l'infamie , dans les rapines. . . — Il n'a point dit cela 1 il n'a point dit cela 1 — Il l'a dit, je le jure. — Et tu n'as pas coupé la parole à ce misérable? — Je l'ai fait, seigneur; je l'ai couvert de honte; je l'ai forcé de rougir, et il me répliqua : « Je ne dis pas qu'il prit part à ces gains infâmes , je « dis seulement qu'il semblait les partager ; et , ajouta-t-i! , « pour se laver d'une telle souillure, des explications « ambiguës ne suffisent pas. Qu'il se rétracte solennelle- « ment; qu'il prouve que son cœur fut aveuglé, mais « qu'il est resté pur ; qu'il prouve qu'il a détesté les per- « fidies des rebelles , qu'il a détesté les œuvres iniques « qui font la désolation et la ruine de l'empire. » J'ai pensé, seigneur, qu'il y aurait lâcheté à n'opposer à tant d'insolence qu'une modeste réplique, et, je vous l'avoue, je sais à peine ce que je lui répondis; je ne l'ai pas insulté , mais ce furent des paroles de feu qui tom- bèrent de mes lèvres sur les calomniateurs , et je lui fis entendre un tel éloge de mon maître , qu'il en fut frappé et qu'il me loua. « Ya, bon serviteur, me dit-il, j'aime ta hardiesse, « mais non l'hypocrisie de ton seigneur. " ILDEGARDE. 357 — Juste Ciel ! s'écria Camille , il a dit hypocrisie I tes oreilles ne t'ont pas trompé?... — Il l'a dit, je vous l'atteste. A ces mots, le chevalier se tord les mains en rugissant , et, avec un mélange de volupté et de fureur, il brise eu mille morceaux un anneau qa'lrnand lui avait donné , met en pâlissant le pied sur les éclats tombés à terre , et les roule dans la boue. — C'en est fait! dit-il. Et des larmes de colère s'échappent de ses yeux ; sans répondre, sans prêter plus longtemps l'oreille , il se serait précipité à l'heure même pour combattre Irnand ; le Ciel ne le per- mit pas. Camille est forcé de voler sans nul retard à la défense* d'une sœur assiégée dans son château par des brigands fameux, sur les hauteurs solitaires du Montferrat, où la pauvre veuve gémit avec ses jeunes enfants. Voilà donc lldegarde demeurée seule, formant des vœux pour le salut , pour le succès et le retour de son époux ; mais en même temps elle tremble que , quand le guerrier reviendra vainqueur du Montferrat, il ne dé- clare la guerre au maître du château voisin. Un jour que ses regards étaient fixés sur ce château , une pensée se présenta tout à coup à son esprit : — Si j'y allais moi-même? dit-elle; si ma noble con- fiance parvenait à toucher le cœur de l'altière Romaine et de l'inflexible baron?... Il y a certains caractères paisibles (et tel était celui d'ildegarde) qui se montrent en même temps très-hardis lorsqu'ils ont conçu une idée généreuse; sans parailre beaucoup agir, ils la réalisent, quelles que soient les difficultés qu'elle présente. 358 ILDEGARDE- Le matin suivant, après avoir entendu la messe célé- brée dans sa chapelle, et fortifié l'esprit timide de la femme auprès de l'Esprit tout-puissant qui gouverne les mondes et donne delà force aux atomes, Ildegarde, tran- quille , s'avança sur son palefroi éclatant de blancheur. Deux serviteurs et une de ses femmes l'accompagnaient. Lorsqu'elle fut arrivée au pied des hautes murailles du château d'Irnand, le souvenir des perfidies alors trop fréquentes entre les barons vint un moment exciter dans son cœur de vives palpitations; elle songea quelle serait la douleur désespérée de Camille si le seigneur chez qui elle se rendait, se laissant égarer par la haine, venait à démentir la haute réputation de loyauté qu'il s'était acquise jusque-là. La pâleur sur le Iront, elle tourna les yeux sur sa suivante et sur ses deux serviteurs ; tous trois étaient pâles comme elle , et ils osèrent lui faire cette question : — Devons-nous reculer? — Insensés ! répondit-elle en souriant. Et elle continua sa route. Pendant ce temps , Éline s'occupait , dans une vaste salle du château , à tirer d'une quenouille ornée d'or et de pierreries un lin délicat qu'elle mouillait entre les extré- mités de deux doigts d'une blancheur éblouissante ; puis, tournant avec grâce le fuseau d'ivoire, elle chantait des airs chevaleresques , d'un accent que le Ciel refuse à une bouche subalpine. Beaux comme elle, un petit garçon et une petite fille étaient assis à ses côtés; leurs pupilles, ombragées par de noires et longues paupières , lançaient sur leur mère des regards de tendresse , et ils répétaient , avec l'accom- pagnement harmonieux de l'écho , les derniers mots de la strophe qu'elle chantait; puis la voix grave du père renforçait encore le refrain. En ce moment , Irnand pré- ILDEGAIIDE. 35') parait un arc pour la chasse; mais souvent l'arc était oublié en regardant, en écoutant Eline et ses enfants. Ces chants vifs et harmonieux viennent retentir aux oreilles dlldegarde. La figure riante, quoique le cœur tremblant , elle quitte les arçons et dit son nom aux pages du château. Irnand est au comble de la surprise. Cependant il n'a jamais refusé d'entendre une femme, de lui témoigner des égards; et, quelle que soit lldegarde, il va la recevoir avec une courtoisie respectueuse et la conduit auprès d'Éhue. Celle-ci se lève, dépose sa quenouille dorée, et invite lldegarde à s'asseoir. — Mon aimable voisine , dit alors cette dernière , de- puis longtemps je désire jouir de votre présence et vous communiquer un de mes souhaits. — Quel souhait? lui demande Klinc. — D'obtenir votre amitié , de me consoler auprès de vous de mes douleurs. — Quoi! vous êtes malheureuse?... Comment? Et déjà, dans leurs jugements précipités, Éline et le chevalier supposent qu'elle fuit Camille, qui peut-être revient de son expédition; car, à leurs yeux, celui qui fut un monstre envers tant d'autres doit aussi être tel envers sa compagne. Tous deux s'approchent d'elle, et Irnand lui dit : — Mon bras ne vous manquera pas si vous avez besoin d'un défenseur. Mais , ô surprise ! la douce lldegarde reprend aussitôt, et d'une manière bien différente de ce qu'ils pensaient : — Il n'est pas sous le soleil de femme plus chérie de son époux que je ne le suis du mien. 0 bonne Éline , moi aussi , quand mon seigneur est au château , quand je 360 ILDEGARDE. file en chantant, je le vois souvent à mes côtés, accom- pagnant mes chants de sa voix. Bien des fois les meutes ardentes font entendre leurs aboiements dans la cour ; le temps , couvert de légers nuages , se montre propice à la chasse , et pourtant il reste aussi avec moi ; il accorde jusqu'au jour suivant une trêve au sanglier. Tous deux nous ignorons l'ennui : si parfois il nous a surpris , ce ne fut jamais quand nos cœurs battaient l'un près de l'autre. Ah! combien pour lui , pour moi, s'embellira encore le charme de notre vie solitaire lorsque (si le Ciel compatissant daigne sourire à cette douce espérance) un ou plusieurs enfants , comme ceux-ci , s'élèveront autour de nous. A ces mots , Ildegarde s'arrête; et, soit par un aimable artifice, soit par l'entraînement d'une âme sensible et émue, soit enfin qu'elle cédât à un sentiment mêlé de naturel et de réflexion , elle prend les deux enfants l'un à sa droite , l'autre à sa gauche , et les caresse avec une effu- sion de joie si maternelle, que les parents tressaillent d'attendrissement , et se sentent d'autant mieux disposés pour elle, qu'elle se montre plus affectueuse envers leurs enfants. — 0 ma voisine ! comme cette chère petite vous res- semble en beauté! dit ensuite Ildegarde en posant de nouveau ses lèvres sur les joues rosées du petit ange et les couvrant de baisers. Puis , avec une simplicité touchante , elle passe et repasse sa main sur la chevelure du petit garçon; et, l'attirant par l'une des boucles ondoyantes qui ornent son front , elle l'embrasse et lui dit : — Sais-tu que tu es tout semblable au portrait qu'un peintre fidèle m'a fait de ton père dans les jours de son enfance? Il avait comme toi des cheveux d'or bouclés , le front large , les yeux vifs. . . ILDEGARDE. 361 En parlant ainsi, la bonne lldegarde, par un mouve- ment réfléchi ou involontaire , lève un regard timide sur le chevalier, remarque qu'il se trouble au souvenir de Camille, et , ne prenant plus alors aucun détour, elle dit avec candeur quelle amertume cruelle lui cause la divi- sion des deux amis. — Chère Éline, continue-t-elle , quand même, par l'orgueil indomptable de l'un d'eux, cette discorde serait sans terme, ne pouvons-nous pas nous aimer, nous? ne pouvons-nous pas déplorer ensemble un sort si funeste, chérir nos époux , et ne point partager ces ressentiments qui blessent la justice ? Un oui s'échappe du cœur d'Élinc , et elles se pressent dans les bras l'une de l'autre. A cette vue , à ces accents , Irnand tressaille et s'émeut ; il voudrait se disculper, il voudrait prouver à lldegarde qu'il n'est nullement responsable de l'animosité qui s'est élevée entre lui et Camille. Homme étrange! il accuse ce dernier d'ingratitude , et la plainte amère qu'il exprime ne paraît pas s'exhaler de la haine, mais de l'amitié ja- louse : il ne pardonne pas à l'homme qu'il aimait de s'être choisi une idole dans une autre nation , d'avoir pu, pour des ennemis , oublier un frère si tendre , son com- pagnon d'enfance , son Irnand ! Cette situation ne peut échapper à la finesse d' lldegarde. Aussi, avec une éloquence à la fois douce et insinuante, elle peint Camille , dans ces temps passés , comme le par- tisan, abusé peut-être, mais toujours généreux, d'un drapeau séduisant; comme un guerrier noble et dévoué, qui croyait tout immoler à la vertu, jusqu'aux délices les plus chères de l'amitié. Elle dit avec quelle ardeur cette amitié existe toujours dans le cœur de Camille , 362 ILDEGARDE. combien il soupire après les jours de paix où son Irnand adouci l'aimera de nouveau ; elle parle du retour de son époux, du vif désir qu'il éprouvera , en revoyant les rives natales du Pellice , de hâter cette réconciliation tant sou- haitée; elle rappelle les démarches qu'il a déjà fait faire pour l'obtenir; comment il envoya sou propre écuyer, qu'Irnand repoussa. Elle n'omet pas non plus de dire les regards mélancoliques et comme fascinés que jetait Ca- mille sur le château de son premier ami , sur tel ou tel arbre marqué par un souvenir ; sur ce vallon , sur cette colline où ils se rencontraient ; sur les flots du torrent où ils avaient nagé tant de fois ; sur les glaces où ils glis- saient des heures entières, riant , se poussant , puis tom- bant au milieu de la lutte , et où enfin ils se quittaient , souvent le front couvert de sang et de meurtrissures, pour retourner dans leurs familles joyeux et triom- phants.... — Oh ! qu"as-tu fait? cher époux, s'écrie alors l'ardente Eomaine ! Est-ce là l'ennemi que tu t'étais forgé pour le haïr? Moi aussi je le haïssais, tel que tu mêle peignais; mais ce monstre , qui était à nos yeux un objet d'horreur, non, non, ce n'est pas ce bon chevalier, à qui tous les souvenirs d'enfance sont si chers , qui t'aime toujours , et qu'lldegarde n'aimerait pas avec tant d'ardeur s'il était méchant. — Serait-il vrai?., balbutie Truand, dont les yeux se remplissent de larmes délicieuses... Il m'aimerait encore?.. Ce n'est pas par dérision qu'il m'a envoyé ces froids amis qui plaidaient si mal sa cause , et ce héraut qui m'aigrissait par sa hardiesse ! . . Eh ! qu'ai-je jamais voulu, sinon d'être aimé de celui que j'aimais? Je jurais de le haïr, et je n'y parvenais pas Mais, si votre ILDEGAllDE. 363 bouté VOUS abusait, IldegaiJe ? si, tout en conservant quelque tendre souvenir de son ami, tout en l'aimant encore , pour ainsi dire , dans le passé , il le haïssait néanmoins tel qu'il est aujourd'hui? s'il osait l'appeler le vil compagnon d'hommes méprisables ? si enfin , re- gardant comme insensée votre démarche à mon château , il laissait écliapper ce cri de son àme courroucée : Je ne puis aimer Irnand! non, je ne puis l'aimer ! ! ] lldegarde parvient à dissiper des doutes si pénibles, en rappelant tel mot , tel regret échappés à Camille sur l'ancienne amitié qui l'unissait au chevalier; et celui-ci s'écrie alors : — C'est donc moi qui étais l'orgueilleux! eii bien! je dois expier mon injustice. Mon ami court loin de moi les dangers de la guerre, je vole à son secours avec toutes mes forces. 11 dit, et aussitôt il rassemble ses gens, embrasse la tremblante Éline ainsi que ses enfants , monte en selle, et part. Longtemps les deux voisines, soutenues par l'espé- j'ance, se consolèrent à Tcnvi, et se visitèrent tour à tour en attendant l'arrivée des deux seigneurs , ou du moins celle d'un messager qui leur apportât de leurs nouvelles; cependant l'une et l'autre, dans les moments solitaires qu'elles passaient au fond de leurs cbàteaux , s'abandonnaient secrètement aux plus vives inquiétudes, et pleuraient avec angoisse. — Oh! pourquoi ai-je coiniu lldegarde? disait alors Éline en frémissant ; elle sera peut-être la cause funeste de la mort de mon seigneur ! . . — Mon Dieu , s'écriait de son côté l'épouse de Camille, sauve mon bien-aimé, ou, si lu veux me le ravir, fais que 364 JLDEGARDE. bientôt je le suive dans la tombe, et que pour moi Éline ne reste pas veuve , que pour moi ses enfants ne restent pas orphelins î Enfin Finconsolable Éline ne résiste plus à la violence de ses regrets. Un soir que, suivant sa coutume, elle était montée avec Ildegarde sur la crête de la colline , d'où la vue s'étendait sur une plus grande partie de la route sablonneuse que devaient suivre les deux amis ou leur messager, n'apercevant rien venir encore, tout à coup elle éclate en sanglots déchirants, puis, pressant ses enfants dans ses bras , elle repousse les témoignages d'affection que son amie cherche à lui donner. — Va, malheureuse, laisse-moi, lui dit-elle, laisse-moi à mes enfants ! Tu leur as enlevé un père , et à moi , celui pour lequel j'avais quitté sans tristesse la terre chérie de mes aïeux ! Je ne puis vivre sans lui ; quel sera donc le sort réservé à ces pauvres petites créatures délaissées, lors- qu'un fer meurtrier les aura privées de leur père , et que la douleur viendra aussi leur arracher leur mère ? Oh ! l'inimitié d'Irnand pour ton funeste Camille était écrite dans le ciel ! Maudit soit l'instant où , inspirée par un conseiller infernal, j'ai marché joyeuse à ma ruine! maudit soit le nom de sœur que je t'ai donné ! A ces plaintes furieuses, Ildegarde gémit, sans pouvoir trouver une parole qui apaise la douleur d'Éline ; vaine- ment elle essaye de lui donner de nouvelles marques d'affection; toujours repoussée plus durement, toujours plus accablée d'amers reproches , elle respecte le déses- poir de son amie , et descend tristement derrière elle la colline, comme une suivante grondée qui pleure et n'ose répondre. De temps à autre , cependant , elle s'arrête , et prête une oreille attentive , en jetant au loin ses regards ILDEGARDE. 365 dans la vallée, où il lui semble qu'une voix se fait entendre! mais, hélas! ce n'est que celle du laboureur, qui , ramenant ses bœufs , marche gaiement auprès de sa vieille mère , chargée de quelques bottes d'herbes , et de sa robuste compagne , portant avec légèreté un fardeau plus lourd de grosses racines. Les jours suivants, Éline, toujours furieuse, continua de se rendre sur la même colline, suivie de la bonne lldegarde , qu'elle ne cessait plus d'outrager, et , après le coucher du soleil , elle rentrait dans son château , folle de colère et de douleur. Enfin, un jour que, comme de coutume, l'une et l'autre , réunies au même lieu , se consumaient d'impa- tience et d'inquiétude , en jetant d'avides regards sur la vallée, un bruit lointain se fait entendre. Aussitôt le chien qui les accompagne dresse ses oreilles velues , pousse un aboiement extraordinaire , et s'élance impé- tueusement à travers les prairies , franchissant les haies épaisses , les larges fossés , les rochers à pics ; puis , dis- paraissant et se taisant par intervalle, sans s'arrêter, il aboie de nouveau. — Ce sont eux ! ce sont eux ! s'écrient à la fois les deux femmes , palpitant tour à tour d'espérance et d'anxiété... Mais si aux soldats qui reviennent , manquait un des deux chefs, ou peut-être l'un et l'autre? Doute effroyable!... Malheureuses! qui nous tirera d'incer- titude?.. Et en même temps , dans une agitation fébrile , elles précipitent leurs pas vers la plaine , où bientôt elles croient distinguer le bruit que fait un coursier dans sa vitesse. . . Ce bruit redouble ; il leur semble que c'est celui de deux , et non d'un seul coursier. — Ah ! que ce soient 366 ILDEGARDE. ceux des deux barons ! iMais un épais nuage de pous- sière les empêche de rien distinguer... Enfin, ô joie ineffable ! elles entendent la voix de Camille et celle d'Irnand... Oui , les voilà ! ce sont eux ! Dans leur impa- tience , ils voient, ils devancent leurs troupes, ils s'é- lancent des arçons , ils embrassent leurs bien-aimées î 0 quel moment indicible ! Chacune d'elles verse des larmes délicieuses , et , après avoir accablé des plus tendres caresses les objets de leur vive affection, elles se jettent avec transport dans les bras l'une de l'autre. — C'est le désespoir qui m'irritait : pardonue-moi , Ildegarde ! s'écrie Éline. Et Ildegarde lui coupe la parole en l'embrassant avec toute l'effusion de l'amitié. Cependant Irnand , après avoir pris ses deux enfants dans ses bras , après les avoir couverts de ses baisers paternels , les présente à Camille , et jouit avec bonheur de la tendresse que leur témoigne cet excellent ami ; puis, pendant que tous ensemble remontent la colline, ils s'abandonnent à des exclamations , à des mots sans suite , à des sanglots , à des éclats de rire fous, s'adressent réciproquement une foule de questions dont ils n'at- tendent pas les réponses, commencent des récits qu'ils n'achèvent pas , et , au milieu de cette surabondance de sentiments et de pensées , ils arrivent sans que nul d'entre eux ait appris ce qu'il désire savoir. Enfin ils sont entrés dans le château d'Irnand ; ils s'as- seient dans la grande salle. Aussitôt les filles et les pages s'empressent d'apporter des coupes profondes , et font jaillir des bouteilles hospitalières un vin généreux , où bouillonne une écume pourprée; puis les verres reten- tissent au choc des joyeux toasts; et les barons, le cœur ILDEGARDE. 367 un peu fortifié , élevant à l'envi leur voix puissante , reprennent leur récit d'une manière plus suivie, plus intelligible. — 0 mon Ildegarde ! s'écrie Camille , quel bon génie t'inspira , te poussa , dans un moment si opportun , à renouer entre Irnand et moi le lien chéri que j'avais si follement rompu ! — C'est moi qui étais l'insensé, c'est moi qui étais le barbare , interrompt Irnand. Mais Camille lui met la main sur la bouche , et reprend : — Oui , c'est un génie propice qui t'inspira , chère Ildegarde , car j'étais perdu si la puissance de l'amitié n'était venue me délivrer. Je défis d'abord le misérable assiégeant; mais il rassembla de nouvelles bandes. En- fermé dans le château de ma sœur, j'étais chaque jour l'objet des railleries et des bravades de cet infâme. Yainemeut je faisais contre lui des sorties continuelles; les efforts de ma valeur ne pouvaient rien contre un si grand accroissement d'ennemis. Pour comble de maux , déjà les vivres et les armes nous manquaient ; déjà toutes nos espérances étaient perdues , et l'horrible tourment de la faim poussait nos soldats à la désertion, et tout le monde finit par s'écrier : — Rendons-nous! rendons- nous ! Le brigand d'ailleurs promettait la vie à tous les assiégés , excepté à ma sœur, à ses enfants et à moi. Employant tour à tour la menace et la prière, je haranguais les perfides qui voulaient ouvrir les portes de la forteresse : — Jusqu'à demain, ingrats , leur disais-je , jusqu'à demain retardez votre trahison. A ma voix , un reste de pitié et de respect ébranla le cœur de la plupart d'entre eux. — Eh bien ! 368 ILDEGARDE. jusqu'à demain donc, s'écrièrent-ils; mais si avant l'aurore Dieu n'opère pas un miracle en votre faveur, il faudra que nous cherchions à nous sauver. 0 quelle épouvantable nuit ! quelles heures rapides ! Comme il était affreux, le son de l'airain qui les marquait ! Comme l'approche de l'aurore nous semblait désespé- rante ! Quelle terreur muette sur la figure de ma sœur et de ses enfants, et combien elle contrastait avec la dignité que nous mettions dans nos discours pour nous préparer au supplice dont nous étions menacés ! En ce moment funeste, je me disais en moi-même : Ah ! que n'ai-je su me conserver toute la vie l'amitié de mon Irnand ? Mais , ô prodige ! tout à coup nous entendons un grand bruit en dehors des murailles. Que sera-ce? C'est un combat ! Et avec qui? — C'est la main de Dieu! c'est la main de Dieu 1 s'écrient mes soldats. Dans leur repentir, ils implorent à mes pieds leur pardon, en renouvelant leur serment de fidélité ; je les pousse à une sortie vigoureuse, et durant plus d'une heure nous faisons un effroyable carnage de nos ennemis. — Ah ! si tu ne m'avais forcé à admirer tant d'impé- tuosité et de valeur, interrompt Irnand, ces mêmes ennemis me battaient; car déjà un grand nombre de mes gens prenaient la fuite ; déjà le désespoir s'emparait de moi : ton attaque mit le désordre dans l'armée des assaillants, et c'est à toi que je dus mon salut. C'est ainsi qu'en rappelant mutuellement leurs ex- ploits les deux chevaliers se renvoient tour à tour les éloges. A la fin Éline s'écrie : — C'est Ildegarde qui mérite toutes les louanges ! fléchissez le genou devant elle , et baisez-lui la main. ILDEGARDE. 369 Aussitôt les chevaliers fléchissent le genou , baisent la main d'Iklegarde , et lui demandent comment ils devront expier leur haine et leur fureur passées. L'épouse de Camille leur impose alors pour pénitence de célébrer dans les deux châteaux une fête annuelle , que l'on appellera la fête de l'Amilié, et dans laquelle les trou- badours devront dire combien de calomnieux soupçons enfante la colère , combien les faux amis accroissent les divisions par leurs détours, et quelle puissance exerce la femme qui sait intercéder auprès des cœurs ulcérés. — Et de moi, pour mon injuste colère, quelle péni- tence exigez- vous ? demande à son tour Kline, en joignant les mains d'une manière suppliante et en s'agenouiliant aussi devant lldcgarde. — 0 ma bien-aimée , répond cette dernière , qu'il me soit permis , si j'ai des enfants , de les appeler ïrnand ou Eline, et que le premier lils qui te naîtra porte le nom de mon Camille. 'IX D'il.DHC.AHDl- 21 LETTRES INÉDITES ! LETTRES INÉDITES SILYIO PELLICO A madame de B"*. Turin, 21 juin I83i. Madame Il faut qu'il y ait en vous une bonté extrême pour croire rendre hommage à une grande vertu en m'écrivanl. Je vous assure, Madame, que je rougis d'être si favorable- ment jugé par ceux à qui mes longues souffrances ont inspiré de la sympathie et de l'indulgence pour moi. I^la résignation dans le malheur vous parait plus méritoiie qu'elle ne l'a été. Ce n'est pas étonnant que l'on lâche de se résigner à la volonté de Dieu, quand on a le bonheur d'être persuadé de sa |)résence et de sa justice infaillible , toute pleine de miséricorde envers ceux qui le prient. Cette foi , je l'ai acquise dans les fers ; je la possède , mais 374 LETTRES INÉDITES. non par mes mérites ; ce fut un don de Dieu. C'est lui seul qu'il faut admirer et bénir . Quant à ce que vous nommez ma bienveillance universelle, ma charité, hélas! c'est en- core une illusion de votre imagination généreuse : il n'y a pas de jour que je ne me sente sévère et égoïste. Vous désirez , Madame , quelques détails sur ma posi- tion actuelle. Elle est heureuse : mon père et ma mère vivent et m'aiment; je les aime aussi beaucoup. jMes deux frères n'ont pas été comme le frère de l'enfant prodigue, qui fut peiné de son retour; ils se s(mt réjouis de me re- voir, ils s'en réjouissent chaque jour; ils me comblent d'amitié. J'ai une sœur excellente , qui ne demeure pas à Turin, mais qui vient nous voir, que nous allons voir. J'ai un petit nombre d'amis respectables et aimables. J'ai tout ce que j'ai désiré , car je n'ai jamais convoité des ri- chesses, et leur privation ne m'afflige pas. Ma santé est faible , mais patience ! elle est cependant moins mauvaise qu'elle n'était au Spielberg. Je partage mon temps entre la littérature, la société et un peu de prière. Je ne suis pas très-attaché à la vie , et néanmoins je jouis d'exister. Vous êtes donc de Lyon, Madame, ainsi que M. votre mari? J'ai passé de beaux jours dans votre ville ; son sou- venir m'est toujours cher. Agréez mes sentiments de reconnaissance pour les té- moignages d'indulgence que vous me donnez; mais, si vous voulez être juste, diminuez de quelques degrés l'es- time que vous daignez m' accorder. J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, votre très-humble serviteur, SiLvio Pellico. Nota. Dans le cachet de la lettre originale se trouvait gravée cette devise latine : Credo, spero. — Je crois, j'espère. LETTRES IINÉDITES. 375 A la même. Turin, 17 septembre 1834. Madame , Voulez -vous bien vous charger de faire parvenir à MM. les rédacteurs du Conseiller des familles la réponse que je leur adresse? Je sais que ce sont des hommes très- estimables. On m'a surtout parlé de M. d'E*** comme d'un ami fort zélé de la religion et de la morale. Je suis enchanté que l'aimable demande que ces Mes- sieurs m'ont faite ait été pour vous , Madame , une occa- sion de m'honorer de quelques lignes. 11 y a tant de bonté dans vos expressions ! Je vous en suis bien reconnaissant. Mes parents sont touchés de ce que vous dites de bien- veillant à leur égard et des salutations que vous daignez leur faire ; ils vous présentent leurs devoirs. C'est aujourd'hui le jour solennel où , après dix ans d(3 captivité, j'eus le bonheur de revoir ce père et cette mère si aimants et qui avaient tant souffert à cause de moi. Que Dieu a été bon de me rendre à eux! qu'il est bon de me les conserver encore! Yoilà quatre ans que je jouis de ce bonheur; vraiment je ne crois pas qu'il y ait de mortel plus heureux que moi. Ah! pourtant, je le se- 376 LETTRES IINÉDITES. rais bien plus si tous mes compagnons de fers étaient en liberté ! Il y en a encore neuf au Spielberg. Que Dieu leur fasse miséricorde! Vous qui êtes si bonne, veuillez aussi prier pour eux. Le malheur que vous avez eu, Madame, est l'un de ceux pour lesquels le monde n'a point de consolation à donner. Je vous plains de tout mon cœur; mais une fille au Ciel n'est cependant pas un trésor perdu ! vous le retrouverez. Offrez ce grand sacrifice à Celui qui peut donner de douces larmes à la douleur et qui attache toujours des bénédic- tions aux peines qu'il nous envoie. Je vous prie de présenter mes respects cà M. de B*** et d'agréer l'assurance de mon estime la plus parfaite. Votre très-humble serviteur, SilvioPellico. A 11. le comte île B*". Turin , 12 mars 1840 Monsieur et très-cher ami , Votre souvenir n'avait jamais cessé de m'être cher, jugez avec quelle émotion j'ai reçu votre lettre, avec (luellcs larmes j'ai lu la notice sur ce fils si bon et si saint, dont le Seigneur a voulu de vous le sacrifice. Que LETTRES 1 INÉDITES. 377 de malheurs vous avez essuyés ! Je vous remercie de m'a- voir fait part de ce qui s'est passé dans votre vie si rem- plie de douleurs et de bénédictions. Vos trésors sont deux enfants au Ciel , d'autres charmants enfants sur la terre , leur excellente et digne mère , une tante qui est un ange pour vous, tous objets de tendresse qui vous appartien- nent. 3Iais ces richesses toutes de l'àme sont les seules qui vous restent ! hors de là , vous n'avez eu , vous n'avez que des croix. Je prends la plus vive part à vos peines, et je prie Dieu de tout mon cœur de vous les adoucir en rendant la santé à madame de B***, à qui je présente ici mon respectueux hommage; je prie aussi Dieu de soute- nir votre santé , de l'améliorer, de faire prospérer mes- sieurs vos fds , de bénir toute votre famille et cette si bonne, si excellente madame de V***, qui vous aime comme une mère. Yeuillez me mettre à ses pieds et lui dire que je me recommande à ses saintes prières; je n'ou- blierai ni elle, ni aucun de vous dans les miennes. — Dieu m'a aussi visité par de longues douleurs; aimons et bénissons sa volonté adorable ! Nous lui sommes tous re- devables de tant de grâces ! et , quoique nous n'aimions pas les croix , car nous sommes faibles , ce Père miséri- cordieux ne nous les envoie que parce qu'il nous aime. Tantôt il conserve , il épure par ce moyen la vertu la plus constante ; tantôt il triomphe par là de la légèreté et de l'ingratitude des âmes les plus coupables. J'étais dans cette malheureuse catégorie. Ma jeunesse n'avait été que délire , orgueil , vaine philosophie , fluctuation d'une doc- trine à l'autre, confiance dans ma misérable intelhgence. Dans cette folle activité de mes pensées mondaines, le temps me manquait pour réfléchir, pour sentir Dieu. 11 me fallait des jours de prison , dix années de tombeau. 378 LETTRES INÉDITES. Dans cet affreux repos j'eus le temps de démêler la vé- rité, d'aimer sa beauté divine. Je ne saurais assez louer le Seigneur; sa colère apparente n'était qu'amour. — Il m'accorda ensuite la grâce de revoir mon pays et mes bien-aimés parents. Je possédai encore six ans ma mère, sept ans mon père. Ces âmes saintes m'ont béni en mou- rant. 3Ion plus vif désir est de les rejoindre , car je suis fatigué de la terre et bien souffrant. Madame de R*** vous aura envoyé quelquefois le bonjour de ma part. Quoique j'aie cinquante-un ans, qui me pèsent comme un siècle, j'ai encore le même cœur, qui était si touché de cette bonté toute caractéristique de la maison de B***. Je me vois encore à la Croix- Rousse , dans ces années déjà si éloignées , où nos imaginations riantes savaient si peu ce que sont les grandes tribulations de la vie. Nous rever- rons-nous au Ciel? Le plus grand nombre de nos com- pagnons de pèlerinage ont déjà été jugés pour toujours ! 11 y en a quelques-uns dont le salut est pour nous plus que de l'espérance. Votre enfant est de ceux que Dieu a certainement couronnés. Pleurons-le, mais saintement , remerciant Dieu des vertus qu'il lui a données pour son bonheur. Je vous rends grâces de la notice que vous m'a- vez envoyée ; je la conserve précieusement. Elle peint bien cet ange si digne d'être regretté , mais si digne aussi d'un monde meilleur que le nôtre. — Il attirera , n'en doutez pas , des bénédictions sur chacun de vous. — Prions pour lui , puisqu'il le faut ; mais vous avez tout lieu de croire qu'il vous protège déjà dans le séjour des élus. Oh ! que je voudrais vous consoler ! — Hélas ! les paroles de l'homme sont impuissantes, stériles. Il n'y a que Jésus-Christ, le Dieu de toute consolation, qui puisse nous soutenir, nous fortifier par les prodiges de sa charité divine. Recourons LETTRES INEDITES. 379 à lui. — Aimons, supplions sa sainte Mère de nous ap- prendre à l'aimer. Adieu, Monsieur, adieu , cher ami, puisque vous m'ho- norez de ce nom. Tâchons mutuellement de nous aider par nos prières. — Je vous enverrai le livre que vous avez l'aimable bonté de me demander. Je désire vivement que vous puissiez me dire que la santé de madame de B*** s'est rétablie, que la vôtre l'est aussi. — Je vous em- brasse, ainsi que vos chers enfants. Faites agréer mes humbles respects à leur excellente mère et à madame de V***. — Merci encore, mille fois merci de ce que vous m'honorez de votre souvenir presque fraternel. Je suis et serai toujours votre dévoué serviteur et ami , SiLvio Pellico. Au même. Turin, 5 mai 1840. Monsieur le comte et bien cher ami. Ce digne et cher M. de B*** était si bon pour tout le monde, si bon pour moi! Je l'aimais. Je joins de tout mon cœur mes prières aux vôtres; chaque jour au pied de l'autel je me souviendrai de son âme , des âmes de ceux qui vous ont appartenu. Je vous remercie de vos 380 LETTRES INÉDITES. prières pour mon pauvre père. Sanctionnons notre sainte amitié..., je voulais écrire ancienne, et ma plume a écrit sainte; pourquoi ne le serait-elle pas? — Sanctionnons notre amitié en demandant réciproquement à Dieu sa grâce entière pour tous ceux de nos parents ou amis qui seraient encore en purgatoire. Souvenons-nous-en à la messe au Mémento des morts. — Monsieur votre oncle était arrivé à un grand âge. Il me semble que nous étions hier à ses côtés , et plus de trente années se sont écou- lées. — Quelque usées que soient les réflexions sur la ra- pidité du temps , c'est une pensée qui me frappe toujours davantage. Elle n'est pas sans tristesse, mais j'y trouve des consolations , j'y trouve Dieu. La vie est bonne puis- qu'elle nous vient de lui , puisque nous y apprenons à l'adorer. Bénissons - la , aimons -la; mais bénissons, aimons aussi cette douce éternité qui vient si vite mettre un terme à notre épreuve, à nos déchirantes douleurs. — Ce n'est pas que je ne craigne l'enfer, je le crains , et cependant , grâces à Dieu , l'espérance est plus forte , beaucoup plus forte. J'ose vous avouer, mon ami, que le sort de ceux qui meurent en bons catholiques a pour moi un charme qui adoucit prodigieusement la tristesse que j'en ressens. J'aime alors à penser que les années sont ra- pides , que mon jour approche, je désire ce dénouement sublime, éternel, divin. Ah! priez Dieu qu'il n'y ait pas présomption de ma part, qu'il n'y ait pas non plus las- situde pusillanime de la vie , désir de ne pas boire si longuement le calice. Que la volonté de notre Père s'y accomplisse, et non la nôtre ! — Je n'ai pas encore vu les lignes de M. de G***, dont vous me parlez. Son indul- gence à mon égard est excessive ; je lui en sais gré , je lui dois la bonne lettre que vous m'avez écrite, et qui m'a LETTRES ITN ÉDITES. 381 fait tant de bien j car il y a assurément quelque chose de fraternel entre ces deux amis de la Croix-Rousse , appelés à se rencontrer pour s'aimer, appelés à tant souffrir, à se plaindre mutuellement, à se chercher de nouveau, à s'échanger le nom de frère , à s'appuyer sur les prières l'un de l'autre. Tout ce que vous me dites m'est cher ; je vous en re- mercie. Que j'aime cette vénération filiale que vous portez à cette bonne madame de V***, que je révère aussi ! Mettez-moi à ses pieds à côté de vous. Demandez à sou âme de mère quelques prières, quelques bénédictions aussi pour moi. Je prie le Seigneur de vous la conserver et de la combler de grâces , ainsi que tout ce qui l'en- toure. Mes humbles hommages à madame de B***. J'embrasse vos cinq enfants et leur père. Puissiez- vous tous avoir des jours plus heureux ! Je le souhaite de tout mon cœur. Je joins ici la petite étiquette; dans la demande que vous m'en faites il y a un trésor de bienveillance que je sens. — Adieu. Yisitons-nous souvent en Jésus-Christ. Je suis bien sincèrement votre ancien serviteur et ami , SiLvio Pellico. 382 LETTRES liNÉDITES. An même. Turin, i4 décembre 1840. Monsieur le comte et biein cher ami, Depuis que jai reçu la triste nouvelle de la perte que vous fîtes de madame votre sœur, j'ai voulu bieu des fois vous exprimer la part que j'y pris. Tantôt je comptais sur des occasions qui me manquèrent , tantôt j'étais con- damné au silence par ma mauvaise santé. Je tombai malade à Acqui; je me remis à Turin , mais comme on se remet quand on a peu de force et des douleurs qui se succèdent. Souvent la respiration me manque , et je me croirais à ma fin. Je me recommande à vos prières , non pour vivre ici-bas , mais pour apprendre à souffrir et à mourir, conformément à la sainte volonté de Dieu. Je me souviens sans cesse de vous , Monsieur, que j'aime comme un frère. Je prie pour vous, pour votre respectable fa- mille, pour ces âmes chéries que vous avez vues disparaître de la terre. Ah! que je voudrais que, après avoir été éprouvé par tant de malheurs , vous eussiez de grandes consolations ! que je voudrais que la fortune sourît au moins à vos enfants! Leur bonheur serait le vôtre. Je suis toujours en peine à l'égard de madame de R***, dont je n'ai pas de nouvelles. Vous me disiez. Monsieur, qu'elle était malade, j'espère que Dieu lui a rendu sa santé. Ces inondations affreuses doivent avoir été aussi pour elle un grand sujet de frayeur et d'inquiétude. Je vais lui écrire ; LETTRES INÉDITES. 383 je désire tant qu'elle n'ait pas essentiellement souffert de cette calamité. Adieu, Monsieur. Yeuillez présenter mes respectueux devoirs à madame la comtesse de B*** et à cette excellente madame de Y*** , que je ne saurais oublier. J'embrasse vos dignes et chers enfants. Bonne année , bonnes années ! Beaucoup de bénédictions ! Embrassons- nous quelquefois au pied de la croix , jusqu'à ce que nous nous retrouvions au Ciel , pour ne plus nous quitter. Votre très-humble et très-affectionné serviteur, SiLVIO Pellico. Au même. Turin, 30 septembre I84i. Monsieur le comte et bien cher ami, Votre bonne lettre m'est arrivée au moment où je me disais : Ke ferais-je pas bien d'écrire à M. de B*** pour lui prouver que je suis vivant? J'allais le faire, et je le fais avec infiniment plus de plaisir, ayant une lettre de vous sous mes yeux. Que vous êtes bon, Monsieur! que vos expressions me touchent ! C'est bien toujours ce même M. A*** que j'aimais à la Croix-Bousse, tout cœur, tout ùme ! La fausse nouvelle de ma mort a été un quiproquo pris à Milan. Quelqu'un parla du décès de mon pauvre frère Louis , arrivé il y a sept mois. On crut 384 LETTRES INÉDITES. qu'il s'agissait de moi , qu'il s'agissait d'une mort ré- cente ; on s'empressa d'en publier la nouvelle ; le comte Porro la crut; il en écrivit quelques mots à un de ses amis. Yoilà comment cela devint une affaire d'articles nécrologiques. J'y ai gagné : quelques âmes excellentes , surtout la vôtre, m'ont nommé avec regret. Vous, Monsieur, madame de B***, madame de Y***, vos enfants, madame de R***, je suis sûr que vous avez tous prié pour moi avec une grande charité. Ce trésor de prières n'est pas perdu ; il m'attirera des bénédictions , des secours pour ce reste de vie que Dieu m'accorde encore ; il m'ob- tiendra la grâce de bien mourir. Je vous en remercie ; je voudrais bien savoir prier efficacement pour vous tous ; je le fais de mon mieux. Dites-le à ces dames , afin qu'elles daignent continuer à se souvenir de moi aux pieds du divin Sauveur et de sa très-sainte mère ; dites-le à vos chers enfants. Je vous aime tous. — Vous me parlez d'une autre nouvelle bien plus triste qui vous a troublés ; je partage votre joie de ce qu'elle est fausse. Il est des vies précieuses pour la conservation desquelles il est juste de faire des vœux ; mais l'amitié que vous me portez vous trompe à mon égard. Je suis un poids inutile sur la terre , un être de nulle importance , de nulle conséquence. Ne demandez pas à Dieu la prolongation de mon existence ici-bas; pourquoi une feuille qui ne produit rien ne tomberait -elle pas en automne? Demandez seulement que j'accomplisse la volonté de Dieu, et que nous ayons le bonheur de nous revoir là-haut , quand par sa miséri- corde nous serons tous transformés en quelque chose de bon. En pensant au grand nombre d'àmes qui se perdent éternellement, je crains la mort; cependant j'avoue que le plus souvent mon espérance surpasse mes craintes. LETTRES INÉDITES. 385 Elle est fondée sur tant de gag:es de la bonté divine ! Notre sainte Eglise nous aide de tant de manières ! Je tâche de me préparer à ce passage; voilà la demande que je vous prie de faire : que je m'y prépare bien , que j'ap- prenne à aimer notre adorable Sauveur, que j'expire en l'aimant. Ma santé est faible , mais je n'ai pas de grandes souffrances. I^Ion sort est aussi heureux que je pourrais le désirer dans ce monde. Madame la marquise de B***, qui me donne depuis neuf ans une généreuse hospitalité, est une sainte ; elle passe sa vie à servir Dieu , à fonder des établissements, à les vivifier par son zèle, à exercer sa charité de mille façons. Pourquoi Dieu m'aurait-il mis dans cette atmosphère de vertus , si ce n'est pour m'at- tirer à lui? C'est là une de mes grandes raisons pour beaucoup espérer. Adieu, mon ancien ami ; je vous prie de présenter mes hommages à madame de B***, à madame de V***, que j'oserais aussi appeler mon ancienneamie. Je n'ai pas l'honneur de connaître madame la comtesse de A'***, votre nièce; je lui suis infiniment reconnaissant d'avoir aussi prié pour moi ; veuillez aussi me mettre à ses pieds, .l'embrasse vos deux enfants, je vous embrasse. Pour- quoi M. de B***, qui visite les Allemands et les Belges, ne viendrait-il pas un jour voir les Italiens? Que je le verrais volontiers, lui et son frère! que je vous verrais tous volontiers! Si j'avais plus de santé, un des pèleri- nages que je ferais encore, serait d'aller jusqu'à Lyon. Vous y viendriez voir madame de B***. N'est-ce pas un beau rêve? mais c'est un rêve. Je ne puis plus voyager, tout réveille facilement mes souffrances , le repos m'est devenu nécessaire. Adieu encore; je finis par ces mots que j'ap- pris d'une àme sainte : Aimons Dieu, aimons-nous. SiLvio Pellico, 25 386 LETTRES INÉDITES. An même. Turin, 24 juillet 1845. MO^' BIEN CHER AMI, M. P*** m'a apporté hier votre lettre , nous avons causé de vous, de madame la comtesse de B***, de vos bons et beaux enfants. J'ai été enchanté de voir quelqu'un qui vous connaît et qui vous aime. Je suis hors du lit , mais bien souffrant. Depuis quelques jours je suis à Turin; l'air de la campagne ne m'a fait aucun bien. J'ai partout de la peine à respirer. Que la volonté de Dieu soit faite ! La souffrance , la santé , tout ce qui nous vient de ce Père excellent est pour notre avantage si nous le voulons. Cette pensée adoucit mes maux et me donne même une espèce de joie dans mes infirmités. J'aime à vivre ainsi, et j'espère que j'aimerai à mourir quand mon heure sonnera. Priez Dieu pour votre vieil ami; je n'oublie ni vous ni votre chère famille. Mon esprit est bien souvent au milieu de vous. Vous aurez vu dans les journaux une protestation que j'ai faite; elle était nécessaire; car le langage d'affection avec lequel G*** parle de moi dans une éloquente dédicace pouvait faire croire que nos opinions se ressemblaient. LETTRES INÉDITES. 387 Je déplore ses préventions, j'aime tous les ordres reli- gieux que Rome a sanctionnés. G*** est un homme ardent, de bonne foi , passionné pour notre sainte religion , pas- sionné aussi pour les idées de liberté, de progrès, etc. De grands contrastes sont dans son àme. Il s'abandonne trop à sa véhémence, à sa hardiesse. Il faut prier pour ces hommes impétueux , qui peuvent faire tant de bien et tant de mal. Ma protestalion n'est point hostile, n'a rien d'offensant ? Pourquoi recourt-on si facilement aux atta- ques violentes ? Gémissons , mais ne maudissons jamais. Hélas! le jeune diacre, votre ami, est l'auteur, m'as- sure-t-on, d'un livre que j'ai lu avec peine. Que ce petit ouvrage diffère du précédent , qui était si bon ! Sous son titre il y a un ton de mépris et d'insulte qui me parait toujours une dissonance avec l'esprit de Jésus- Christ ; il y a cette logique haineuse et cruelle qui repousse; il y a exagération de jeune homme. Je n'en déduis rien de désavantageux pour l'auteur, car il exagère de bonne foi , il brûle de zèle. Je sens seulement que le langage qu'il tient ici est âpre , malveillant , irrité , tranchant. Les saintes colères des hommes mûris dans la vertu et dans la piété sont respectables , mais c'est à eux qu'il faut les laisser. L'ecclésiastique jeune ne doit pas s'armer de foudre; sa tûche est de croître en vertu, en science, en humilité, en charité, en force; cette force ne doit pas être celle de la colère, mais celle de l'amour. Vous, mon ami, qui lui êtes si attaché, dites-lui tout cela , dites Ic-lui de ma part. Votre cœur si ciu'étien , si aimant , saura lui faire un reproche qui ne le blesse pas et qui lui soit salutaire. Dites-lui que les vérités n'entrent dans les âmes qu'avec l'amour. Les jeunes 388 LETÏRJilS INÉDITES. saints élaieiit humbles , doux ; on n'en connaît pas d'au- dacieux, de grondeurs. Les paroles de sarcasme et de malveillance sont malheureusement accréditées , surtout en France ; cela ne sied guère aux hommes mûrs , cela sied encore moins à la jeunesse. J'ajoute que cela ne sied guère à des philosophes, et sied encore moins à des catholiques. 11 me semble même que maintenant que les invectives et les mépris abondent de tous côtés , il y a quelque chose de trop commun à prendre cette route : la charité et l'humiUté sont de meilleur goût. N'ètes-vous pas de mon avis? Je désire que votre jeune diacre le soit aussi. Me pardonnera-t-il ma franchise? Oui, j'en suis sûr, et je lui serre la main avec amitié. Adieu , très-cher ami ; veuillez faire agréer mes res- l>ects à madame de B***. Mille choses à vos enfants. Visi- tons-nous souvent aux pieds de Jésus et de Marie. Priez pour votre SiLvio Pellico. TABLE DES MATIERES CONTENUES DANS CE VOLUME. MES PRISONS. Notice sur Silvio Pellico. Avant-propos. I. Arrestalioii h Milan.— Saiiilf-.Mar- guei'ile. II. Uclour sur le passé. III. Le réveil en prison.— Pensées religieuses. IV. Tirola. V. Les interrogatoires. — liillet sur- pris. VI. La liible. VII. Ilésignalion. — Le sourd-niuel. Vin. Suite du sourd-muel. — Chan- gement de chambre. IX. Regrets. — Inscriptions sur les murs. \. Melchiorre Gioja. XI. Les prisonnières.- Madeleine. XII. Vœux pour Madeleine. — Les voleurs. XIIL Moqueries des voleurs. XIV. Entrevue de Silvio et de son père. W. Seconde entrevue. — La prière. XVI. Silvio aïKMX'oit Pietro Maroncelli. XVII. llevue des événements possl- tdes. — Visite de Luigi l'orro. XVIII. Changement de chambre. — Regrets donnés à Madeleine. — Le duc de Normandie. XIX. Histoire du duc de Noiniandie. XX. Réflexions sur ce personnage. XXI. Respect humain. XXII. Visite nocturne.— Départ pour Venise. — .Vrrivée en celte ville. — Le mendiant de la Piazzclltt. XXIII. Prison des Plomlis. XXIV. Soucis d"un prévenu. — La Ilihic. XXV. Retour à la religion. XXVI. La fille du geôlier. — Souf- frances sous les Plombs. XXVII. Méditations de Silvio écrites sur la surface d'une table. XXVIII. Compositions littéraires. — Le café. — Zanze. XXIX. Maladie de Zanze. — Son dé- jiart. — Regrets. XXX. Tremerello. — Lettre d'un pri- sonnier. 77 79 82 390 TABLE DES MATIERES. XXXI. Attendrissement , contempla- tion, prière. — Doutes sur le pri- sonnier et sur Tremerello . 89 XXXII. Continuation d'incertitudes.— Réponse à l'inconnu. 92 XXXIII. Cet inconnu écrit une nou- velle lettre et prend le nom de Ju- lien. — Effet étrange que produit cette lettre sur Silvio. — Il la dé- chire. 9i XXXIV. Méditation sur l'inconstance des choses humaines. — Il relit les lamlieaux de la lettre. — Nouvelle résolution. 97 XXXV. Seconde lettre à Julien. — défense du christianisme. — Mot de Julien rapporté par Tremerello. 99 XXXVI. Silvio continue d'écrire à Julien et de défendre le christia- nisme. 102 XXXVII. L'apologie de l'immoralité par Julien. — Efforts inutiles de Silvio pour le convertir. 105 XXXVIII. Nouvelle lettre de Silvio. — Réponse qu'il reçoit. — Son in- dignation. — Dernière lettre. — Rupture. 107 XXXIX. Silvio bénit sa solitude. — Changement de chambre.— Regrets donnés à des fourmis et à une arai- gnée. — M. Caporali de Cesena. — Belle vue de la nouvelle chambre. — Peur du geôlier. 110 XL. Voisinage d'autres détenus poli- tiques.— Les enfants du Patriarcat. Conversation de Silvio avec eux.— Leur mère. 112 XLI. L'anniversaire; souvenirs dou- loureux qu'il rappelle. — Tristesse profonde. 114 XLII. Silvio éprouve toutes les an- goisses de la douleur. — Ses songes pénibles. — Il essaie de ne plus se coucher. — Il a des visions noc- turnes. — Ses terreurs. 1 17 XLIII. Son état d'exaltation contiune. — Il se croit abandonné de Dieu. — Il méconnaît la bonté de la religion. — Une crise s'opère en loi. — Sa guérison. 120 XLIV. Confidences de Tremerello sur des sentences déjà prononcées. — Inquiétudes de Silvio à ce sujet. 123 XLV. Il se prépare à mourir chrétien- nement. — Incendie. 123 XLVI. Nouvel incendie. 128 XLVII. Départ pour la prison de Saint- Michel. — Détails biographiques soi- Silvio Pellico. 131 XLVIII. Arrivée à Saint -Michel. — Mort du professeur Ressi. — Lec- ture de la sentence.— Commutation de la peine. 134 XLIX. Réunion de Silvio et de Ma- roucelli. — Retour à l'iucrédulité. 137 L. Lecture publique de la sentence au milieu de la Piaz-zetla. 139 LI. Silvio reçoit une lettre de son père. 141 LU. Départ pour le Spielberg. — Sur- prise agréable. 143 LUI. Accueil bienveillant que reçoi- vent les prisonniers pendant leur voyage. 145 LIV. Arrivée au Spielberg. — Descrii»- tion de cette forteresse. — Détails sur le carcere duro. 148 LV. Regrets de Silvio sur sa séparation d'avec Maroncelli. — Schiller. 150 LVl. Incertitudes sur la physiogno- monie. — Bonté de Schiller. ' 152 LVII. Visite du surintendant. 155 LVIII. Humanité de Schiller. — Arri- vée du médecin. 158 LIX. Costume des prisonniers. — Leurs chaînes. — Le comte Oroboni. 160 LX. Conversations furlives avec Oro- boni. 163 LXI. Le quart de portion. — Huma- nité de Kunda, du barbier et de Schiller. 166 LXII. Promenade des prisonniers. 168 LXIII. La femme du surintendant et ses enfants. 171 TABLE DES MATIERES. 391 177 180 LXIV. Maladie de Silvio. — Le mé- decin refuse de lui faire retirer sa chaine. — Fureur de Silvio. — Bou- tade de Scliiller. — Sa joie bur- lesque. LXV. Discussion avec Scliiller. LXVI. Silvio entre dans la prison d'O- roboni. — Maladie de ce dernier. LXVII. Les deux amis se fortilient muloellement par la religion. LXYIIL Détails sur l'emploi des jour- nées au Spielberg. 182 LXIX. Entrelien avec Maroncelli. — Progrès de la maladie d'Oroboni. 18.ï LXX. Maladie de Silvio. — Il reçoit les sacrements. 187 LXXL Réunion de Silvio et de Ma- roncelli. 189 LXXIL Les deux amis composent par ■ cœur de longs poî-mes. 192 LXXIIL Mort d'Oroboni; ses funé- railles. 194 LXXIV. Rechute de Silvio. — Soins de Maroncelli. — Son portrait. — Les deux amis craignent nnituelle- ment de se perdre. 196 LXXV. Le père Baptiste. 198 LXXVL Arrivée de nouveaux prison- niers.—Changement de promenade. 201 LXXVn. Privation de livres. — Vi- site du directeur de la police. — La messe. 202 LXXVIIL Retraite de Schiller. — Sa mort. 20."> LXXIX. Nouvelle de la Gazelle d'Augsbourg. 207 LXXX. On donne verbalement à Sil- vio des nouvelles de sa famille. LXXXL Visites de trois grands per- sonnages. — Réflexions sur la soli- tude. LXXXIL Mort d'Antonio Villa.— Dé- livrance de Solera et de Fortini. LXXXin. Réflexions sur ces deux dé- livrances. — Souffrances de Maron- celli. LXXXIV. L'amputation. LXXXV. Suite des souffrances de Ma- roncelli. LXXXVI. Le scorbut. — Préparation à la mort. — Vaine attente de déli- vrance. LXXXVH. Détails sur l'Institut su- blime de Vienne.— Cliangenicnt de confesseur. LXXXVIIL La délivrance. LXXXIX. Départ du Spielberg.— Ar- rivée à Vienne. XC. Départ de Vienne. — Arrivée en Italie. XCI. Séjour à Mantoue.— Séparation des deux anus. XCII. Franceura (la Himiiii. XCIII. Séjour h Milan.— Silvio reçoit des nouvelles de sa famille. XCIV. Réflexions sur la dclianco. XCV. L'honinMe sergent de police. — L'amour de la patrie. XCVI. Retour de Silvio Pellico dans sa famille. 209 211 2i;» 2l.'j 217 220 225 226 230 233 235 237 239 242 243 246 DES DEVOIRS DES HOMMES. AVANT-PROPOS. 253 I. Nécessité et [uix du devoir. 2.55 IL Amour de la vérité. 256 m. Religion. 260 IV. Quelques citations. 262 V. Résolution sur la religion. 265 VI. Philanthropie cm charité. 267 VII. Estime de l'honiine. 270 VIII. Amour de la patrie. 274 IX. Le vrai [patriote. 077 3 292 TABLE DES MATIERES. X. Amour Qlial. 279 XI. Respect dû aux vieillards et aux ancêtres. 282 XII. Amour fraternel. 285 XIII. Amitié. 288 XIV. Les études. 291 XV. Choix d'un état. 293 XVI. Frein aux inquiétudes. 296 XVII. Repentir et retour an bien. 299 XVIII. Céliliat. 301 XIX. Honneur à la femme. :î04 XX. Dignité dans les affections. 307 XXI. Attachements blAmaliles. 309 XXII. Respect dû aux jeunes filles et aux femmes des autres. 312 XXIII. Mariage. 31.5 XXIV. Amour paternel. — Amour de l'enfance et de la jeunesse. 318 XXV. Des richesses. 320 XXVI. Respect au malheur. — Bien- faisance. 324 XXVII. Estime du savoir. 328 XXVIII. Amabilité. 331 XXIX. Reconnaissance. 333 XXX. Humilité, mansuétude, iiardon. 33.5 XXXI. Courage. 338 XXXII. Haute idée de la vie, el force d'àme jiour mourir. 340 CHANT Héroïque. Ildegarde "*■' LETTRES INÉDITES 373 FIN DE LA TABLE. Tours, irop. de Mame. La Bit>iiothè